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Nina Valbousquet, Les âmes tièdes. Le Vatican face à la Shoah

Théo Empereur-Mot
Les âmes tièdes
Nina Valbousquet, Les âmes tièdes. Le Vatican face à la Shoah, Paris, La Découverte, 2024, 451 p., ISBN : 9782348077173.
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Texte intégral

  • 1 Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, Paris, Flammarion, 1993.

1Le 26 décembre 1944, l’écrivain Albert Camus interpelle Pie XII en une du journal résistant Combat. Le texte déplore son manque de clarté concernant la condamnation des dictatures : « Disons-le clairement, nous aurions voulu que le pape prît parti, au cœur même de ces années honteuses, et dénonçât ce qui était à dénoncer ». L’éditorial est rédigé en réponse au discours radiophonique du pape qui, pour la première fois, soutient la cause des Alliés et de la démocratie. La conclusion est sans appel : « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants » (p. 8). Le texte de Camus sert de point de départ à Nina Valbousquet qui entend étudier l’attitude du pape et du Vatican face à la Shoah, dans ses silences et ses prises de position. L’historienne propose également d’expliquer pourquoi des acteurs contemporains ont eu besoin de la parole du pape, de saisir ce qu’on attendait de lui et enfin d’étudier les débats mémoriels, encore intenses aujourd’hui. L’étude s’inscrit dans le contexte de l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII (1939-1958) par le pape François en mars 2020, qui viennent compléter la documentation déjà disponible sur Pie XI (1922-1939). Il est par conséquent désormais possible d’étudier l’attitude de l’Église, de l’entre-deux-guerres à l’après-guerre. Pour ce faire, l’auteure a consulté à « contre-jour » (p. 15) les fonds des archives de la section pour les relations avec les États de la secrétairerie d’État (ASRS) et les archives apostoliques vaticanes (AAV). En effet, le fond et la forme d’un document du Vatican fournissent des indices sur le « processus de décision », mais donnent aussi à voir les « hésitations, dilemmes et biais de l’administration » (p. 17). Ainsi, la démarche d’analyse, inspirée de la microhistoire italienne1, permet de saisir « les tensions internes et les diverses temporalités d’un document » (p. 18).

2 Dans une première partie, Nina Valbousquet étudie le substrat intellectuel et idéologique qui explique le positionnement de l’Église vis-à-vis des juifs. La perception du judaïsme par le Vatican se fait par le prisme de « l’enseignement du mépris » (p. 21) justifié par le caractère déicide qui est attribué au peuple juif depuis les écrits patristiques datant de l’Antiquité tardive. Malgré un objectif de conversion à long terme rendant l’inclusion des juifs dans l’Église possible dans une logique eschatologique, un individu chrétien « non-aryen », un juif converti donc, est victime d’une hostilité institutionnelle qui le marginalise malgré la validité du sacrement. Ainsi, cette « mémoire historique de l’Église » fait du juif un protégé du pape en tant que membre du « peuple salvateur » (Paul de Tarse), tout en instaurant un régime de marginalisation sociale. Ceci expliquerait les réactions du clergé sous le régime de Vichy qui ne s’est pas prononcé contre le statut des juifs du 3 octobre 1940, mais s’est opposé aux déportations des années 1941 et 1942. Le pape Pie XI n’entreprend lui de s’opposer aux lois raciales qu’à partir de leur adoption dans l’Italie fasciste. Dans un premier temps, cette opposition reste prudente afin de maintenir des relations difficilement normalisées par la signature du concordat de Latran en 1929. Cependant, ce n’est pas l’antisémitisme, qui reste compatible avec le dogme catholique, que le pape condamne, mais les conséquences des lois raciales sur les chrétiens « non-aryens », parce qu’elles fragilisent les mariages mixtes pourtant protégés par le concordat de 1929. Le décès du pape en février 1939 entraîne l’abandon des condamnations officielles, Pie XI ayant représenté le pape le plus opposé aux politiques antisémites jusqu’au concile de Vatican II. Son successeur, Pie XII, est un pape austère, plus diplomatique et moins impétueux.

  • 2 Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Paris, Flammarion, 2012.

3À partir du déclenchement du conflit mondial, les efforts du Vatican se concentrent sur l’aide aux réfugiés « non-aryens » convertis qui ont fui le régime nazi. Le Brésil décide de distribuer un total de mille visas afin d’accueillir les individus convertis depuis 1934. Cependant, l’obtention de ces visas nécessite un solide réseau catholique ; de surcroît, le voyage jusqu’au port de Lisbonne nécessite l’obtention de visas des pays de départ ce qui complique à l’extrême le départ des exilés, comme en témoigne le dramatique exemple de Walter Benjamin. Par conséquent, des centaines d’exilés ont attendu, souvent en vain, leur départ depuis Lisbonne dans une précarité totale. En comparaison, Jean Renoir, réalisateur non-juif et aisé, a attendu plusieurs mois à Lisbonne avant son départ pour les États-Unis2. Ainsi, la précarité vécue par les réfugiés sans ressources est plus intense que pour le reste des demandeurs d’expatriation. Les rares élus qui ont obtenu leur départ, avec l’aide d’un financement caritatif provenant d’associations juives américaines privées, accepté avec méfiance par le Vatican car d’origine non-chrétienne, ont fini par être refoulés au Brésil et renvoyés en Europe, où « seul Dieu pourra les protéger » (p. 106).

  • 3 Christian Ingrao, La promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide (1939-1943), Paris, Seuil, 2016 (...)

4Dans une seconde partie, l’historienne cherche à décrire et comprendre les actions de l’Église face à la Shoah, évènement qui n’est pas compris sur le moment, mais dont les conséquences exterminatrices sont bien connues par des témoignages comme ceux du Polonais Jan Karski. Durant tout le conflit, le Vatican est resté un État neutre et a refusé de condamner explicitement la politique de déportation, puis d’extermination, des populations juives d’Europe de l’Est. Les réactions dépendent alors du contexte local, à l’image du clergé roumain qui baptise en masse les juifs afin de les protéger de la politique antisémite du parti fasciste au pouvoir (la Garde de Fer). Pourtant, l’administration de l’État pontifical reçoit dès février 1942 les témoignages de « l’impulsion radicalisatrice »3. Les décisions du secrétaire Angelo Dell’Acqua permettent en particulier de comprendre l’immobilisme de l’Église : celui-ci influence l’opinion du Vatican par ses prises de position teintées d’une violente hostilité à l’égard du judaïsme, assimilé au bolchevisme combattu par le régime nazi. L’auteure étaye son propos en citant longuement, et utilement, des lettres du secrétaire dont elle analyse la phraséologie. On peut regretter que ces textes ne figurent pas en langue originale, afin d’apprécier au mieux la teneur des mots employés. Néanmoins, les traductions éclairent efficacement sur la violence du mépris de l’administration vaticane à l’égard des juifs.

  • 4 Daniel-Rops, Histoire sainte. Jésus en son temps, Paris, Fayard, 1945.

5Par conséquent, les meurtres de masse sont connus, mais la papauté reste prudente afin de maintenir sa neutralité, comme en témoigne le refus de Pie XII de ratifier la déclaration interalliée du 17 décembre 1942 qui dénonce les crimes orchestrés contre les juifs. Seul le discours de Noël 1942 se rapproche d’une forme de condamnation mesurée, alors que le Vatican dispose d’une connaissance précise du ghetto de Varsovie. Nina Valbousquet démontre ainsi, documents à l’appui, que les protestations du clergé français, principalement exprimées par l’opposition de l’archevêque de Toulouse à la rafle du Vel d’Hiv, ne sont pas issues d’une initiative du nonce à Vichy (i.e. l’ambassadeur du Vatican), Valerio Valeri, et encore moins de Pie XII. Les initiatives de sauvetage ont donc été individuelles et indépendantes du Vatican, à l’exemple de l’action du père Marie-Benoît de Bourg-d’Iré, premier religieux à obtenir le titre de « Juste parmi les nations », qui a fabriqué de faux papiers malgré les réticences de l’administration pontificale. Des condamnations officielles existent pourtant, comme en témoigne la prise de position théologique du clergé des Pays-Bas ou encore l’avertissement prononcé par Pie XII face à la politique de Miklós Horthy en Hongrie. Le Vatican n’a donc pas été totalement inactif, ce qui lui a permis a posteriori de déclarer que « le Saint-Siège a fait, fait et fera tout son possible » dans un discours d’autocélébration. Après la guerre, les rémanences de l’antijudaïsme maintiennent en réalité le mépris du Vatican, comme en témoignent les écrits de Daniel-Rops4, appréciés au sein de la chancellerie, qui expliquent que la Shoah est un châtiment à l’encontre du peuple déicide. Ainsi, le pogrom de Kielce perpétré en 1946 à l’encontre des survivants de la Shoah n’a pas été condamné par la papauté malgré les demandes du primat de Pologne, et l’État d’Israël n’est reconnu qu’en 1993. Entre 1946 et 1993, les pontificats de Jean XXIII et de Paul VI, instigateurs du concile Vatican II, entament toutefois le rapprochement de l’Église avec le judaïsme.

6Le livre de Nina Valbousquet éclaire avec intelligence les silences et les prises de parole d’une Église catholique par définition hostile au judaïsme, hostilité qui est expliquée sur le temps long. En analysant l’attitude de Pie XI, pape dont la prise de position a été plus favorable à l’égard des juifs, on saisit en quoi le pontificat de Pie XII fut particulièrement refroidi par la « tiédeur des âmes » de l’administration qui, à l’instar du secrétaire dell’Acqua, a fait écran face au massacre.

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Notes

1 Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, Paris, Flammarion, 1993.

2 Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Paris, Flammarion, 2012.

3 Christian Ingrao, La promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide (1939-1943), Paris, Seuil, 2016.

4 Daniel-Rops, Histoire sainte. Jésus en son temps, Paris, Fayard, 1945.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Théo Empereur-Mot, « Nina Valbousquet, Les âmes tièdes. Le Vatican face à la Shoah », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 octobre 2024, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65840 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12jkg

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Rédacteur

Théo Empereur-Mot

Diplômé d’un Master d’histoire à l’École Normale Supérieure de Lyon.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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