2L’ouvrage est divisé en trois parties, articulant normes et pratiques. L’autrice cherche à analyser « la dichotomie entre un discours majoritairement masculin concernant la construction d’un crime, encadrant les conditions d’une pratique fondamentalement féminine » (p. 32). Bien que les institutions religieuses et séculières fournissent le cadre moral, discursif et pharmacologique pour aborder l’avortement, celui-ci est entouré d’ambiguïtés sémantiques indépassables, dans lesquelles se trouvent des possibilités stratégiques de contourner la répression judiciaire. Il s’agit alors pour l’autrice de comprendre comment la criminalisation de l’avortement a façonné l’expérience des femmes qui y ont recours durant l’époque moderne, en définissant les modalités de sa pratique dans le secret.

3La première partie examine la construction de l’avortement en tant que crime, d’abord à travers les écrits théologiques, puis dans les traités juridiques laïques. L’autrice s’emploie à reconstituer les enjeux liés à la définition et à la délimitation du terme. Elle montre que l’avortement comme processus physiologique est souvent confondu avec la fausse couche ; si l’avortement est criminel lorsqu’il est volontaire, une interruption spontanée met également en jeu la responsabilité de la mère, qui peut être accusée de ne s’être pas suffisamment ménagée et d’avoir été coupable de « divertissements excessifs ; d’avoir trop dansé, ou porté des fardeaux trop lourds, etc. » (p. 82). L’autrice décrit également un continuum avec l’infanticide, notamment dans le contexte du crime de « recel de grossesse et suppression de parts » tel que défini par l’édit d’Henri II. Bien que la distinction entre le fœtus et le nouveau-né ne soit pas toujours claire, les tentatives de définition du statut du fœtus redessinent la frontière du péché ou du crime : les débats religieux se concentrent principalement sur la question du seuil d’animation, c’est-à-dire le moment où l’âme est censée entrer dans le corps du fœtus, tandis que les discours médico-légaux s’intéressent à des critères physiologiques – ils introduisent notamment la notion de « viabilité » à partir du milieu du XVIII^e siècle (p. 224).

4Outre la difficulté de définition, l’avortement est également difficile à prouver. Dans la deuxième partie, en s’appuyant sur un corpus varié et disparate de procédures judiciaires, l’autrice explore les méthodes d’investigation et les modalités de punition. Elle cherche à comprendre la difficulté de la répression judiciaire de l’acte : l’ambiguïté qui entoure l’avortement semble le rendre invisible, insaisissable pour la justice. En effet, si on peut prouver la grossesse, il est généralement compliqué d’établir l’âge du fœtus et la cause de sa perte, intentionnelle ou non. L’argument de la fausse couche est utilisé comme stratégie de défense par les accusées.

5En parallèle des affaires ordinaires, l’autrice examine quelques affaires extraordinaires : l’affaire Guerchy de 1660 constitue la seule condamnation à mort enregistrée d’une praticienne de l’avortement, faisant suite au décès d’une femme de rang élevé, la demoiselle de Guerchy, qu’elle avait fait avorter. L’autrice procède également à une analyse détaillée de l’affaire des Poisons, survenue près de vingt ans plus tard. L’enquête a mis au jour de vastes réseaux d’avorteurs et avorteuses à Paris, tout en révélant l’hétérogénéité sociale des femmes ayant recours à ces pratiques.

6La troisième partie concentre « tout l’enjeu de ce livre » (p. 236) pour l’autrice, en ce qu’elle vise à reconstituer les parcours individuels des femmes cherchant à avorter. Pour mener à bien cette analyse en dépit de la nature fragmentaire et biaisée des sources, l’historienne interprète les archives judiciaires comme des réceptacles de paroles féminines, notamment à travers les interrogatoires de femmes accusées d’avortement. Il s’agit de dévoiler leur expérience sociale et corporelle, depuis les premières suspicions de grossesse jusqu’à la décision de s’en défaire, puis de la recherche d’informations jusqu’à la possibilité effective d’avorter. Cette troisième partie est donc marquée par une étude des réseaux clandestins et des sociabilités secrètes.

7Sur le mode du « portrait », l’autrice met en lumière la représentation (changeante) des catégories de personnes impliquées dans l’acte d’avorter. La distribution de la culpabilité est liée à la considération des avortantes, avorteur/euses et partenaires comme victimes, coupables, ou complices. Le crime d’avortement concerne principalement les femmes ayant une sexualité hors mariage : dans la plupart des cas, elles sont prises dans des relations dissymétriques, marquées par une grande différence d’âge et de statut social qui rendent inenvisageable le mariage, ou des relations maritales dysfonctionnelles menant à l’adultère. L’impératif de préserver son honneur, valeur centrale dans la société d’Ancien Régime, justifie alors un recours pragmatique à l’avortement pour dissimuler les transgressions sexuelles.

9Ainsi, au croisement de la réflexion sur la punition et la sexualité, on perçoit, bien que ce ne soit pas explicitement formulé dans l’ouvrage, un fil conceptuel foucaldien. Au-delà des références sporadiques à Surveiller et punir, la tension entre savoir et pouvoir émerge comme un thème central. Le pouvoir est décrit comme punitif et répressif, mais aussi comme productif, dans la mesure où il surveille (déclarations de grossesse), contrôle (preuves expertales), tolère et incite (à travers la norme sexuelle et reproductive du mariage). En outre, l’autrice ne s’intéresse pas uniquement au pouvoir central, mais également aux pouvoirs locaux exercés par les curés, les avorteurs et avorteuses, les voisins et voisines, etc. Bien qu’une perspective philosophique ne soit pas essentielle à un travail d’histoire, elle permettrait d’approfondir et ordonner certains enjeux conceptuels déjà clairement évoqués.