Antoine Vauchez (dir.), Le moment régulateur. Naissance d’une contre-culture de gouvernement

Texte intégral
- 1 Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
- 2 Commission nationale de l’informatique et des libertés.
1Alors qu’une loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (SREN) a été adoptée pour mieux protéger les internautes ou organiser l’économie reposant sur l’utilisation de la donnée, on constate que son application passe par un accroissement des pouvoirs de l’ARCOM1 et de la CNIL2. On ne pouvait trouver meilleure illustration de la réflexion menée par les auteurs de cet ouvrage. Le terme de « régulation » qui en donne le titre a été introduit dans la recherche il y a une vingtaine d’années pour caractériser ces institutions très diverses qui interviennent dans des domaines de spécialisation plus ou moins larges (qu’il s’agisse de la concurrence, de la protection des données personnelles à la transparence de la vie publique) dans le cadre de politiques publiques en France. Autrement dit, la régulation est une des modalités possibles pour des interventions de l’État et des collectivités territoriales, ou en leur nom, à côté d’autres, mises en œuvre par l’administration directement ou par des entreprises publiques. Ainsi, dès l’introduction de l’ouvrage, le politiste Antoine Vauchez indique que cette démarche régulatrice relève d’un nouvel « art de gouverner » et que celui-ci est porteur d’une conception bien spécifique du pouvoir.
2Il semble nécessaire au préalable de souligner le caractère polysémique du terme. On peut aussi bien craindre qu’il s’agisse d’une notion valise englobant des modalités variées d’action publique ou que cette dénomination ne réponde qu’à un effet de mode pour présenter de manière neuve des démarches qui, au fond, ne varient peu. L’un des principaux enjeux de ce livre et des contributions qu’il réunit est de discuter cette tension : la régulation comporte des éléments originaux mais s’inscrit aussi dans la continuité de l’action menée par les pouvoirs publics depuis les années 1980. Pour comprendre et expliquer le rôle de ces nombreuses institutions créées par les pouvoirs publics pour agir dans des domaines particuliers, il faut ainsi accepter la diversité du champ de la régulation : il peut porter sur l’économie, le droit ou la politique. Il mobilise tout autant l’administration, la justice, les avocats, les consultants que les entreprises. Pour caractériser ce champ, on évoque à présent le terme de « compliance » qui montre qu’une grande partie de sa visée est de s’assurer de la conformité aux normes énoncées par les pouvoirs publics.
3S’inscrire dans le cadre régulateur, c’est pourtant interroger l’efficacité de l’action publique. Si la démarche est innovante par rapport à une politique publique déterminée par les institutions politiques puis mise en œuvre par une administration dédiée, c’est avant tout parce qu’elle s’inspire de l’agilité qu’on associe aux entreprises évoluant sur des marchés concurrentiels par opposition à la rigidité des pouvoirs publics. La régulation semble même parfois acter l’idée d’une impuissance de l’action publique car elle émerge au début des années 2000 et doit permettre de dépasser des interventions étatiques jugées de moins en moins pertinentes et opérationnelles. Les auteurs soulignent à de nombreuses reprises dans leurs contributions le rôle clé joué par la construction européenne dans l’essor de la régulation : le développement d’un marché unique, le rapprochement de systèmes variés passent en effet par un cadre plus souple et repensé qui fait appel aux parties prenantes. La régulation repose sur une logique collaborative et acte la renonciation à un État interventionniste et redistributeur. Cette logique dite command and control propre à la période de forte croissance de l’après Seconde Guerre mondiale et inspirée des théories de l’économiste Keynes ne semble plus adaptée en raison de son caractère sans doute trop mécanique et uniforme. Ainsi on assiste à un paradoxe où la montée de la libéralisation (ouverture des marchés, réduction de l’intervention directe des États dans l’économie, suppression de réglementations…) s’accompagne d’un accroissement de l’intervention publique. Les auteurs soulignent que l’action publique ne repose plus sur une solution institutionnelle clé en main, et qu’il convient donc d’en décrire les évolutions historiques.
- 3 Il s’agit du sous-titre du livre.
4La régulation est véritablement, d’après Antoine Vauchez, l’objet d’une contre-culture de gouvernement3. Elle incarne en partie l’analyse développée par le philosophe Michel Foucault en ce qu’elle repose sur des outils et des instruments particuliers d’une part (une littérature grise qui explicite la doctrine, un accompagnement des usagers du service public…) et des valeurs d’autre part. Cette nouvelle forme de gouvernement a pu naître dans des conditions très différentes pour chaque agence et chaque domaine, mais autour d’éléments communs et fédérateurs. Il s’agit le plus souvent d’autorités administratives indépendantes qui se distinguent du pouvoir administratif des ministères ou du pouvoir judiciaire des tribunaux tout en hybridant leurs logiques de pilotage des secteurs ou des marchés et de protection des droits et libertés (voir ainsi la contribution d’Isabelle Boucobza, professeure de droit public, sur l’évolution juridique de ces autorités, p. 299 et suivantes). Il y a eu ainsi plusieurs vagues telles que celles du développement des autorités administratives indépendantes, du nouveau management public ou des libéralisations… autant d’étapes qui établissent un lien fort entre réformes de l’État et renouvellement des rapports entre intérêt général et privé.
5La régulation repose ainsi, principalement, sur de nouvelles relations entre les pouvoirs publics et les mondes professionnels privés que cet ouvrage s’efforce de caractériser. La contribution du politologue Charles Thibaut évoque par exemple le cas de l’entreprise Google à travers la documentation professionnelle qu’elle produit ou que les diverses autorités en charge de sa régulation ont pu réaliser : on y constate que l’enjeu du traitement des données personnelles des utilisateurs pour les régulateurs est de faire respecter le cadre légal sous peine de sanction mais que, dans le même temps, l’entreprise participe à la définition de la règle auprès des autorités (p. 181 et suivantes). Par ailleurs, la réflexion issue des contributions ici réunies porte sur les savoirs à mobiliser pour mettre en œuvre cette nouvelle approche. On y analyse par exemple le développement des normes de déontologie qui visent à établir une véritable expertise dans les champs d’intervention déterminés, tout comme la manière dont les tribunaux encadrent et relaient l’action régulatrice.
6Cette modernité est étudiée dans la première partie de l’ouvrage, qui comporte des contributions sur des agences particulières et les connaissances qu’elles produisent. Malgré la limite évidente d’une telle approche sectorielle, on peut y percevoir l’enjeu commun : la construction de la légitimité des institutions régulatrices. Les politologues Anne Bellon et Pierre France décrivent dans cette logique l’évolution de l’agence de régulation pionnière, la CNIL, en interrogeant ses membres passés et actuels, qui passe d’une institution militante créée dans les années 1970, qui visait surtout à protéger les libertés fondamentales face à l’émergence des fichiers informatiques, à une agence plus experte et bureaucratique capable d’accompagner les entreprises pour la mise en conformité de leurs pratiques dans le cadre réglementaire national (p. 69 et suivantes). Ces différences de périmètre d’intervention nécessitent d’établir l’espace social dans lequel évoluent les agences ainsi que les formes de gouvernance qui les caractérisent. Cela fait l’objet de la deuxième partie où l’analyse des réseaux ou des relations entre parties prenantes de la régulation permet de comprendre comment leur fonctionnement s’articule avec les autres pouvoirs (judiciaire ou législatif notamment). On voit par exemple les évolutions des champs de compétences comme une réponse pour assurer la survie de l’institution dont l’existence est parfois menacée par des réorganisations, toujours opérées au nom de cet impératif d’efficacité qui caractérise la régulation.
7À travers le livre, on découvre donc les nombreux ajustements, les diverses réformes qui jalonnent le domaine de la régulation et de ses institutions. La juriste Olivia Bui-Xuan étudie par exemple la féminisation des personnels des agences de régulation sur la base d’une enquête statistique. Elles sont passées ainsi de « bastions masculins » à une quasi-parité mais avec de nettes différences en fonction des champs de la régulation, en termes de rémunération ou tout simplement pour les postes de dirigeants des autorités qui restent majoritairement masculins (p. 249 et suivantes). La troisième et dernière partie de l’ouvrage cartographie ces nouveaux acquis d’un gouvernement régulateur et montre que l’essentiel de l’action publique consiste alors à élaborer des normes à respecter qui fassent consensus entre toutes les parties prenantes d’un champ déterminé. Antoine Vauchez et Caroline Vincensini décrivent ainsi l’introduction de la notion de compliance dans la boîte à outils des autorités de régulation : il s’agit des stratégies et des procédures des régulateurs comme des régulés pour se mettre en conformité avec les règles de droit. Cette démarche permet d’impliquer les acteurs des entreprises, les prestataires de conseil autant que les membres des agences dans une logique d’adaptation aux évolutions des normes applicables (p. 321 et suivantes).
8Pour mener à bien cette étude, treize chercheuses et chercheurs ont mené des enquêtes autour de cette « mue régulatrice ». C’est grâce à cette approche pluridisciplinaire qui mobilise des politistes, des juristes ou des économistes en laissant une large place aux questions historiques et temporelles, que l’on perçoit progressivement l’évolution d’ensemble des nombreuses instances régulatrices. Chaque chapitre expose sa méthodologie de recherche et ses matériaux : on y recourt à des entretiens, des études des publications, des analyses des parcours professionnels, des discours, des observations in situ… La variété des terrains et des démarches est d’une grande richesse et permet d’élaborer une argumentation collective qui donne au lecteur des clés de compréhension historique, transversale et formelle des fonctions nouvelles de la régulation. Ainsi l’analyse de la régulation des marchés financiers réalisée par l’économiste Caroline Vincensini repose sur des entretiens avec des personnels de l’Autorité des marchés financiers et sur les publications de l’institution ou les articles de presse qui l’évoquent. On perçoit grâce à ce matériau la création d’une agence de régulation qui vise à combiner deux objectifs passablement éloignés : la protection des intérêts des épargnants et la prise en compte des acteurs du secteur en termes de compétitivité.
9Au terme de cet ouvrage, on ne peut que saluer la qualité des contributions. Le livre se lit avec aisance et curiosité. Il dévoile des évolutions disséminées et parfois à bas bruit autour d’une tendance commune sans jamais être réducteur : on peut ainsi apprécier comment la France fait face aux enjeux contemporains d’une action publique repensée autour d’agences de régulation chargées de faire valoir un intérêt général plus collaboratif et plus proches des acteurs de terrains.
Notes
1 Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
2 Commission nationale de l’informatique et des libertés.
3 Il s’agit du sous-titre du livre.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Antoine Vauchez (dir.), Le moment régulateur. Naissance d’une contre-culture de gouvernement », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 septembre 2024, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65334 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1291u
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