• 1 Illich Ivan, Le Genre vernaculaire in Œuvres complètes t. 2, Paris, Fayard, 2005 [1983], p. 252-253
• 2 Notamment formulés par les philosophes des sciences Bruno Latour, Donna Haraway, Isabelle Stengers (...)

1« Toute société a besoin d’un passé. […] Il n’y a pas de “nous” sans mythe de la création »1. Émilie Hache ouvre son ouvrage sur ces mots d’Ivan Illich. Face au désastre environnemental, économique, social et politique, la philosophe met en cause notre mythologie : « Notre société industrielle appartient à un monde qui a oublié qu’il avait besoin de se reproduire pour exister » (p. 12). Elle propose donc de mener une enquête d’« histoire de la culture, voire d’histoire de la mémoire » (p. 20) afin de retracer « […] la généalogie de la disparition du paradigme de la génération et son remplacement par celui de la production » (p. 12). Cependant, la tâche est ardue : pour renouer avec cette histoire dont nous avons perdu le fil, s’il n’a pas été volontairement coupé, il est nécessaire d’entamer un voyage dans le temps, l’espace et les disciplines, et d’adopter une méthodologie peu conventionnelle. S’inspirant des propositions de dispositifs hybrides2, l’autrice tisse, sur la même trame, les fils de l’histoire antique grecque, du Moyen Âge chrétien, de la période moderne et de l’anthropologie des sociétés matriarcales, le tout dans un cadre théorique centré autour de l’écoféminisme ainsi que de la pensée critique et écologiste d’Ivan Illich.

• 3 Citons par exemple Carolyn Merchant, Val Plumwood ou Maria Mies.

2D’emblée, l’autrice revient sur un débat fondamental à l’écoféminisme : celui des liens unissant les femmes et la nature. Alors que certaines partisanes d’un écoféminisme dit culturel revendiquent cette association en dépit des accusations d’essentialisme, voire en réponse à celles-ci, d’autres, appartenant à une branche plus sociale, s’intéressent justement à la construction historique de ce lien3. Émilie Hache s’inscrit ici dans leur lignée.

• 4 Illich Ivan, Le Genre vernaculaire in Œuvres complètes t. 2, Paris, Fayard, 2005 [1983].

3L’enquête commence en Grèce antique. L’étude des rituels religieux montre que l’analogie unissant femme et nature est une figure ordinaire des processus de génération. Celle-ci est ambivalente : tantôt valorisante, rendant compte de la puissance des femmes, tantôt réductrice, le corps des femmes étant pensé, à l’image d’un champ labouré, comme soumis à une fécondation masculine. Ce pan mélioratif s’efface cependant, alors que se resserre le lien analogique entre les femmes et la nature. Pourtant, c’est à un autre endroit que la philosophe identifie le principal enjeu de cette association. Selon Ivan Illich, les sociétés de subsistance étaient organisées autour d’un modèle de genre vernaculaire, qui suppose l’existence conjointe de deux sphères, l’une féminine, l’autre masculine, relativement hermétiques, mais complémentaires et interdépendantes dans la division du travail de (re)génération4. « La relégation du travail de la génération exclusivement aux femmes » (p. 49), écrit-elle, n’a donc rien d’évident, et il faut la lire avant tout comme le résultat d’un retrait des hommes, qui se tournent vers d’autres tâches, notamment politiques.

• 5 Federici Silvia, Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive, Paris, Entremonde (...)
• 6 Voir l’ouvrage de Silvia Federici mentionné dans la note précédente et Dorlin Elsa, La Matrice de l (...)

6Les théories chrétiennes de la création n’informent toutefois pas uniquement les discours théologiques : c’est toute l’économie de la création, qui régit le gouvernement de l’Église, qui en dépend. Cette nouvelle économie est unisexe selon Ivan Illich : tandis que dans l’oikonomia divine, plan de Dieu pour administrer ses créations, les fidèles ne sont pas sexuellement différenciés, dans l’oikonomia profane, qui désigne initialement le gouvernement (féminin) de la maison et du domaine agricole, la division du travail s’assouplit. Pourtant, une telle économie est loin d’être égalitariste. Le sexe par défaut est masculin, et les femmes n’existent qu’au travers du couple conjugal, produit des exodes ruraux et de la nucléarisation des familles5. Ainsi, elles ne remplacent les hommes qu’en se mettant au service de leur reproduction, prenant en charge les tâches les moins valorisées. À l’inverse, les hommes remplacent peu à peu les femmes dans leurs tâches les plus importantes : devenus médecins et obstétriciens, légitimant leurs pratiques par la science, ils accusent celles qui poursuivent leurs pratiques antérieures de vouloir rivaliser avec Dieu dans l’administration de la nature et des hommes, et les font condamner pour sorcellerie6. La fin du monde vernaculaire transparait également dans la langue : le neutre-masculin, l’emportant sur le féminin, efface les noms de métiers féminins et signe l’exclusion des femmes et de leur travail de l’espace public.

• 7 Graeber David, Dette, 5000 ans d’histoire, Paris, Entremonde, 2021 [2011].

8Pour Ivan Illich, le retour aux sociétés de subsistance est impossible. Quant à Émilie Hache, elle juge qu’il n’est pas non plus souhaitable : la plupart de ces sociétés établissaient des hiérarchies défavorables aux femmes dans la répartition des tâches de (re)génération. Certaines échappent pourtant à cet écueil. La philosophe propose ainsi un détour par l’anthropologie, pour se plonger dans la controverse suscitée par la description de sociétés dites matriarcales et apprendre auprès d’elles à penser une nouvelle organisation sociale. Le matriarcat porte en lui une confusion : celle de la question du pouvoir. Autrement dit, le matriarcat est-il un patriarcat dirigé par les femmes ? « Ce ne sont ni les mères ni les femmes qui sont au centre des sociétés [matriarcales], c’est la génération ou, plus précisément, la régénération […] » (p. 203), répond l’autrice. Une génération multidimensionnelle, de tout ce qui est, a été ou sera : plantes, animaux, ancêtres, un « fait cosmologique total », qui implique l’interdépendance et l’inaliénabilité de chacune et chacun. Dans ces sociétés, contrairement aux nôtres, les femmes ne sont ni échangées ni vendues7.

• 8 Amer Meziane Mohamad, Des Empires sous la Terre, Paris, La Découverte, 2021.
• 9 Mies Maria, Bennholdt-Thomsen Veronika, La subsistance : une perspective écoféminisme, Saint-Michel (...)
• 10 Dorlin Elsa, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et raciale de la Nation française, Paris, L (...)

9Pourtant, à l’aube de l’industrialisation, les corps des femmes européennes ne suffisent plus à fournir les ressources humaines et non humaines nécessaires à la production. Dans un contexte de sécularisation, l’esclavage et la colonisation permettent de remplacer, de manière quasiment illimitée, les ressources détruites plutôt que de les (re)générer8. Ils sont légitimés par des théories racialistes pseudo-scientifiques, qui naturalisent les personnes racisées comme l’ont été les femmes9. Ces dernières restent néanmoins largement mobilisées, en particulier dans la (re)production d’États-nations racisés10, au sein desquels une partie de la division sexuelle du travail est supplantée par une division raciale et le recours à un extractivisme mortifère.

• 11 Pruvost Geneviève, Quotidien politique : Féminisme, écologie, subsistance, Paris, La Découverte, 20 (...)
• 12 Ouassak Fatima, Pour une écologie pirate, Paris, La Découverte, 2023.

11L’autrice conclue en proposant de repenser la filiation et d’instaurer une adelphité de lait entre l’ensemble des humains et non-humains d’hier et d’aujourd’hui qui, nourris de la même terre, élevés par les mêmes mères, ont travaillé à la génération de notre monde et ce afin de poursuivre ce travail sous une forme communautaire plutôt que nucléaire, dans une logique d’interdépendance plutôt que d’exploitation. Cela nécessitera de repenser aussi nos manières de pratiquer la sexualité, les cultes et, surtout, d’habiter nos terres, non pour s’y renfermer mais pour s’y ancrer, comme l’imaginent également, chacune à leur manière, les penseuses Geneviève Pruvost11 et Fatima Ouassak12.