2S’inscrivant dans la série « Sciences politiques et droit », L’espace public a pour ambition de proposer une synthèse accessible des usages et des débats relatifs à cette notion. Sans doute en raison de son domaine de recherche, l’auteur fait le choix d’un parti pris qui pourra surprendre le lecteur au premier abord : celui de construire l’ouvrage en mettant en parallèle la notion d’espace public au singulier, et celle d’espaces publics au pluriel. La première correspond au concept d’Habermas. Elle est généralement mobilisée dans les recherches sur le monde des idées politique et de la communication. La seconde, plus proche du sens courant, fait référence aux lieux publics et aux espaces urbains, objets qui intéressent plus largement les géographes, les sociologues ou les urbanistes.

4La distinction entre espace public et espaces publics joue ainsi le rôle de colonne vertébrale de l’ensemble du livre, construit autour de deux grandes parties et d’un chapitre qui joue le rôle de pont entre les deux. Les deux premiers chapitres sont consacrés à la notion d’espace public habermassienne. Le troisième chapitre peut être vu comme une transition qui s’intéresse à l’évolution des frontières entre public et privé, préparant le lecteur à l’arrivée de la deuxième partie. Cette dernière se compose des quatrième et cinquième chapitres, tous deux dédiés à la notion d’espaces publics et à ses incarnations concrètes.

5Le premier chapitre présente la notion habermassienne d’espace public en partant de sa définition première, de ces évolutions et des débats qu’elle suscite encore aujourd’hui. En tant qu’espace intermédiaire se situant entre l’État et l’individu, l’espace public d’Habermas apparaît dans plusieurs sociétés européennes du XVIII^e siècle, parallèlement à l’émergence d’une société civile bourgeoise qui se donne pour objectif de contrebalancer le pouvoir de l’État. Le chapitre propose une introduction, certes non exhaustive, mais tout de même éclairante, des principales critiques émises à l’encontre de ce concept depuis sa création, notamment celle d’Oskar Negt, qui reproche à Habermas de trop se focaliser sur l’espace public bourgeois, ou encore celle de Nancy Fraser, qui rappelle les inégalités d’accès à cet espace. En guise d’apport par rapport aux éditions précédentes, le premier chapitre se termine sur une courte partie à propos des effets d’Internet sur espace public. Paquot y présente les dernières réflexions d’Habermas, notamment ses inquiétudes sur le processus de plateformisation de l’espace public, et sur le brouillage des frontières entre sphère publique et sphère privée consécutif à l’avènement des réseaux sociaux numériques.

6Le deuxième chapitre consiste en une description des incarnations matérielles de l’espace public habermassien du XVIII^e siècle : les journaux, les cafés et les salons. Bien que l’on soit toujours dans l’analyse de l’espace public au singulier, on commence à voir apparaître l’appétence de l’auteur pour la dimension proprement sociale de la notion. Pour Habermas, l’espace public émerge au moment où la presse écrite se développe dans certains pays d’Europe de l’Ouest. Ainsi, le dépassement des opinions privées va se faire grâce aux journaux qui vont « jouer un rôle crucial dans l’homogénéisation d’un univers mental privilégiant les valeurs urbaines » (p. 35). De la même manière, le développement entre les XVIII^e et XIX^e siècles des cafés et des salons va avoir des effets que l’auteur qualifie d’indirects sur l’émergence de l’espace public habermassien. Alors que ces derniers sont nés pour le plaisir de la vie de cour et de la vie bourgeoise, ils vont se transformer en canaux de la critique politique et de la diffusion des idées philosophiques.

8Le quatrième chapitre nous transporte vers l’autre versant du livre, consacré aux espaces publics, et notamment aux voies de circulation des villes. L’auteur remonte aux caractéristiques des rues de la Grèce et de la Rome antique, en rappelant qu’il est alors difficile de parler de lieux publics dans la mesure où la séparation entre privé et public n’est pas encore intervenue. Sont ensuite passés en revue le Moyen-Âge, la période industrielle puis la période contemporaine, où la construction des espaces publics va de pair avec la concentration progressive du pouvoir et la construction de l’État.

9La rue, en tant qu’incarnation d’un espace public, perd peu à peu ses fonctions purement techniques (circulation, signalisation) pour aller vers une plus grande diversification des pratiques et des usages, qui sont le thème du cinquième et dernier chapitre du livre. Si la rue est originellement conçue comme un espace de liberté et un lieu d’expression au même titre que l’espace public au singulier, on peut y constater des inégalités de représentation similaires à celles identifiées pour l’accès aux pages des journaux. Ainsi, elle ne donne pas le même niveau d’accès à ses usagers selon leur sexe ou leur âge. De même, si la rue est un emplacement de manifestation emblématique, elle fait aujourd’hui l’objet d’un processus de surveillance de plus en plus accru des pouvoirs publics. Pour autant, elle fait toujours l’objet d’utilisations différentes de ses fonctions premières, comme en témoignent les modes d’utilisation que peuvent en faire les artistes ou les sans-abris qui s’y installent.

10Pour conclure, on retient de ce livre d’introduction une tentative originale de présenter les différentes facettes d’une notion complexe, malgré les difficultés inévitables de l’exercice. Il a le mérite de prendre à bras le corps l’ambiguïté sémantique du concept d’espace public en proposant une séparation claire et nette qui joue sur la distinction entre singulier et pluriel, même si cette séparation aurait pu trouver sa place de façon plus claire dans le titre de l’ouvrage par exemple. On apprécie aussi les efforts de l’auteur pour présenter des cas qui vont au-delà des sociétés occidentales, généralement utilisées comme point de référence. S’agissant d’une troisième édition, on aurait aimé, sans forcément y consacrer un chapitre entier, que l’auteur prenne davantage de temps pour aborder l’arrivée du numérique et ses effets, ce thème n’étant évoqué que très succinctement à la fin du premier chapitre et en conclusion du livre. Il nous semble que la séparation entre espace public et espaces publics demande à être rediscutée dès lors que l’on essaie d’y rattacher l’espace public numérique. Pour autant, ce repère remplit tout à fait sa fonction introductive et permettra au lecteur de découvrir un concept classique des sciences humaines et sociales.