1Au moment où l’Europe de l’Est s’enlise dans la guerre et où le Proche-Orient connaît un regain de violence faisant craindre un embrasement général de la région, le diagnostic selon lequel « la guerre […] est une capitulation de la raison » (p. 6) semble malheureusement s’imposer une nouvelle fois et confère au numéro 226 de la revue Raison présente une pertinence et une acuité certaines. À travers neuf articles, organisés en une première partie empirique (p. 11-48), une seconde partie théorique (p. 49-78) et une troisième partie analytique (p. 79-99), les auteurs apportent différents éclairages au sujet de la propagande de guerre qui n’a pas à son origine la connotation péjorative que nous lui connaissons aujourd’hui. En effet, le mot propagande renvoie au XVII^e siècle et jusqu’au au début du XX^e siècle à l’idée d’expliquer et d’informer. « Il ne s’agissait pas […] d’intoxiquer ou de tromper, mais de défendre des options avec une mise en valeur d’idées ou d’arguments exposés publiquement » (p. 6). Si l’acception péjorative est aujourd’hui indissociable du terme de propagande, cela vient avant tout de pratiques manipulatoires systématiques mises en place à partir de la Première Guerre mondiale.

3Dans le deuxième article de la revue, Masatoshi Inoue analyse le discours médiatique français au sujet du largage des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki et pose la question de l’occultation des souffrances des victimes au profit d’un discours médiatique qui exalte le « progrès technoscientifique » (p. 19). En effet, au lendemain des largages, les récits sont fortement influencés par la propagande américaine. Le point de vue des victimes reste totalement muet. Après la capitulation japonaise, l’ampleur des dégâts et en particulier les effets des radiations commencent en revanche à être abordés. La SCAP (Supreme Commander for the Allied Powers), qui exerce le contrôle d’informations dans le Japon occupé, va progressivement insister sur « l’effet persistant de la radioactivité » (p. 26). Toutefois, les premiers témoignages de victimes ne commencent à être diffusés qu’à partir du début du mois de septembre 1945, alors que l’intérêt des médias s’estompe au profit d’une attention accrue sur le monde d’après-guerre.

4Alain Ruscio se penche sur la propagande française durant la guerre d’Indochine. Il montre comment ce conflit s’inscrit pleinement dans le contexte géopolitique de la guerre froide. En effet, la propagande va évoluer et opérer la transition du discours prônant « la notion de grandeur française liée au maintien des positions impériales du pays » (p. 32) vers un discours anticommuniste montrant les dangers d’un basculement de la colonie française dans le giron de Moscou. Ainsi, à la lumière de ce contexte de basculement, le discours du général de Lattre à Washington le 20 septembre 1951 préfigurait d’ores et déjà la théorie des dominos rendue célèbre trois années plus tard par le président américain Dwight D. Eisenhower. Le discours de propagande acquiert donc ainsi une dimension internationaliste qui efface la dimension nationaliste française au profit d’un soutien international à « l’effort de guerre français face au communisme » (p. 35).

5La mutation de la propagande française continue durant la guerre d’Algérie. Dans le dernier article de la partie empirique, Sébastien Denis montre la difficulté « de rendre lisible une ligne de politique claire des deux côtés de la Méditerranée » (p. 39). Les autorités militaires françaises en Algérie qui ont la charge de réaliser le matériel de propagande se heurtent, dans leur volonté de clarification de la posture française en Algérie, tant auprès du public algérien que du public français, à de nombreuses difficultés qui rendent la tâche de la propagande militaire française de plus en plus complexe. En revanche, la propagande civile en France bénéficie de ressources supérieures et utilise efficacement les médias de masse (notamment le cinéma et la télévision). Lorsque la propagande militaire est réformée au cours de l’année 1960, la guerre de l’image est déjà perdue et l’enjeu de la propagande française est « [d’accompagner] le courant international de décolonisation » (p. 48) et non plus de le combattre.

6La partie théorique s’ouvre avec l’article de Christian Ferrié au sujet de la guerre « psychologique ». D’après l’auteur, la propagande militaire parle de la guerre psychologique comme d’une guerre idéologique agissant sur les foules afin de modifier le moral des troupes combattantes en diffusant des informations vraies ou fausses. Par ce biais, la propagande militaire génère l’impression que la guerre psychologique est moins violente. Or, à travers différents exemples, l’auteur montre que cette affirmation selon laquelle une guerre « idéelle » serait différente d’une guerre « matérielle » (p. 49) est trompeuse. Il n’existerait pas de guerre psychologique mais plutôt des tactiques de « psycho-terrorisme » (p. 50) qui s’inscrivent pleinement dans la guerre conventionnelle en terrorisant la psychè des populations civiles.

7À travers la présentation du personnage d’Edward Bernays (1891-1995), Patrick Tort nous plonge au cœur de la fabrication de l’opinion publique. En effet, le publicitaire américain intègre dans ses actions marketing les composantes de la psychanalyse et de la psychologie des foules pour optimiser « ses procédés de persuasion de masse » (p. 64). Au lieu de valoriser le « renoncement pulsionnel » qui est d’après Freud le moteur civilisationnel, Bernays instrumentalise ces pulsions afin de vendre des produits lorsqu’il travaillait pour l’American Tabocco Company ou pour vendre des idées lorsqu’il participait aux travaux du Committee on Public Information, créé en 1917. Partant du constat que la démocratie nécessite la création d’un « consensus majoritaire » (p. 64) au sein d’une société individualiste, libérale et égalitaire, que le peuple est un « agrégat homogène mais instable » (p. 65) privé de raison, Bernays est convaincu que le peuple doit être guidé tout en lui faisant croire qu’il ne fait qu’exercer sa liberté totale de choix. La propagande doit alors servir de lien entre le « gouvernement (le cerveau, rationnel) et l’opinion publique » (p. 66). Bernays réalise ainsi le rêve totalitaire, « faire désirer et agir dans le sens souhaité et défini par la puissance qui l’informe, tout en lui donnant l’illusion d’accomplir ainsi sa propre volonté » (p. 66).

10Globalement, le choix des articles du dossier thématique offre un aperçu cohérent et homogène. La présentation diachronique structure clairement le propos. On pourra cependant regretter le fait que les articles ne se penchent que sur la situation française, excepté celui de Wolfgang Streeck. Des recherches sur d’autres pays (par exemple la propagande en Allemagne ou Russie) auraient pu apporter un complément synchronique tout à fait intéressant. Il n’en reste pas moins qu’il est plus que jamais nécessaire de s’intéresser et de réfléchir aux récits proposés par la propagande afin d’éclairer de manière critique leur univocité, homogénéité, simplicité, force et manichéisme afin de ne pas tomber dans le piège que toute propagande tend à son public, celui d’être une clé d’intelligibilité du monde dans lequel nous vivons.