Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2024Michaël Pouteyo, Fernand Deligny,...

Michaël Pouteyo, Fernand Deligny, enfant et institution. Pour une histoire de l’enfance en marge

Jonathan Louli
Fernand Deligny, enfant et institution
Michaël Pouteyo, Fernand Deligny, enfant et institution. Pour une histoire de l'enfance en marge, Lyon, ENS Éditions, coll. « La croisée des chemins », 2024, 438 p., préface de Michel Chauvière, ISBN : 979-10-362-0694-8.
Haut de page

Texte intégral

1Comme le précise le sociologue Michel Chauvière dans sa préface, Michaël Pouteyo a d’abord fait des études de philosophie avant de devenir éducateur puis formateur en travail social. Depuis de nombreuses années, il s’intéresse, en philosophe, à l’histoire de « l’enfance en marge » et des institutions qui entendent en faire la « rééducation ». Ses recherches se centrent notamment sur les travaux et activités de Fernand Deligny, autour duquel portait sa thèse de philosophie, soutenue en 2021, et dont le contenu de cet ouvrage est en partie tiré.

2Par sa personnalité, ses écrits, ses prises de position et initiatives, Fernand Deligny (1913-1996) a marqué l’histoire du travail social, de l’éducation spécialisée, et notamment des métiers et institutions prenant en charge des enfants et jeunes – qu’à une époque pas si lointaine on disait « inadaptés ». Mais la place historique attribuée à Deligny n’est pas exempte de contradictions : c’est que les mouvements d’appropriation, de prise de distance, de polémique, par rapport à lui, sont révélateurs de la façon dont le secteur de « l’enfance inadaptée » s’institutionnalise au milieu du XXe siècle. C’est sur ces allers-retours entre Deligny et l’enfance en marge comme « édifice institutionnel en construction » (p. 371) que se centre le présent ouvrage.

3L’intention de Michaël Pouteyo est de développer une « histoire matérialiste des idées » (p. 10) retraçant les tensions à l’œuvre dans l’émergence de l’environnement institutionnel de l’enfance inadaptée. Cette démarche vise à « cartographier » ce territoire en voie de professionnalisation entre les années 1930 et 1950, en prenant comme points cardinaux les positions de Deligny et d’autres « personnages ». Ces positions sont matérialisées par des faits biographiques (carrières professionnelles et institutionnelles, rencontres…), par leurs écrits respectifs, et par les polémiques qui en ont émergé. Michaël Pouteyo entend ainsi étudier philosophiquement en quoi les mouvements d’idées ont influencé la tectonique institutionnelle, en s’articulant à des pratiques de terrain.

4Dans une première partie, l’auteur présente les fondements sur lesquels le secteur de l’enfance inadaptée va s’institutionnaliser au tournant de la Seconde Guerre mondiale. On voit tout d’abord à l’œuvre certaines tensions dans le paysage, à travers les polémiques entre les visions de l’enfant qui sont celles de Deligny à l’époque et celles de nombreux contemporains. Ces divergences concernent notamment la conception des « sujets » individuels : Deligny met l’accent sur des dimensions sociales, collectives, matérielles et dynamiques (l’influence du « milieu »), à l’opposé des conceptions scientistes et médicalisées et/ou moralisantes et confessionnelles, qui, elles, tendent à essentialiser l’enfant (c’est-à-dire à en produire une image figée et abstraite, tirée d’une supposée nature de l’enfant).

5Les conceptions auxquelles s’oppose Deligny émergent principalement, d’une part, du courant de la « neuropsychiatrie infantile », et, d’autre part, du mouvement scout. Ces deux réseaux d’hommes et d’idées, gagnant en puissance entre les années 1930 et 1950, ont une forte influence sur « l’arrière-plan » idéologique sur lequel se structure le secteur de l’enfance inadaptée. Michaël Pouteyo illustre cette influence en restituant le parcours et en commentant certains travaux de deux personnages de l’époque : le médecin psychiatre George Heuyer et le magistrat Henri Joubrel. Mais le paysage institutionnel ne s’unifie pas sans tensions et exclusions, comme le montre le cas de Louis Le Guillant. Ce psychologue, soutien de Deligny, membre du Parti communiste français, est évincé de ses responsabilités en 1948 après le départ des communistes du gouvernement, et se trouve progressivement marginalisé. Deligny lui-même connaît un parcours similaire, comme le relate la suite du livre.

6La seconde partie de l’ouvrage s’attarde moins sur le paysage institutionnel en constitution que sur la manière dont celui-ci se cimente progressivement grâce à une « idéologie » particulière, portée par une langue commune. Tandis qu’avant la Seconde guerre mondiale, plusieurs enquêtes journalistiques font connaître à l’opinion publique le scandale des « bagnes pour enfants » et les conditions effroyables de détention des mineurs, dans l’après-guerre le secteur cherche la reconnaissance institutionnelle par la modernisation et la professionnalisation : « l’émotion cède le pas à la gestion » (p. 263). Les institutions de l’enfance inadaptée bénéficient de réglementations et financements qui ont émergé sous le Front populaire, puis surtout durant le régime de Vichy. Certains personnages, au sortir de la guerre, entreprennent donc de poursuivre la légitimation du secteur, soit en réécrivant son histoire (par exemple Joubrel exagérant quelque peu l’influence du scoutisme), soit en travaillant à une nouvelle « grammaire » commune, d’inspiration scientifique – c’est ainsi en profitant des aspirations scientistes du secteur que la « neuropsychiatrie infantile » gagne ses lettres de noblesse.

7Dans cette construction idéologique, la place attribuée par les acteurs à Deligny est quelque peu ambivalente. Avec la parution d’un de ses livres les plus connus, Graine de crapule, en 1945, Deligny est reconnu, célébré pour sa créativité, au moment où le secteur cherche à s’unifier. Quelques années plus tard, alors que la « mécanique » institutionnelle est en place, et que Deligny, réfractaire à cette fermeture, part dans les Cévennes réaliser de nouvelles « tentatives », il est progressivement marginalisé. Il est identifié par les contemporains (auteurs dans les revues, conférenciers, notables, romanciers comme Gilbert Cesbron...) comme un expérimentateur et un original, non sans une certaine condescendance : le nom de Deligny lui échappe, est remplacé par son « renom », qui, dès les années 1950, n’est plus cité que pour indiquer les « marges » du secteur institutionnel de l’enfance inadaptée.

8Comme un clin d’œil à Deligny, Michaël Pouteyo nomme son enquête une « tentative philosophique ». Bien que dense et touffu, l’ouvrage est d’une grande lisibilité, et on se doit de souligner la grande érudition de l’auteur, fin connaisseur de l’œuvre et des activités de Deligny, mais aussi de l’environnement et des personnages qui, en lien avec lui, ont contribué à l’émergence du secteur de l’enfance inadaptée. Le sujet abordé est très vaste et l’on peut comprendre que ce « philosophe éducateur » (ainsi que le qualifie Michel Chauvière dans sa préface) ne puisse le traiter de manière exhaustive : il y fait plutôt des incursions ciblées, sous différents angles, se concentrant sur certaines bornes révélatrices des dynamiques et des tensions qui ont cours. On se rend compte, à travers l’analyse de l’auteur, mais aussi à travers les positions de Deligny qu’il présente, à quel point la morale et le conservatisme étaient au cœur de ce secteur clef de l’éducation spécialisée et du travail social qu’est « l’enfance inadaptée » (qui regroupe aujourd’hui, mutatis mutandis, ce qu’on appelle la protection de l’enfance, la justice des mineurs, la pédopsychiatrie...). On ne peut donc qu’apprécier l’effort « matérialiste » de Michaël Pouteyo, qui contribue à nous départir des idéalismes et stéréotypes à propos de ces champs professionnels, de leurs réalités historiques et pratiques, et de leurs enjeux sociaux et politiques.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jonathan Louli, « Michaël Pouteyo, Fernand Deligny, enfant et institution. Pour une histoire de l’enfance en marge », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 novembre 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/65948 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12mve

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search