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Estelle Delaine, À l’extrême droite de l’hémicycle. Le Rassemblement national au cœur de la démocratie européenne

Céleste Bonnamy
À l'extrême droite de l'hémicycle
Estelle Delaine, À l'extrême droite de l'hémicycle. Le Rassemblement national au cœur de la démocratie européenne, Paris, Liber/Raisons d'agir, coll. « Cours et travaux », 2023, 304 p., ISBN : 979-10-97084-35-6.
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Texte intégral

1L’ouvrage issu du travail de thèse d’Estelle Delaine part d’un paradoxe simple mais qui mérite toute l’attention des sciences sociales : le Parlement européen, institution supranationale, est l’instance de socialisation centrale pour les élu·es du Rassemblement national (RN), parti nationaliste et d’extrême droite français. Présent·es depuis les élections européennes de 1984, ils et elles n’ont cessé de croître en nombre. Cette tendance s’est confirmée lors des élections de 2024, avec 30 élu·es, faisant du RN le premier parti français au sein de l’assemblée parlementaire européenne. Ainsi, au-delà de l’intérêt purement scientifique de l’enquête fouillée de l’autrice, cet ouvrage offre une analyse fine et inédite d’un phénomène d’une actualité brûlante. Il permet par exemple de mieux comprendre les enjeux de la formation de groupes d’extrême droite au sein du Parlement européen, ou encore les parcours biographiques des europarlementaires RN et de leur entourage.

  • 1 Ross George, Jacques Delors and European Integration, Oxford, Oxford University Press, 1995.
  • 2 Abélès Marc, La vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992.
  • 3 Mérand Frédéric, Un sociologue à la Commission européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2021
  • 4 Behar Maxime, Faire le Collège d’Europe : une sociologie de la formation des classes dominantes aux (...)

2Partant de cette tension entre parti nationaliste d’extrême droite et institution démocratique supranationale, Estelle Delaine questionne, avec un regard socio-anthropologique, ce que ces eurodéputé·es font à la fois au RN et au Parlement européen. Qui sont ces parlementaires ? Comment vivent-ils ce passage par l’hémicycle européen et comment y travaillent-ils ? La thèse de l’ouvrage est celle d’un double mouvement : d’une part, le Parlement européen, en incluant les élu·es RN à son fonctionnement institutionnel, participe à la normalisation du parti d’extrême droite français ; d’autre part, les élu·es RN, en s’intégrant à l’institution parlementaire européenne, concourent à la banalisation de l’extrême droite en son sein. Pour parvenir à cette conclusion, l’autrice a mené une riche enquête ethnographique auprès des eurodéputé·es RN de 2013 à 2018, in situ. Ce travail d’observation non participante est complété par une série d’entretiens biographiques auprès de 57 eurodéputé·es et membres du personnel du RN et du Parlement, ainsi que par un travail d’archives. L’ouvrage est ainsi ponctué d’analyses des activités de ces élu·es sur les réseaux sociaux, qui permettent de mieux saisir leur imaginaire idéologique. Cette enquête s’inscrit dans la suite d’une tradition de travaux ethnographiques sur l’Union Européenne (UE) comme ceux de George Ross1, Marc Abélès2, et plus récemment, Frédéric Mérand3 et Maxime Behar4.

  • 5 Comme l’ouvrage de Didier Georgakakis, Le champ de l’Eurocratie, Economica, coll. « Études politiqu (...)

3L’ouvrage, divisé en huit chapitres, privilégie deux entrées : par les individus et par le parti. Les chapitres un, deux, cinq et huit adoptent ainsi une perspective centrée sur les parcours biographiques des différent·es agent·es constituant le personnel du RN, nommé·es et élu·es. L’autrice y montre comment la normalisation de l’extrême droite française à Bruxelles passe par l’intégration de ces individus dans les carrières européennes. Plutôt qu’une dissolution du militantisme RN dans la bulle bruxelloise, Delaine montre en filigrane l’émergence d’un espace de l’extrême droite dans le champ eurocratique. Dans le premier chapitre, « S’expatrier en nationaliste », on suit ainsi Carolina et Guillaume qui ont en commun d’avoir des profils internationalisés avant leur expatriation bruxelloise. L’autrice souligne notamment que les capitaux des agent·es du RN à Bruxelles ne détonent pas dans le champ de l’Eurocratie, où capital international et capital scolaire élevés sont la norme5. Le second chapitre, « Militer en technocrate », souligne l’adaptation des agent·es du RN au milieu eurocrate. On y voit comment les assistant·es europarlementaires RN opposent, au moins dans le discours, professionnalisme et militantisme, avec une propension à taire leur passif militant et s’autodéclarer apolitique. L’autrice souligne ici avec finesse une certaine continuité entre le vécu de ces agent·es durant leurs études et leur expérience au sein du Parlement européen. Elle montre par exemple comment l’esseulement militant vécu par celles et ceux passé·es par un Institut d’études politiques en France et l’esseulement militant au sein du Parlement européen – deux espaces où les partis d’extrême droite restent minoritaires – mènent à une stratégie d’usage d’un répertoire technocratique. Dans le chapitre cinq, « Gérer les rétributions inespérées du militantisme », cette tension entre militer pour un parti d’extrême droite et travailler dans la bulle européenne est à nouveau mise en lumière. En effet, travailler au Parlement européen est une source de revenus importants pour le personnel RN. Cela est d’autant plus le cas pour celles et ceux travaillant pour les groupes politiques européens d’extrême droite, à l’instar de Nora, conseillère politique, qui touche alors un confortable salaire mensuel de 14 500 €. Toutefois, contrairement à des groupes établis comme les sociaux-démocrates (S&D) ou les conservateurs (PPE), les groupes d’extrêmes droites fluctuent au fil des mandatures. En découle une relative précarité pour les agent·es du RN, pour qui l’institutionnalisation de l’extrême droite au sein du Parlement européen devient un enjeu de carrière, pouvant se traduire par la défense des intérêts du groupe politique européen plutôt que ceux du parti français. Cette normalisation de l’extrême droite par les carrières individuelles est confirmée dans le chapitre huit, « Rester ou quitter la Bulle ». Le travail prosopographique de Delaine montre que certain·es élu·es et fonctionnaires RN font une grande partie de leur carrière au Parlement européen ou se reconvertissent dans les affaires publiques. Cette normalisation reste toutefois relative. Ces agent·es du RN font globalement carrière dans des institutions qui restent marquées à droite et à l’extrême droite, comme le Puy du Fou ou SOS Chrétiens d’Orient.

4Les chapitres trois, quatre, six et sept décentrent la focale des individus vers le RN et les partis d’extrême droite. Ils montrent ce que la présence de ces partis au sein du Parlement européen fait à l’institution et vice-versa. Les chapitres trois et quatre s’intéressent aux échanges de ressources entre groupes marginalisés de la bulle eurocrate : les partis d’extrême droite et les lobbys défendant des intérêts extrêmes de la droite conservatrice comme la légalisation des armes à feu. Delaine montre dans le chapitre trois, « Offrir une plateforme aux croisades conservatrices », comment les eurodéputé·es RN ouvrent une porte auparavant close à ces groupes d’intérêt controversés, et constituent un relais de leurs revendications au sein de l’arène parlementaire européenne. Dans le chapitre « S’insérer dans l’Europe des nationalistes », ce sont les échanges entre groupes d’extrême droite qui sont traités. Elle souligne en particulier la collaboration forcée par les règles de formation des groupes politiques. Celle-ci amène une forme de hiérarchisation symbolique entre, « en haut », les partis d’extrême droite plus ou moins « respectables » et, « en bas », les eurodéputé·es non inscrit·es, qui se retrouvent privé·es d’un certain nombre de ressources institutionnelles. Par ailleurs le Parlement européen constitue un tremplin permettant à ces partis de former des liens au-delà des frontières de l’Europe. Il est un gage de sérieux et de respectabilité auprès des extrêmes droites russes et états-uniennes. Les agent·es RN évoluent ainsi dans un espace international de l’extrême droite, où se croisent personnel politique et représentant·es d’intérêts conservateurs. Le Parlement européen apparaît alors comme une arène centrale de cet espace. Au-delà de la consolidation d’une paradoxale extrême droite nationaliste et internationale, la présence du RN dans l’assemblée europarlementaire lui offre également un certain nombre de protections. Le chapitre six, « Incarner la “vraie droite” » montre ainsi que les élu·es RN échangent régulièrement de manière informelle avec les équipes du PPE, s’intégrant progressivement à la droite traditionnelle européenne. Ce processus se manifeste notamment par une convergence des votes sur un grand nombre de sujets, y compris la politique agricole commune. L’enjeu pour les élu·es d’extrême droite devient alors de performer des positions plus « fermes », sur l’immigration par exemple, pour se distinguer malgré tout. Enfin, le chapitre sept, « Avoir une place de droit », montre la centralité de l’immunité parlementaire offerte par un mandat européen. Les élu·es RN disposant d’un capital juridique important passent ainsi une grande partie de leur mandat sur les dossiers de levée des immunités, afin de protéger les élu·es d’extrême droite souvent impliqués dans diverses « affaires ». Un des effets de ce travail des élu·es RN est un renforcement généralisé de la protection juridique des eurodéputé·es.

  • 6 Georgakakis Didier, Le champ de l’Eurocratie, Economica, coll. « Études politique », 2012.
  • 7 Son travail contribue ainsi directement au « practice turn » des études européennes, appelé par Reb (...)
  • 8 On pense ainsi au récent ouvrage collectif que Delaine a co-dirigé – Dahani Safia, Delaine Estelle, (...)

5Estelle Delaine nous raconte ainsi l’histoire de cette double normalisation des agent·es RN au sein du champ de l’Eurocratie, et de l’extrême droite au sein du Parlement européen. Elle montre tout au long de son ouvrage le jeu d’équilibre auquel se livrent ces élu·es, entre constitution d’un capital institutionnel qui les intègre à l’assemblée parlementaire et maintien d’un capital réputationnel qui les inclut dans cet espace international de l’extrême droite. Si la thèse est clairement démontrée par un terrain très riche, on peut regretter un manque de comparaison avec les agent·es d’autres groupes politiques du Parlement, limite néanmoins compréhensible de la démarche ethnographique. Une des conséquences est ainsi une spécificité du RN et de l’extrême droite qui n’est pas toujours évidente pour le ou la lecteur·ice. Malgré cette limite, le travail d’Estelle Delaine est une contribution importante à la sociologie de l’UE. Son travail dévoile les arcanes du Parlement européen, avec une entrée « par les marges » du champ eurocratique6. Elle montre les jeux de négociation, au plus près des pratiques7 des acteur·ices, proposant une analyse incarnée de l’espace bureaucratique européen. L’ouvrage constitue également une contribution à la sociologie politique du RN8. Ce terrain hors des frontières françaises permet de décentrer le regard sur un objet souvent abordé avec un angle exclusivement national.

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Notes

1 Ross George, Jacques Delors and European Integration, Oxford, Oxford University Press, 1995.

2 Abélès Marc, La vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992.

3 Mérand Frédéric, Un sociologue à la Commission européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2021

4 Behar Maxime, Faire le Collège d’Europe : une sociologie de la formation des classes dominantes aux métiers de l’Europe, Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 2021.

5 Comme l’ouvrage de Didier Georgakakis, Le champ de l’Eurocratie, Economica, coll. « Études politique », 2012 ; ou le travail de Sébastien Michon sur la formation des futurs eurocrates : À l’école des eurocrates. La genèse de la vocation européenne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

6 Georgakakis Didier, Le champ de l’Eurocratie, Economica, coll. « Études politique », 2012.

7 Son travail contribue ainsi directement au « practice turn » des études européennes, appelé par Rebecca Adler-Nissen. Voir : Adler-Nissen Rebecca, « Towards a Practice Turn in EU Studies : The Everyday of European Integration », Journal of Common Market Studies, vol. 54, n° 1, 2016, p. 87-103.

8 On pense ainsi au récent ouvrage collectif que Delaine a co-dirigé – Dahani Safia, Delaine Estelle, Faury Félicien, Letourneur Guillaume (dir.), Sociologie politique du Rassemblement national. Enquêtes de terrain, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2023 (compte rendu pour Lectures de Matthias Levalet : https://journals.openedition.org/lectures/63997) – ou encore au travail de Félicien Faury sur les électeurs « ordinaires » du RN : Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024 (compte rendu pour Lectures de Tristan Boursier : https://journals.openedition.org/lectures/65600).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céleste Bonnamy, « Estelle Delaine, À l’extrême droite de l’hémicycle. Le Rassemblement national au cœur de la démocratie européenne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 octobre 2024, consulté le 16 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65718 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ggp

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Rédacteur

Céleste Bonnamy

Maîtresse de conférence en science politique, Sciences Po Lille, Ceraps.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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