• 1 Sur cette question, voir notamment Louis Marieke, Maertens Lucile, La dépolitisation du monde, Mont (...)

1Le livre de Benoît Martin analyse de manière très détaillée comment l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) fabrique les statistiques internationales qu’il utilise dans le cadre de sa mission de contrôle international des drogues et de prévention de la criminalité. À travers cette étude de cas, il cherche à comprendre le fonctionnement des organisations internationales (OI) en se fondant sur le constat que les statistiques sont l’un des outils majeurs de la coopération internationale qu’elles tentent d’instituer. Son objectif est également de contribuer aux réflexions sur le rôle joué par les discours experts dans la neutralité apparente des actions menées par les OI1. Pour ce faire, Martin a réalisé une enquête de terrain (notamment des entretiens semi-directifs) et consulté les écrits des acteurs de cette production de statistiques dans les années 2010. L’UNODC y est abordée à la fois par la sociologie des relations internationales – l’office est alors analysé comme un acteur de la sphère internationale et comme un lieu d’échanges entre experts, États ou ONG – et par la sociologie de la quantification.

• 2 Parmi les rares études sur cet aspect pourtant crucial de la quantification, voir Schalkowski Nicol (...)
• 3 Desrosières Alain, Pour une sociologie historique de la quantification. L’argument statistique I, P (...)

2À l’exception d’un premier chapitre historique et d’un ultime chapitre comparant les statistiques de l’UNODC avec celles d’autres institutions, le livre de Martin suit les étapes successives de la production de données internationales. Il décrit d’abord le fonctionnement de l’organisation et les individus à l’origine des savoirs chiffrés. Comme il l’explique, la double activité du secrétariat – la drogue et le crime – tout comme un déséquilibre favorable à la première impactent le processus d’élaboration d’une expertise internationale uniformisée. De fait, les États accordent la priorité à la production de statistiques internationales sur les drogues aux dépens de la criminalité, considérée comme relevant avant tout de la politique intérieure. En outre, ils s’avèrent dominer largement le choix des politiques internationales mises en place par l’UNODC pour gérer la consommation de drogues (majoritairement répressives) et la prévention des crimes. La décision même de quantifier se révèle être, quant à elle, motivée par des besoins variés. L’institution assigne aux données produites trois fonctions distinctes : connaitre un problème social, soutenir l’établissement des politiques destinées à le résoudre et estimer l’impact de ces dernières. Suivre le processus de fabrication des données montre en outre la complexité du fonctionnement de l’OI. L’un des intérêts majeurs de ce chapitre est de démontrer que, malgré la force du « couple États membres-secrétariat » (p. 102) dans l’établissement des statistiques internationales, des ONG parviennent parfois à peser sur les processus de prise décisions, par exemple en imposant la mesure des féminicides. Le livre s’intéresse également aux réseaux d’experts convoqués par l’institution pour établir les modalités du passage de la norme internationale à la quantification. Il contribue ainsi à la connaissance d’une étape sous-étudiée : les modalités du passage de la norme ou de la loi aux chiffres2. Martin dévoile entre autres la proximité sociale entre les experts, leur faible marge de manœuvre et la contrainte que représentent pour eux les formes statistiques déjà employées par les États. Si cette sociologie des acteurs (qui aurait pu être enrichie par une étude de genre) permet de saisir une partie des dynamiques à l’origine des outils de mesure, il aurait toutefois été bienvenu de détailler plus en profondeur l’établissement des conventions statistiques (notamment les catégories à dénombrer), première étape de la quantification3, par le biais d’une analyse des normes produites.

• 4 Cussó Roser, « Building a Global Representation of Trade Through International Quantification: The (...)

3Après avoir présenté le cadre de cette production de statistiques internationales et ses principaux acteurs, Martin s’attèle à décrire les différents procédés de fabrication utilisés par l’UNODC. Il explique notamment que cette production se fait principalement grâce à la compilation des données nationales, compilation dans laquelle les États jouent un rôle central. De fait, ils sont la source principale des chiffres collectés par le biais de questionnaires uniformisés et les principaux cadres des études réalisées. Ainsi que Martin le souligne à diverses reprises, les statistiques produites par l’UNODC ne sont pas des données mondiales, mais internationales. Certains États se refusant à transmettre des données sur la criminalité, selon eux signe de faiblesse, les fonctionnaires internationaux tentent en outre de combler les lacunes en s’adressant à d’autres institutions, par exemple à l’Organisation internationale du travail (OIT) pour les chiffres de la traite des personnes. Ses analyses l’amènent à constater qu’à cause de l’absence d’uniformité des données nationales, les fonctionnaires internationaux « ne font qu’arranger les données, plutôt superficiellement, et ce en dépit de l’illusion de robustesse méthodologique du dispositif » (p. 185) et que les compilations résultent souvent de leur simple « juxtaposition » (p. 193). Martin détaille ensuite une étape probablement moins connue de la « quantification internationale »4, celle de la validation des résultats par les États, des OI ou des experts. Cette étape occasionne de nouvelles tensions avec certains États qui forcent les fonctionnaires à devoir choisir entre produire une représentation précise de la réalité ou maintenir la coopération. Le secrétariat cède parfois aux demandes de modification des rapports, dévoilant l’absence d’indépendance de l’expertise et affaiblissant la qualité des données. Finalement, le livre se penche sur le rôle, qui s’avère crucial, des statistiques dans la communication de l’UNODC par le biais de l’analyse des rapports produits par l’institution, de ses conférences de presse ou de ses réseaux sociaux (notamment X). Destinés à prouver la compétence de l’institution et à la légitimer, les chiffres confèrent à ses écrits un aspect technique, scientifique, objectif, œuvrant ainsi à son apparente dépolitisation. Appuyées sur de nombreuses statistiques, les orientations politiques promues par l’institution semblent alors découler d’une simple analyse du réel, débarrassée de tout présupposé idéologique.

• 5 Sur l’internationalisation des statistiques, voir notamment Cussó Roser, « From Statistics to Inter (...)
• 6 Linsi Lukas, Mügge Daniel K., « Globalization and the Growing Defects of International Economic Sta (...)
• 7 Annuaire des statistiques du travail, Genève, Bureau international du travail, 1937, p. 211.

5Si le livre est bien structuré et très agréable à lire, des conclusions à la fin des chapitres parfois très denses auraient sans doute facilité la lecture. Il est par ailleurs permis de regretter que Martin n’ait pas discuté plus profondément les recherches existantes sur les statistiques internationales. Bien que les quelques rares études existantes sur les statistiques des OI soient mentionnées, Martin n’expose pas leurs principaux résultats. Or, l’intérêt et l’importance de ses recherches auraient sans doute été mieux valorisés si les difficultés inhérentes à l’harmonisation des statistiques nationales, étape nécessaire à leur compilation et à la comparaison interétatique, avaient été présentées5. Une réelle intégration des résultats des chercheuses et chercheurs qui l’ont précédé aurait en outre permis à l’auteur de tenir un propos plus général sur l’internationalisation des statistiques qui, en l’état, fait défaut. Il aurait par exemple pu s’appuyer sur les recherches de Lukas Linsi et Daniel Mügge dévoilant la piètre qualité des statistiques économiques internationales utilisées non seulement par les gouvernements, mais également par les agences de notation financière. Comme le montre leur étude, la publication de données sans qualités en toute connaissance de cause est alors justifiée par la volonté de donner à voir les grandes tendances de l’économie6. De manière significative, lorsque le secrétariat de l’OIT publie son premier Annuaire des statistiques du travail en 1937, les fonctionnaires de l’institution invitent également à n’utiliser les chiffres que pour avoir des indications sur les évolutions par pays et non pour les comparer7. Il n’est ainsi pas anodin, pour comprendre le fonctionnement des OI, que des statistiques internationales produites par différents acteurs à différentes périodes soient mises en circulation malgré leurs défauts. En outre, cela pose de sérieuses questions éthiques tant du côté des producteurs que de ceux et celles qui les utilisent en faisant fi des nombreux appels à la prudence.