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Joëlle Vailly, ADN policier

Jules Gourvennec
ADN policier
Joëlle Vailly, ADN policier, Paris, PUF, series: « Sciences dans la cité », 2024, 257 p., ISBN : 978-2-13-086495-0.
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Full text

1Si l’œil humain, aidé d’un microscope électronique, est aujourd’hui capable de voir à l’échelle du dixième de nanomètre, il est rare que celui du sociologue s’aventure vers l’infiniment petit. C’est l’ambition de Joëlle Vailly dans cet ouvrage, qui propose une étude sociologique de l’ADN (2 nm) à partir d’une centaine d’entretiens. Plus précisément, son enquête porte sur les bases de données génétiques, notamment le Fichier national d’analyse des empreintes génétiques (FNAEG), mobilisable dans les enquêtes policières pour comparer des traces d’ADN trouvées sur des scènes de crime avec les données génétiques de la base. Après avoir décrit la prise en main de ce fichier par les acteurs sociaux, en particulier les policiers, et l’émergence de nouvelles catégories de suspects (chapitre 1), Joëlle Vailly montre que les résistances à ce fichier sont faibles, et qu’elles concernent plutôt l’extension du fichage génétique que le fichage en lui-même (chapitre 2). Ensuite, il est question des techniques scientifiques et des nouvelles informations qu’on peut extraire de l’ADN, en lien avec des questionnements sur la protection de la vie privée des individus (chapitre 3), puis de la charge probatoire de l’ADN pour la police et pour la justice, en évaluant sa faillibilité lors de cas complexes (chapitre 4). Dans un dernier temps, la sociologue ouvre la réflexion sur la circulation des données génétiques à l’échelle européenne et la coopération des polices en la matière (chapitre 5).

  • 1 En dehors des infractions concernant les crimes financiers.
  • 2 Nom issu du traité de Prüm signé le 27 mai 2005.
  • 3 Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

2Au départ créé pour lutter contre les crimes sexuels, le FNAEG a progressivement intégré à sa base les traces ADN de suspects et condamnés pour la plupart des infractions pénales1 avec l’idée que les policiers traquent les carrières délinquantes. Quotidiennement, la police consulte ce fichier en comparant des traces retrouvées sur une scène de crime avec celles de la base, qui contient 2,9 millions de fiches-individus et 480 000 ADN inconnus. Elle l’alimente également, puisqu’elle est à l’origine de 93 % des demandes de versement au fichier, le reste étant du ressort des procureurs. Alors que fichier était destiné à comparer les traces ADN entre elles, sa prise en main par la police crée une nouvelle catégorie de suspects, sur qui pèse une suspicion continue. Sont ainsi mélangés dans ce fichier : des condamnés pour meurtre ou conduite en état d’ivresse, des suspects, des gardés à vue, des acquittés, des acquittés mais condamnés pour refus de prélèvement, des suspects d’affaires classées sans suite, etc. Le fichage s’étend également grâce aux recherches en parentèle, qui permettent d’identifier des correspondances entre deux traces ADN de la même famille, si bien que la suspicion pèse désormais sur les familles des personnes fichées. Avec la récente collaboration des polices européennes en matière de fichiers génétiques – le système Prüm2 –, les policiers enquêtent sur des formes itinérantes de délinquance, considérées, et donc catégorisées, comme plus organisées et plus dangereuses. En s’appuyant sur les deux conceptions de l’identité de Ricœur3, fil conducteur de l’ouvrage : la mêmeté, ce qui est identique, et l’ipséité, ce qui fait l’unicité, Joëlle Vailly montre que si le FNAEG est pensé d’abord selon la première conception, à savoir la comparaison d’empreintes, son utilisation et l’extension du fichage conduisent à créer de nouvelles catégories d’individus, relevant plutôt de la seconde.

  • 4 Voir à ce sujet : Jasanoff Sheila J.D., « Just Evidence: The Limits of Science in the Legal Process (...)

3Au plus près de l’objet, sur la scène de crime, l’ADN récolté est dit « non codant », car il ne permet que de faire des comparaisons avec la plus faible probabilité de concordance fortuite, là où un ADN « codant » renseignerait sur des traits de l’identité de l’individu comme la couleur des yeux. En droit, le FNAEG ne contient que des marqueurs « non codants », mais il est arrivé, pour identifier des cadavres ou des criminels en série, que soit utilisé le phénotypage, technique consistant à établir les caractères apparents de l’individu à partir de l’ADN « codant ». La distinction n’est pour autant pas très nette depuis que des généticiens ont montré qu’il existe, parmi les marqueurs qu’utilise la police, des marqueurs non codants qui renseignent sur des prédispositions à des maladies génétiques rares. Techniquement, la collecte et le traitement de l’ADN se sont améliorés, si bien qu’on extraie plus d’informations de traces plus petites, et qu’il est même possible de statuer sur l’origine géographique de l’individu, à l’échelle continentale, laissant le champ libre à une catégorisation policière de la population mondiale selon la race, catégorisation qui amalgame apparence, origine et ADN. Néanmoins, les risques d’erreur sont réels et nombreux, et demandent une réflexion sur l’environnement social de production de cette trace, et a fortiori de la preuve4. D’un côté, les erreurs de manipulation (collecte, traitement, stockage) conduisent à altérer la qualité de l’ADN et donc à incriminer de mauvaises personnes ; de l’autre, les erreurs d’interprétation, qui reposent sur des erreurs de calcul, rendent les résultats moins robustes, voire faux dans quelques exemples que relate Joëlle Vailly. Si l’ADN est demeuré longtemps la « reine des preuves », il faut néanmoins noter qu’elle n’est présente au tribunal que dans 8,4 % des affaires d’homicide.

  • 5 Commission nationale de l’informatique et des libertés, créée le 6 janvier 1978.

4Une autre clé de compréhension de cet ouvrage réside dans l’articulation des différentes institutions autour de ce fichier, à savoir la police, la justice et les organismes régulateurs. Alimenté en grande majorité par la police, le fichier est géré techniquement et administrativement par des services du ministère de l’Intérieur sous contrôle d’un magistrat, ce qui n’est pas le cas de tous les pays européens, où la gestion du fichier est du ressort de la justice. Le budget de la police technique et scientifique a augmenté ces dernières années, afin de développer le fichage génétique entre autres initiatives, mais le conditionnement du travail policier à des objectifs chiffrés a pu conduire à une course au signalement, dont font partie les prélèvements génétiques. Dans ce cas, des personnes sont fichées « alors que, au stade de la constatation des faits, les éléments ne sont pas toujours suffisants pour évoquer des indices graves ou concordants » (p. 69), rendant toujours plus poreuses les catégories chevauchantes des suspects. Le dynamisme de ces catégories vient aussi du rapport de pouvoir défavorable à la justice, car la présence dans le FNAEG n’est, dans les faits, pas conditionnée à une décision de justice : par exemple, un accusé, finalement acquitté, doit faire lui-même la demande d’effacement. De plus, avoir de l’ADN dans un dossier a souvent été gage de solidité, et permet à la police de demander plus de moyens au procureur pour mener l’enquête. Ces tensions sont apparentes dans ce que Joëlle Vailly nomme l’espace digital européen, espace de coopération des bases de données génétiques, car suivant la juridiction d’un pays et qu’il s’agit de la police ou de la justice qui gère le fichier, les informations transmises lors d’une demande sont plus ou moins complètes. Aussi, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2017 pour non-respect de la vie privée en la matière, à cause des durées de conservation des traces trop élevées – jusqu’à 40 ans au maximum – et trop peu adossées aux infractions commises et au contexte de ces infractions. Bien qu’il n’existe pas d’évaluation de ce fichier, en termes de performance ou d’accueil par la population, les instances régulatrices, comme la CNIL5 ou même le Conseil constitutionnel, servent à rendre les procédures plus respectueuses de la vie privée, avec en tête les usages des données de fichage des juifs lors du régime de Vichy, mais les processus juridiques sont longs et en retard sur les avancées scientifiques et techniques.

5Finalement, Joëlle Vailly propose une réflexion sur la vie privée en regard des groupes auxquels les individus appartiennent, c’est-à-dire en étudiant précisément « les conséquences des changements de norme de la vie privée pour le fonctionnement politique des sociétés » (p. 153). Le terme de proportionnalité revient régulièrement chez Joëlle Vailly pour définir le juste calcul entre « l’impératif de vie privée et la nécessité de la protection publique » (p. 127). En fait, ce fichier ne suscite aucun débat public, et cette invisibilisation du fichage tend à le banaliser. Or l’extension du fichage par des techniques policières, notamment le recours aux bases de données privées, destinées en premier lieu à des recherches généalogiques pour des particuliers, pose la question du respect de la vie privée. S’il n’est pas possible de forcer un individu à le prélever ni de le faire en dehors du cadre d’enquête, les policiers peuvent ramasser toute trace dans les lieux publics, y compris les sites internet. Il en va d’une conception majoritaire de la vie privée comme l’opposé de ce qui est visible, ce qui conduit à la dépolitiser et à produire de la stigmatisation : les caractères apparents extraits d’un phénotypage jettent par exemple le discrédit sur toute une sous-population. Par ailleurs, le recours à des techniques coûteuses et difficiles pour extraire de l’information est-il proportionnel au gain en termes de sécurité ? La sociologue apporte deux éléments de réponse à cette question : d’abord, cette course à la preuve ADN peut occulter le risque d’erreur et les conséquences délétères sur des personnes incriminées à tort, et si l’on suit l’exemple anglais, un fichier qui contient plus de traces n’augmente pas la probabilité de résoudre des enquêtes.

6L’ouvrage de Joëlle Vailly est un apport certain pour les sociologies des sciences, du droit, de la vie privée et à la catégorisation sociale, et d’intérêt tout trouvé pour une sociologie des micro-objets. L’une des qualités de l’ouvrage est en effet de faire tenir ensemble ces nombreuses approches, en se fondant sur un cadre conceptuel particulièrement éclairant et des exemples aussi bien détaillés que problématisés. 

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Notes

1 En dehors des infractions concernant les crimes financiers.

2 Nom issu du traité de Prüm signé le 27 mai 2005.

3 Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

4 Voir à ce sujet : Jasanoff Sheila J.D., « Just Evidence: The Limits of Science in the Legal Process », Journal of Law, Medicine & Ethics, vol° 34, n° 2, 2006, p. 328-341 ; Lynch Michael, « Science, truth and forensic cultures: the exceptional legal status of DNA evidence », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, vol° 44, n° 1, 2013, p. 60-70.

5 Commission nationale de l’informatique et des libertés, créée le 6 janvier 1978.

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References

Electronic reference

Jules Gourvennec, « Joëlle Vailly, ADN policier », Lectures [Online], Reviews, Online since 30 September 2024, connection on 03 November 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65607 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12e2x

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About the author

Jules Gourvennec

Étudiant en 3e année au département de Sciences Humaines et Sociales de l’École Normale Supérieure Paris-Saclay.

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