1Camille Chamois, Quentin Deluermoz et Hervé Mazurel introduisent ce numéro thématique de L’Homme croisant l’histoire et l’anthropologie par un état de l’art du concept de « sensibilité », ensemble d’émotions, de sentiments, d’affects, de percepts qui constituent notre existence corporelle. À partir de divers travaux (sur le rapport à la nature, au soin, la question raciale...), l’article aborde la pluralité des rapports sensibles, à soi ou à son environnement. Repenser les constructions socio-historiques des sensibilités, ces produits de discours et de perceptions, implique de décentrer le regard occidental ou d’actualiser l’étude de certains phénomènes (la résistance à la douleur, les liens entre les émotions et la raison, la relation aux animaux...). Pour cela, les auteurs évoquent divers enjeux épistémologiques, tel l’accès à l’intériorité d’autrui, l’expression de ce que peut ressentir l’enquêté, ce qui relève de l’imaginaire ou du réel, etc. Aborder les sensibilités sur le long cours invite à dépasser la distinction nature/culture en replaçant les trajectoires individuelles dans leur construction socio-historique, biologique et psychique.

2Dans la première contribution, Anne-Caroline Rendu Loisel étudie l’expérience sensorielle provoquée par la rénovation d’un temple par le souverain Gudéa à Girsu, au sud de l’actuel Irak, vers -2120 à partir d’inscriptions archéologiques. La musique et l’odeur des essences végétales employées doivent attirer les dieux et signifier aux humains leurs présences. La rénovation du temple et le sentiment de protection procuré par la présence divine provoquent le bonheur du peuple. Les propriétés des matériaux (éclat, parfum...) et les chants des oiseaux confèrent une dimension divine au souverain, seul privilégié à pouvoir entrer dans le temple. L’autrice détaille ainsi trois étapes entourant le développement de ces effets sensoriels : un rêve du souverain support du projet de reconstruction du temple, qui indique les effets visuels, acoustiques et kinesthésiques à produire ; la pose de la première brique marquant à jamais, par le rituel, le sol d’une présence mythologique ; le culte divin, faisant de Gudéa un être extraordinaire par ses relations avec les dieux. L’expérience sensible est pérennisée par la mise en récit de ces évènements, aux conditions de production inconnues, mais porteurs d’un répertoire partagé invitant à revivre les sensations vécues par les dieux, le peuple et le Roi.

3Dans le deuxième article, Sarah Rey mobilise le récit de la mise à mort de Perpétue, sainte chrétienne d’Afrique romaine exécutée dans l’amphithéâtre de Carthage en l’an 203, pour interroger les croyances, valeurs, savoirs et sens communs antiques. À travers l’analyse de la symbolique des rituels et des gestes, l’autrice montre comment Perpétue, jeune matrone d’Afrique romanisée, issue de catégorie sociale aisée ayant reçue une bonne éducation, est présentée comme une croyante de bonne figure. La sainte affiche une sobriété chrétienne valorisée, ignorant la supplication de son père souhaitant qu’elle revienne sur sa foi, affichant une certaine gaieté face aux souffrances subies, se recoiffant par pudeur durant les supplices... Depuis une analyse ethnologique de la gaieté, la souffrance, le brouhaha et autres rapports aux sens mis en récit, l’autrice identifie des phénomènes sensoriels valorisés, qui, aux côtés du goût de pénitence et du mépris des richesses, promeuvent le rejet de certains codes antiques (rites polythéistes, une expressivité démonstrative, etc.) au profit de valeurs chrétiennes.

4 Dans la contribution suivante, Jean-Claude Schmitt analyse l’importance du sacré dans les réalités sociales au Moyen-Âge en étudiant le signe de croix chrétien, phénomène structurant la culture, les attitudes mentales et les sensibilités (in)conscientes des croyants. Signer est un geste identitaire effectué pour bénir et/ou éloigner le Mal d’un objet, d’une personne, d’un lieu... À partir de sources littéraires religieuses s’interrogeant sur les effets du signe de croix, l’auteur en distingue deux formes : transitive (signer un objet en face de l’auteur du geste) et réflexive (réaliser le signe manuel en s’exposant au regard public). Ces manières de signer varient selon la signification du rite, allant de la transsubstantiation du pain et du vin à la communion du chrétien avec l’Église entière. En devenant un objet codifié par l’Église, le signe de croix s’étend hors du clergé, récupéré par le peuple pour prévenir des démons, éviter le poison, les maladies... Signer dépasse alors le simple mouvement soumis à l’esprit ou la volonté de son artisan, pour devenir une extension machinale du corps, puisque la fréquence routinière rend le geste compulsif. En se dissociant, la main droite (celle avec laquelle on signe) devient un autrui pour l’individu : la réalisation du geste dépasse alors le fonctionnel ou le symbolique pour devenir une expérience sensible, doublant la vie luttant contre le Mal.

5Le quatrième article analyse les « charismes » (capacités surnaturelles de soins, de visions, de discernement des esprits...) en tant que médiation corporelle d’une psyché, une morale et une politique propres aux fidèles pentecôtistes. À partir de plusieurs mois d’ethnographie auprès de fidèles suédois, Emir Mahieddin étudie les manières dont les individus façonnent leurs sens et les fondements psycho-sociologiques de l’adhésion au culte, en mobilisant les interactions avec le surnaturel (esprits, fantômes...) comme des rapports sensibles au monde. L’auteur identifie une socialisation culturelle et corporelle propre au mouvement pentecôtiste, produite à partir de la confrontation des fidèles avec les contraintes luthériennes dominant la société et la politique de gestion des religions suédoise. Cet apprentissage repose sur une perception subjective de l’Esprit sain, une gestuelle codifiée (prières...) et des efforts de perception des pulsions spirituelles individuelles (reconnaître les esprits, les signes divins...). Sans réduire ces phénomènes sensibles à ces prédispositions, l’auteur mentionne le possible rôle de troubles dissociatifs ou de la consommation de drogues comme supports de sensibilités accrues chez les fidèles, ainsi qu’une inégale répartition selon les caractéristiques sociales des individus (niveau de diplôme, profession...).

6 À partir d’une ethnographie comparant deux laboratoires, Catherine Rémy interroge, dans le cinquième article, la nature des relations et l’expression des (in)sensibilités d’expérimentateurs humains envers les animaux subissant des expériences scientifiques. L’autrice montre comment la science s’est longtemps prévalue d’une distinction entre humains et animaux pour justifier de la moralité des expériences et de la validité des résultats obtenus. À la fin du XX^e siècle, la critique de cette pensée « dualiste » (p. 166) conduit à l’émergence d’un courant « gradualiste » (p. 168), qui catégorise les espèces selon leur proximité génétique avec l’humain. De ce courant résulte une régulation plus respectueuse des conditions d’expérimentation et d’hébergement des animaux. Identifiant l’ensemble des procédures transformant un animal vivant en un cobaye, objet d’analyses, l’autrice montre comment l’attachement envers ces derniers répond d’un compartimentage partiel des sensibilités humaines. Ce procédé est relatif à la durée de la relation inter-espèce (si l’animal est élevé sur place ou non...), le type d’expérience menée (mortelle, douloureuse...) et l’espèce animale étudiée (selon la proximité génétique avec l’humain). En favorisant l’empathie, la régulation gradualiste entre en dissonance avec la froideur émotionnelle éthique intrinsèque à une posture scientifique, et individualise la gestion de ces représentations contradictoires, entre affection pour les espèces animales et libertés expérimentales.

7Dans la sixième contribution, Wilfried Lignier invite à une lecture du rire comme pratique sensible d’expression corporelle. Formulant l’hypothèse que les sensibilités se transforment selon nos capacités à utiliser notre corps, l’auteur reprend les évolutions du sourire et du rire selon l’âge, la cause et les interactions. À partir de l’étude d’enfants en crèche ayant entre douze et quinze mois, l’auteur interroge les origines sociales et les effets sociaux du rire, dans les interactions avec les adultes, comme support d’apprentissage d’un sens social des sensibilités. Produit en réponse à divers moments du quotidien (contact physique, chute d’un objet, mouvement des bras...), le rire permet aux enfants de (dé)valoriser certaines activités pour modifier les façons dont ils sont pris en charge. Par cette expression corporelle, les enfants développent un contrôle symbolique sur leur environnement social, passant d’objet social à agent social. Des apprentissages qui varient toutefois selon les politiques publiques de la petite enfance, le type de crèche, le développement personnel de l’enfant et ses origines sociales...

8En guise de conclusion, Quentin Deluermoz, Thomas Dodman, Anouche Kunth, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet retracent la chronologie des recherches anthropo-historiques sur le concept de « sensibilité ». Produit de travaux historiques sur les sensations, les émotions ou les manières d’être au temps et à l’espace, le concept permet d’interroger les grands partages modernes entre nature et culture, raison et émotion, individu et société.... Invitant à une reprise historique du concept anthropologique de « culture », les auteurs entendent réhabiliter les travaux sur les expériences sensibles et affectives, domaines jugés intrinsèquement irrationnels par le passé. Identifier les dynamiques du sensible (tourments, souffrances, rapports à l’hygiène...) permet d’explorer de manière innovante les sociétés du passé, notamment dans la détermination des conduites individuelles et collectives. En dépassant les seules idées, raisons et intérêts, l’étude du sensible permet alors de réinterroger l’ontologie humaine sous un angle social, économique ou politique. Un moyen, selon les auteurs, de sortir des paradigmes structuralistes pour libérer les sources et les régimes d’interprétation vers une évolution de la méthode historico-anthropologique.

9En somme, ce riche dossier de L’Homme, en mobilisant le prisme des sensibilités, invite à repenser la formation socio-historique et biologique des individus en réinterrogeant les cadres conceptuels anthropo-historiques dans une perspective pluridisciplinaire tout à fait pertinente. Un recueil précieux pour quiconque s’intéresse à cette notion, dont l’appréhension invite à dépasser les frontières entre l’imaginaire et le réel pour saisir les variations de discours et de perceptions qui traversent le social.