• 1 Pour aller plus loin : « Beyond the Academy: Histories of Gender and Knowledge », Centaurus, vol. 5 (...)
• 2 Notamment, des thèses, des sources institutionnelles, des biographies et nécrologies ou des égo-doc (...)
• 3 Puche Amélie, Les femmes à la conquête de l’Université (1870-1940), Paris, L’Harmattan, coll. « Pri (...)

1Philosophie, histoire, psychologie ; autant de disciplines qui ont été des sciences de l’homme avant d’être des sciences humaines. C’est bien ce que le titre du dossier nous indique en employant « homme » avec un » h » minuscule. En proposant une série d’articles sur des femmes pionnières, invisibilisées en leur temps et encore aujourd’hui, ce dossier, coordonné par Mélanie Fabre, Marie Linos et Margot Elmer s’inscrit dans l’histoire de l’hors-champ1 et comble une carence en histoire des sciences, encore souvent écrite « au masculin » (p. 172). En s’appuyant sur un corpus de sources étendu2, l’enjeu central est de faire ressortir « les règles tacites qui régissent le jeu scientifique au XIX et XX^e siècle » (p. 28) en France – une époque où les femmes sont « à la conquête de l’université »3. La partie introductive expose cet enjeu ainsi que l’existence de freins systémiques qui empêchent les femmes d’accéder aux études supérieures, aux mêmes cursus ou aux mêmes diplômes que les hommes – perpétuant la domination masculine de cet espace. Finalement, bien que certaines femmes parviennent à contourner ces obstacles, cela ne leur assure pas la poursuite d’une carrière scientifique.

• 4 Ce sont pour la très grande majorité des hommes blancs européens qui ont défini l’objectivité « com (...)

2La première méthode mobilisée, les études de cas, permet de mettre en avant des parcours souvent atypiques de pionnières, ainsi que leurs stratégies ; par exemple s’orienter vers des disciplines dites féminines, tournées vers la pratique, ou, au contraire, employer des méthodes perçues comme rigoureuses. Les espaces jouent aussi dans les parcours féminins, certaines se faisant une place sur le plan transnational ou en dehors du champ académique. C’est l’une des stratégies de Clarisse Coignet (1823-1908), présentée par Mélanie Fabre, qui accède à la philosophie à l’aide d’un mentor, Alexandre Massol (1805-1875). Coignet publie parfois sans préciser son prénom et se consacre aux sciences de l’éducation – discipline perçue comme pratique et donc en accord avec sa présupposée nature féminine. Coignet ne joue pas pour autant avec ce déterminisme de genre et ne cesse de défendre l’idée que les femmes ne sont pas inférieures intellectuellement. Louise Ferté expose ensuite le parcours de Anne-Marie Grauvogel (1868-1948) qui n’a pas pu suivre de carrière philosophique, mais qui par la maîtrise de « cette discipline de couronnement » (p. 139) a pu devenir directrice d’une école normale supérieure primaire. Malgré cette réussite, on ne retrouve ni photographie dans les archives scolaires ni traces de son parcours après sa retraite – un problème récurrent lorsque l’on étudie des parcours de femmes. Marc Ratcliff et Camille Jaccard mettent en lumière trois cas de femmes qui se sont illustrées dans des disciplines encore peu reconnues dans les sciences humaines, la psychologie et les sciences de l’éducation. L’université de Genève, étant l’unique dotée d’un institut spécialisé dans ces « jeunes disciplines », devient un tremplin pour les carrières féminines. Malgré tout, les fonctions dirigeantes sont attribuées à des hommes et l’Institut Jean-Jacques Rousseau profite de la « discrimination salariale traditionnelle touchant les femmes » (p. 219). Le parcours de Adeline Daumard (1924-2003), que nous présente Daiane Machado, reflète la mobilité des femmes de sciences, rendue ici possible grâce à la reconnaissance des travaux de l’historienne4. En effet, avec sa thèse, Daumard se distingue en employant une méthode statistique, reconnue comme rigoureuse. Se conformer aux normes masculines l’amène à poursuivre son parcours au Brésil, ce qui renforce sa renommée en France. En outre, ses collègues brésiliennes obtiennent de la reconnaissance pour avoir collaboré avec une historienne « du Nord », des relations asymétriques compte tenu de leur aspect colonial. Les travaux et parcours des sept étudiantes de l’université de Bruxelles montrent également leur mobilité et leur orientation vers des disciplines pratiques. En s’intéressant aux contributions de femmes de sciences, Margot Elmer met en lumière un pan de l’histoire encore peu exploré. Ces femmes, dont les parcours ne sont pas toujours retraçables après leur passage à l’Université, sont souvent motivées par « des convictions politiques ou féministes » (p. 209) et valorisent leur nouveau statut à travers l’Europe.

• 5 Delpu, Pierre-Marie, « La prosopographie, une ressource pour l’histoire sociale », Hypothèses, vol. (...)

3La deuxième méthode employée est la prosopographie, qui permet de mettre en exergue les origines et des parcours de pionnières de façon systématique, tout en faisant ressortir des profils types5. Cette méthode est certes utilisée depuis le XIX^e siècle ; cependant, l’histoire a longtemps été centrée sur des trajectoires masculines. C’est pourquoi une telle méthode est un outil pertinent pour étudier une population jusque-là marginalisée par la discipline. Elle permet d’aller au-delà de femmes au parcours exceptionnel et met en avant les obstacles structurels qui se dressent devant les femmes dans le champ académique, scientifique ou associatif. À nouveau, le défi passe par l’appropriation d’espaces et de disciplines par les actrices, en fonction des ressources à leur disposition, qui varient selon le profil étudié. L’article de Vincent Genin expose la diversité des milieux dont proviennent les étudiantes de l’EPHE : des bourgeoises aisées, des femmes « gagnant leur vie » (p. 72) et des femmes issues de milieux populaires, dont il est difficile de retracer les « moyens de subsistance » (p. 72). Genin définit des profils types d’étudiantes de l’EPHE : la militante, l’étudiante étrangère, l’héritière ou encore la diplômée. Il met donc en avant la diversité des milieux desquels sont issues ces étudiantes et leurs profils hétérogènes. C’est en prenant l’exemple de l’ouverture de l’école de Le Play que Antoine Savoye établit deux profils types d’adhérentes à la Société d’économie sociale ou aux Unions de la paix sociale : les femmes ayant déjà une carrière et qui s’appuient sur leur réseau pour la développer et les femmes utilisant l’entrée dans ces structures comme un tremplin. Cependant, ce sont les hommes qui ont le monopole des fonctions dirigeantes. Là encore, une des différences relevées par Savoye est l’orientation pratique des femmes. Claire Saunier-Le Foll souligne ensuite comme les connaissances pratiques passent également par l’action sociale, en s’intéressant aux savoirs développés de 1890 à 1923 dans des associations de Seine-Inférieure. Saunier-Le Foll identifie deux cohortes distinctes : la première, discrète, s’investit dans des œuvres de charité traditionnelles ; la deuxième agit dans des associations philanthropiques, créées pour régler les nouveaux maux causés par l’industrialisation. Bien que des enquêtes soient menées au sein de ces associations et que les femmes apportent de nouvelles connaissances de terrain cruciales, « la valeur de ces savoirs est faible aux yeux d’une science sociale aux objectifs “normatifs” […] » (p. 136).