• 1 Raewyn Connell, Masculinités : les enjeux sociaux de l’hégémonie, Arthur Vuattoux, Méoïn Hagège (éd (...)

1Si, depuis la traduction et la diffusion des travaux de Raewyn Connell en France, il est bien acquis que les masculinités sont « plurielles1 », on n’avait pas encore eu l’occasion de voir rassemblées en un même ouvrage de nombreuses monographies qui analysent la construction (et parfois l’évolution) de l’identité de genre d’hommes occupant des positions diverses voire opposées dans l’espace social. C’est en effet le parti de ce livre, issu de deux journées d’étude qui se sont tenues au sein du Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP) en juin 2021, que d’explorer la diversité des masculinités en fonction des positions de classe.

• 2 Sa définition, reprise dans le livre (p. 6), est la suivante : le « gouvernement des conduites » dé (...)
• 3 La notion est reprise à Erwin Goffman, L’arrangement des sexes, Hervé Maury (trad.), Paris, La Disp (...)

2Si son originalité s’en tenait là, elle serait déjà louable. Mais l’ouvrage revendique de plus une approche spécifique, détaillée dans l’introduction par Delphine Dulong et Anne Catherine Wagner, qui est d’étudier cette diversité à partir de la notion de « gouvernement des conduites ». Empruntée à Jacques Lagroye2, cette dernière désigne l’ensemble des dispositifs qui « agissent comme un gouvernail, donnent le cap en orientant les conduites de manières non concertées mais néanmoins convergentes » (p. 7). Une telle approche a d’abord, selon elles, le mérite de tenir un point d’équilibre dans la tension entre d’une part variabilité et labilité (en fonction des classes, des époques, des contextes) des conduites masculines et d’autre part maintien et stabilité des inégalités de genre, car à la « diversité des styles de masculinité fait écho celle des styles de gouvernement des conduites » (p. 11). Faire porter l’analyse sur la manière dont les comportements des hommes sont orientés par des dispositifs, à chaque fois spécifiques, permet de comprendre comment ils maintiennent leur position dominante dans des contextes très divers. Elle présente ensuite l’intérêt de déplacer le regard de la socialisation et l’intériorisation des dispositions vers les « agencements ritualisés3 », qui vont des règles tacites aux tests formels et qui orientent au quotidien la production de styles de masculinités spécifiques. Elle vise enfin à porter l’attention sur les « luttes de pouvoir » entre hommes, qui sont des luttes symboliques pour la « définition de la masculinité légitime » (p. 19). Fort de ces partis-pris analytiques, qui ont pour but de « tenir ensemble une analyse non réifiée des masculinités et de la domination masculine » (p. 7), l’ouvrage réunit dix chapitres, dont les objets vont des recompositions des masculinités des graffeurs « vandales » lorsqu’ils deviennent des street-artists à la construction du corps et de la beauté de Hérault de Séchelles (1759-1794), en passant par les techniques des familles du champ du pouvoir tunisien pour discipliner les conduites de leurs fils lorsqu’ils sont gays ou par les agents du Recueil social de la RATP qui investissent d’un sens viril le travail de care qu’ils réalisent. Ces chapitres sont répartis en deux grandes parties.

• 4 Les directrices de l’ouvrage parlent en introduction de « déclassement et reclassement des formes l (...)
• 5 Pierre Bourdieu, « Le mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales, n^o 32-33, 1 (...)

6On regrettera aussi que la référence à Bourdieu et ses concepts, pourtant fréquente dans le livre4, ne reste bien souvent que métaphorique dans son application à l’étude des masculinités. Or l’approche bourdieusienne aurait permis d’aller au bout du parti de l’analyse « non réifiée » (p. 7) des masculinités. Par l’insistance sur les dispositifs de gouvernement des conduites, Delphine Dulong et Anne Catherine Wagner évitent certes la conception objectiviste des masculinités, mais ce sont alors les dispositifs qui sont réifiés. Lorsqu’elles évoquent les luttes symboliques entre hommes, elles ne font porter ces dernières que sur la définition de la masculinité légitime, et non sur les instruments de (re)production de la masculinité légitime que sont les dispositifs tels qu’elles les définissent. Comme Bourdieu le rappelle, « l’histoire à l’état objectivé, c’est-à-dire l’histoire qui s’est accumulée à la longue du temps dans les choses, machines, bâtiments, monuments, livres, théories, coutumes, droit, etc. », dans des dispositifs donc, « ne devient […] histoire agie et agissante que si elle est prise en charge par des agents que leur histoire prédispose à l’assumer et qui […] sont inclinés à s’intéresser à son fonctionnement et dotés des aptitudes nécessaires pour la faire fonctionner5 ». Ainsi, autant les dispositions (qui sont au principe des styles de masculinité) que les dispositifs (qui inculquent, renforcent et légitiment ces dispositions) gagneraient à être considérés comme du capital – incorporé pour les premières, objectivé pour les seconds. D’ailleurs, Keyvan Ghorbanzadeh montre dans son chapitre que les « vieilles agences » (p. 140) qui gouvernaient les conduites masculines dans le sens de la « virilité policée » ont bien été déclassées en même temps que ce type de conduite masculine.

• 6 Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. (...)

7Ces réserves mises à part, l’ouvrage reste d’une grande qualité. La richesse de ses contributions en fait une lecture passionnante et illustre admirablement que, comme l’écrivait Bourdieu, « les propriétés de sexe sont aussi indissociables des propriétés de classe que le jaune du citron est inséparable de son acidité6 ».