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Cédric Passard (dir.), Les idées politiques comme faits sociaux. Terrains, méthodes d’enquête, analyses

Badr Karkbi
Les idées politiques comme faits sociaux
Cédric Passard (dir.), Les idées politiques comme faits sociaux. Terrains, méthodes d'enquête, analyses, Atlande, coll. « Clefs concours. Science politique », 2024, 300 p., ISBN : 978-2-35030-933-0.
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Texte intégral

1Comment faire une esquisse de l’histoire des idées politiques sans épouser une approche chronologique ? Cette problématique est au cœur de l’ouvrage collectif dirigé par Cédric Passard. Longtemps appréhendées sous le prisme d’un découpage temporel allant de l’Antiquité jusqu’aux temps contemporains, les idées politiques sont analysées ici dans une perspective novatrice et résolument sociologique. Au-delà des auteurs canoniques en la matière, les sept chapitres qui composent cet ouvrage rendent compte des aspects marginalisés et invisibilisés dans la fabrique des idées politiques, leurs circulations et leurs mises en mouvement.

  • 1 Voir par exemple : Gaboriaux Chloé, Skornicki Arnault (dir.), Vers une histoire sociale des idées p (...)
  • 2 Skinner Quentin, Machiavel, Paris, Seuil, 2001 [1981] ; Skinner Quentin, Hobbes et la conception ré (...)
  • 3 Cette théorie conçoit certaines paroles comme relevant d’un acte en soi ; elles sont alors dotées d (...)

2Après avoir rappelé la nécessité de réhabiliter les idées en sciences politiques, l’ouvrage commence par une partie intitulée « Repères » qui pose les jalons nécessaires pour une meilleure compréhension d’un domaine en plein développement en France1. Apparue avec l’École de Cambridge, l’histoire sociale des idées politiques conçoit les idées comme des inventions théoriques indissociables de leur cadre spatio-temporel. Cet angle est présent dans les travaux de Quentin Skinner2, qui critique les fondements mythologiques du récit officiel et dénonce l’usage abusif des idées présentées par des auteurs dans un cadre étranger à la modernité – ce qu’il appelle le « mythe de la cohérence ». Cette tendance induit naturellement une sélection hâtive par des historiens qui canonisent certains auteurs en fonction de leurs contributions à l’histoire classique des idées politiques – ce qui s’avère une erreur de réification. Malgré les apports majeurs de ce tournant méthodique, Skinner est néanmoins l’objet de deux critiques majeures. En effet, le professeur à l’université de Cambridge développe son approche contextualiste des idées politiques en s’appuyant sur le corpus du linguiste John L. Austin et son analyse des actes de langage3. En assumant pleinement cette filiation, Skinner semble se contredire puisqu’il met par ailleurs ses lecteurs en garde contre les filiations entre les auteurs et les idées antérieures qui déterminent leur raisonnement. Pour lui, toute compréhension fidèle des idées politiques doit rompre avec les influences systémiques et nécessite de les replacer dans le contexte originel de leur production. La seconde critique est liée à cette compréhension du contexte. En effet, Skinner limite le contexte aux intentions des penseurs uniquement. Ce faisant, il ignore « le contexte réel, le contexte socio-économique, celui des rapports de forces et des conflits sociaux » (p. 41).

3Fort attentif à ce contexte, Pierre Bourdieu développe en France une sociologie critique centrée sur les mécanismes de la domination. La notion du « champ » lui sert d’outil conceptuel pour matérialiser la complexité de l’espace social traversé par des agents pluriels et des intérêts divergents. Appliqué à la politique, le champ renvoie aux diverses stratégies de conservation du pouvoir et la lutte pour la domination. Ces positions en conflictualité trouvent un écho chez les travaux d’Howard S. Becker et les Cultural Studies, qui appréhendent les idées politiques comme le produit d’une interaction entre plusieurs réseaux mis en relation, ce qui génère des effets d’adaptations successives. Après avoir rappelé les approches classiques dans l’étude des idées politiques, Cédric Passard prolonge la partie « Repères » en soulignant la polysémie de l’expression « idée politique » qui englobe plusieurs registres (discours, idéologies, graphiques, croyances collectives, etc.). Loin de constituer des données immédiates, la politisation des idées est un jeu complexe où s’entremêlent plusieurs acteurs et différents intervenants.

4Pour mieux atteindre son objectif d’initiation à une socio-histoire des idées politiques, l’ouvrage se structure par la suite en six thèmes. Le premier s’intéresse aux producteurs des idées politiques. Bien que ce processus de production soit hétérogène et protéiforme, incluant plusieurs acteurs (l’État, les partis politiques, la société civile et les think tanks), Antoine Aubert accorde une place centrale aux intellectuels. Cette figure élitiste a gagné progressivement en autonomie. L’accroissement d’un marché de lecteurs, la consolidation du statut social des lettrés et la professionnalisation des activités intellectuelles ont participé à l’institutionnalisation d’un espace partiellement indépendant. Ce processus s’est opéré dans une dialectique avec le pouvoir politique où la proximité ou la distanciation affectent directement le contenu des idées produites. À la fin du XVIIe siècle en particulier, l’auteur met en relief le rôle important des institutions académiques et la codification de la propriété intellectuelle dans l’émancipation des intellectuels de la censure. L’affranchissement de la tutelle a ainsi favorisé l’extension de l’espace de la production des idées politiques qui s’est accompagnée d’une lutte au sein du champ intellectuel (l’affaire Dreyfus en fournit un exemple). Parallèlement à la figure de l’intellectuel maître de sa création, Antoine Aubert montre que la fabrique des idées politiques implique une multitude d’acteurs (journalistes, critiques littéraires, préfaciers) qui filtrent et sélectionnent les idées selon une logique tantôt commerciale tantôt scientifique (p. 109).

5Dans le second chapitre, Sidonie Verhaeghe s’intéresse aux « idéologies » et met en lumière les logiques qui se profilent derrière la consolidation d’une idéologie dominante. On retrouve ici la portée d’une analyse marxiste qui nie tout libre arbitre à l’individu, désormais assujetti par le poids des idéologies qui remplissent une fonction d’aliénation. En s’opposant à cette explication de type déterministe, Sidonie Verhaeghe montre à travers l’exemple du néo-libéralisme que le capitalisme s’est imposé grâce à sa flexibilité, sa capacité de réinvention ainsi que la diversité des vecteurs qui défendent sa position (universitaires, revues, fondations, etc.). Bien que consolidée, l’idéologie dominante se heurte à l’activisme des « groupes subalternes » qui contestent l’hégémonie du récit officiel (Gramsci) et revendiquent des formes de résistance plurielles (infra-politique, critiques post-coloniales).

  • 4 Hauchecorne Mathieu, La gauche américaine en France : la réception française de John Rawls et des t (...)

6La réflexion sur cet usage militant ou ordinaire se prolonge dans le troisième chapitre qui traite de l’appropriation des idées politiques. Dans la lignée de la sociologie bourdieusienne, Viviane Albenga distingue plusieurs niveaux d’intériorisation des idées selon le capital social, l’appartenance à une classe sociale et le contexte de la réception. À partir de l’étude de Mathieu Hauchecorne4, l’auteure observe plusieurs échelons d’appropriation, allant du rapport scolastique avec la théorie au rapport pragmatique et militant, et remarque l’intensification de ces répertoires d’action à l’ère de la culture digitale (p. 153).

  • 5 En témoigne la réception d’Alexis de Tocqueville en France : Le Strat Claire, Pelletier Willy, La c (...)

7Le quatrième chapitre se penche sur la mise en mouvement des idées politiques. En tant que produit humain, les idées circulent dans différents espaces transnationaux et transitent dans des temporalités différentes. Cette dynamique est un fait objectif et autonome qui entraîne également des échecs, relatifs à la perte en substance des idées au cours de leurs voyages. Saisir ce biais d’intégrité revient également à rompre avec l’illusion des continuités (affiliation, influence) afin de mieux appréhender les acteurs impliqués, les circuits parcourus et les contenus transmis. Ces derniers produisent un triple effet : politique (légitimation), social (intégration) et heuristique (problématisation). En admettant que les idées sont circulées (p. 168), Thibaut Rioufreyt exhibe le rôle de l’intervention humaine dans ce processus à travers le choix sélectif des idées (traduction, édition) et les instrumentalisations académiques pour asseoir une position de domination scientifique5.

  • 6 Jobert Bruno, Muller Pierre, L’État en action, politiques publiques et corporatisme, Paris, PUF, 19 (...)

8Les deux derniers chapitres s’intéressent aux usages pragmatiques des idées politiques dans deux registres différents : l’action publique et les régimes politiques. Partant de l’approche cognitive, Vincent Lebrou montre le poids des idées dans la construction des problèmes publics. Pour problématiser les faits, cette approche s’appuie sur des paradigmes, c’est-à-dire des matrices à travers lesquelles on pense le monde. Cette structure mentale configure notre rapport au réel et notre capacité à agir. L’approche cognitive opère une rupture avec l’étude classique des politiques publiques en valorisant la diversité des acteurs au détriment des acteurs étatiques. Les travaux de Muller et Jobert6 ont étoffé ce corpus en introduisant la notion de « référentiel » qui oriente les décideurs publics et façonne leurs perceptions du réel. Extirpant l’élaboration des politiques publiques des mains des acteurs officiels, l’approche socio-historique vient compléter ce tournant méthodique en revalorisant l’impact des « individus banals » dans la fabrique de l’action publique (p. 212). Antoine Aubert prolonge cette réflexion dans le dernier chapitre en s’intéressant à la « carrière » du communisme en tant que notion. En retraçant son long voyage conceptuel, l’auteur montre que le terme a traversé plusieurs phases allant de simples usages depuis l’Antiquité jusqu’à sa mobilisation politique pendant la guerre froide (marxisme), sa consolidation en Chine (maoïsme) et son épuisement après la chute du mur de Berlin. C’est en particulier dans sa concurrence avec le socialisme que le communisme acquiert une posture solide articulée autour de trois mots d’ordre : ouvriérisme, collectivisme et productivisme (p. 229). Ces caractéristiques ont servi de mythe mobilisateur pour le régime stalinien qui a matérialisé les contours de cette idéologie en exerçant un contrôle étroit sur les idées, notamment dans l’art, la science politique et même la biologie.

9En somme, l’originalité de cet ouvrage tient à la place qu’il accorde aux micro-processus dans la fabrique des idées politiques et au style pédagogique qui le caractérise. Les auteurs ont tenu à le rendre le plus accessible possible en l’enrichissant par un glossaire, une bibliographie synthétique et des encadrés portant sur des travaux classiques. Bien que l’ouvrage réponde parfaitement aux besoins d’un public large soucieux de s’initier à la nouvelle actualité des idées politiques, on peut déplorer toutefois l’absence d’exemples traitant d’autres aires géographiques et la marginalisation de la réception des idées politiques au-delà du seul continent européen.

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Notes

1 Voir par exemple : Gaboriaux Chloé, Skornicki Arnault (dir.), Vers une histoire sociale des idées politiques, Lille, Presses du Septentrion, 2017 ; Skornicki Arnault, Tournadre Jérôme, La nouvelle histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, 2024, compte rendu de Tim Salzer pour Lectures disponible à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/lectures/64840.

2 Skinner Quentin, Machiavel, Paris, Seuil, 2001 [1981] ; Skinner Quentin, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Paris, Albin Michel, 2009 [2008].

3 Cette théorie conçoit certaines paroles comme relevant d’un acte en soi ; elles sont alors dotées d’une force suffisante pour influencer l’environnement où elles sont prononcées. Les mots accomplissent donc une action performative et impactent la réalité en transformant les représentations des choses. Voir Austin John L., Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1991.

4 Hauchecorne Mathieu, La gauche américaine en France : la réception française de John Rawls et des théories de la justice (1971 – 2010), Paris, CNRS, 2019.

5 En témoigne la réception d’Alexis de Tocqueville en France : Le Strat Claire, Pelletier Willy, La canonisation libérale de Tocqueville, Paris, Syllepses, 2006.

6 Jobert Bruno, Muller Pierre, L’État en action, politiques publiques et corporatisme, Paris, PUF, 1987.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Badr Karkbi, « Cédric Passard (dir.), Les idées politiques comme faits sociaux. Terrains, méthodes d’enquête, analyses », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 septembre 2024, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65538 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12cem

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Rédacteur

Badr Karkbi

Enseignant-chercheur en sciences politiques à l’Université Moulay Ismail au Maroc et chercheur associé à l’Institut de Recherche Montesquieu (IRM) de Bordeaux.

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Droits d’auteur

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