Frédéric Caille, L’invention de l’énergie solaire

Texte intégral
- 1 Jarrige François, « “Mettre le soleil en bouteille” : les appareils de Mouchot et l’imaginaire sola (...)
1Autoédité par Frédéric Caille pour présenter les résultats d’une recherche entamée en 2020, cet ouvrage est une biographie consacrée à la vie et l’œuvre d’Augustin Mouchot (1825-1912), professeur de mathématiques dont les expérimentations solaires ont attiré le soutien des autorités françaises et l’attention de la presse internationale entre 1865 et 1880. D’un point de vue historiographique, l’objectif de Caille est double. Il veut d’une part assurer à Mouchot, pour qui il a une sympathie évidente, une juste place dans l’histoire des sciences et des techniques. D’autre part, il veut convaincre son lectorat que, loin de l’orientalisme technologique que lui attribue François Jarrige dans une article de 20101, Mouchot a conçu son action du côté « de l’humain » et « des Suds » (p. 78). En revenant sur les raisons pour lesquelles le professeur-inventeur et ses machines ont été progressivement oubliés depuis le tournant des années 1880, Caille cherche également à identifier les obstacles qui peuvent, aujourd’hui encore, retarder la transition énergétique des sociétés industrielles vers les énergies renouvelables.
2Pour reconstituer le parcours de Mouchot, qui n’a pas laissé de mémoires ou de journal d’expérimentation, son biographe est parti à la recherche de l’ensemble des traces laissées par le professeur dans différents fonds institutionnels (Instruction publique, Institut national de la propriété intellectuelle, Académie des sciences), dans la presse et dans la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Dans le corps même de son ouvrage, l’auteur prend soin de faire figurer de larges extraits de ces différentes archives ainsi que plusieurs illustrations, ce qui donne un caractère hybride à son livre et le fait ressembler au catalogue d’une exposition qui n’a pas encore eu lieu : celle qui, enfin, fera redécouvrir au public français les travaux pionniers de ce « professeur Soleil ».
- 2 Cf. Caron François, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997.
3Selon Caille, Mouchot mérite d’être considéré comme l’inventeur de l’énergie solaire car il est le premier à en proposer une « approche concrète et appliquée » (p. 42). Dans ses publications et brevets, le professeur affirme en effet que les machines solaires utilisées par les physiciens depuis l’époque moderne comme des dispositifs pédagogiques et récréatifs peuvent être adaptées pour devenir la base énergétique d’un système industriel entier. C’est donc en déclarant que les pompes et les machines à vapeur solaires peuvent être le point de départ d’une « révolution complète » (p. 76) dans les pays chauds et leur permettre de s’industrialiser sans charbon que Mouchot se distingue des savants qui l’ont précédé et de ses contemporains qui, comme lui, expérimentent avec le solaire dans les années 1860. Cependant, si l’on reprend la distinction que l’historien François Caron a établie entre invention et innovation2, Mouchot est demeuré, faute d’investissements suffisants pour déployer ses machines à grande échelle, un inventeur qui n’a pas eu les moyens d’innover. Il faut par exemple attendre 1913 pour que l’Américain Frank Shuman, soutenu par les autorités coloniales britanniques, mette en place une usine de pompage solaire de grande envergure sur le sol égyptien.
- 3 Jarrige François et Vrignon Alexis (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternati (...)
- 4 Voir aussi Caille Frédéric (dir.), Abdou Moumouni Dioffo (1929-1991). Le précurseur nigérien de l’é (...)
- 5 Voir aussi Caille Frédéric (dir.), Penser les énergies depuis les Suds . Une anthologie de textes d (...)
4Au cours de son ouvrage, Caille s’inscrit plusieurs fois en faux contre une thèse qu’il attribue aux auteurs de Face à la puissance3. Désireux de montrer que les projets énergétiques solaires entrepris dans les pays du Sud ne se sont pas toujours articulés avec des motivations impérialistes, Caille rappelle que, contrairement au journaliste Louis de Royaumont (1854-1918), Mouchot n’a jamais formulé de manière explicite un « projet solaire colonialiste » (p. 206). Il ajoute que certains penseurs socialistes de la fin du XIXe siècle, comme August Bebel (1840-1913) ou Pierre Kropotkine (1842-1921), déclaraient même que les machines de Mouchot avaient la capacité d’aider les populations colonisées à se libérer du joug colonial. Plus près de nous, Caille met aussi en évidence des parallèles entre le parcours de Mouchot et ceux du physicien nigérien Abdou Moumouni Dioffo (1929-1991)4 et de l’électrochimiste indien Amulya Reddy (1930-2006)5, deux personnalités du XXe siècle dont Caille a édité des anthologies de textes. À en croire son biographe, Mouchot serait donc le premier membre d’une lignée de savants humanistes persuadés que le développement d’énergies renouvelables participera à l’émancipation sociale et économique des régions intertropicales. Cependant, l’absence de sources personnelles laissées par Mouchot empêche d’attester de ses convictions politiques et de trancher définitivement la controverse entre Caille et Jarrige.
- 6 Chatterjee Elizabeth, « The poor woman’s energy: Low-modernist solar technologies and international (...)
5En dehors de ce point de litige, l’étude biographique de Caille converge avec les autres approches postcoloniales de l’énergie solaire, en particulier l’article de l’historienne Elizabeth Chatterjee paru la même année6. Consacré à la communauté transnationale des promoteurs de l’énergie solaire des années 1880 à 1960, cet article entre en résonance sur plusieurs points avec les travaux de Caille. En effet, les deux chercheurs remarquent que, à la fin du XIXe siècle, la meilleure manière de promouvoir l’énergie solaire auprès des opinions publiques européennes est de mettre en avant ses potentiels usages domestiques et culinaires. Dans les empires coloniaux français et britannique, les machines à vapeur solaires imaginées par Mouchot et l’inventeur américain John Ericson (1803-1889) restent extrêmement rares. En revanche, les modestes fours solaires conçus par Mouchot ont été utilisés lors des grandes explorations sahariennes de la fin du XIXe siècle qui visaient à estimer la pertinence de percer dans cet immense désert une mer intérieure ou d’y déployer un vaste chemin de fer. C’est donc dans le cadre de ses expéditions, plutôt qu’à l’occasion des séjours d’étude strictement scientifiques de Mouchot, qu’émerge le « projet solaire colonialiste » en Algérie française. Selon Chatterjee, un tel projet contribue à consolider l’association entre énergie solaire et bas modernisme : pour les acteurs en charge du développement (post)colonial, les technologies solaires apparaissent seulement pertinentes dans les espaces ruraux et domestiques restés en marge des centres industriels alimentés par les énergies fossiles.
6Dans la mesure où cette pensée dualiste de l’énergie émerge dès la fin des années 1870, elle peut contribuer à expliquer le déclin de la carrière de Mouchot à part égale avec les raisons plus conjoncturelles que Caille énumère dans son ouvrage, comme les changements fréquents de personnel politique sous la IIIe République ou la modestie de Mouchot, qui le retint de devenir tout à fait entrepreneur. Après tout, n’a-t-il pas cédé les droits sur ses brevets à son associé Abel Pifre (1852-1928) dès 1881 ? Si les autorités centrales françaises refusent de renouveler la mission algérienne de Mouchot en 1880 malgré ses promesses de développer une pile thermoélectrique capable de stocker l’énergie solaire sous forme d’hydrogène, c’est sans doute parce qu’elles ne cherchaient pas à industrialiser leurs colonies. Elles s’intéressaient davantage au développement sélectif de certains usages agricoles et domestiques de l’énergie solaire susceptibles d’impressionner les populations indigènes et de les convaincre de la supériorité des technologies occidentales. Deux ans plus tard, cette dichotomie semble confirmée par le rapport rédigé à l’attention du Sénat français sur le potentiel des machines à vapeur solaires Mouchot-Pifre. Faute de résultats transmis par la sous-commission installée à Alger, son périmètre d’investigation final est restreint au territoire métropolitain. Le physicien André Crova (1833-1907) affirme alors que, dans les zones tempérées, l’usage industriel ou domestique de l’énergie solaire ne sera jamais plus rentable que le recours au charbon. Pour Caille, le rapport de Crova en 1882 fait ainsi partie des raisons pour lesquelles les Suds n’ont pas bifurqué à la fin du XIXe siècle vers un modèle de développement industriel fondé sur les énergies renouvelables.
- 7 Fressoz Jean-Baptiste, « Bois et charbon : une histoire symbiotique de l’industrialisation », Histo (...)
7Plutôt que de donner une orientation uchronique à la fin de son ouvrage, Caille préfère présenter la carrière de Mouchot comme un précédent qui peut servir d’inspiration ou de justification supplémentaire aux grands projets de transition énergétique vers le solaire qui se multiplient aujourd’hui dans les Suds. Il partage cette conviction avec Daniel Lincot, chimiste spécialiste de l’énergie solaire et enthousiaste préfacier de cette biographie. C’est la preuve, s’il en fallait, que l’un des objectifs des publications récentes d’histoire des énergies renouvelables est de peser dans les débats actuels sur la transition énergétique. À l’issue de cette lecture, on peut classer Caille du côté des optimistes estimant que les technologies solaires sont en mesure de diminuer la dépendance des sociétés industrielles aux énergies fossiles, tandis que d’autres chercheurs comme Jean-Baptiste Fressoz estiment au contraire que seule « une énorme auto-amputation énergétique »7 permettra de relever ce défi.
Notes
1 Jarrige François, « “Mettre le soleil en bouteille” : les appareils de Mouchot et l’imaginaire solaire au début de la Troisième République », Romantisme, n° 150, 2010, p. 85-96.
2 Cf. Caron François, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997.
3 Jarrige François et Vrignon Alexis (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La Découverte, 2020 ; compte rendu de Élias Burgel pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.44487.
4 Voir aussi Caille Frédéric (dir.), Abdou Moumouni Dioffo (1929-1991). Le précurseur nigérien de l’énergie solaire, Québec, Éditions science et bien commun, 2018.
5 Voir aussi Caille Frédéric (dir.), Penser les énergies depuis les Suds . Une anthologie de textes d’Amulya K. N. Reddy (1930-2006), Québec, Éditions science et bien commun, 2022.
6 Chatterjee Elizabeth, « The poor woman’s energy: Low-modernist solar technologies and international development, 1878-1966 », Journal of Global History, vol. 18, n° 3, 2023, p. 439-460.
7 Fressoz Jean-Baptiste, « Bois et charbon : une histoire symbiotique de l’industrialisation », Histoire & mesure, vol. 38, n° 1, 2023, p. 157-186.
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Référence électronique
Lucie Rondeau du Noyer, « Frédéric Caille, L’invention de l’énergie solaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 octobre 2024, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65620 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ek1
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