1L’espace public joue-t-il le rôle d’une agora, en favorisant le dialogue raisonnable de la vie politique ? Dans quelle mesure la proposition philosophique d’Habermas, qui fait de tout lieu public un espace essentiellement démocratique, résiste-t-elle à l’analyse sociologique ? C’est ce questionnement qui introduit le présent ouvrage. Préfacé par ses deux co-directeurs et postfacé par Michel Wieviorka, il est subdivisé en treize chapitres et séquencé autour de trois parties principales : « contrôler les déviances et délinquances de rue », « policer l’espace public » et « repolitiser la ville et ses espaces marginalisés ».

2L’ouvrage interroge la définition de la notion d’espace public, en rappelant qu’elle était réservée aux champs de la philosophie, des sciences politiques et de la communication jusqu’en 2010, où elle est entrée officiellement dans le langage juridique pour la première fois. Bien qu’étant axé sur des enquêtes menées en France et à l’époque contemporaine, le volume apporte une perspective historique, notamment avec le chapitre de Romain Jaouen sur la régulation des sexualités entre hommes dans l’espace public parisien après la Seconde Guerre mondiale. L’auteur rappelle que la définition d’espace public varie selon les époques : au XX^e siècle, le code pénal étendait la loi contre l’outrage public aux urinoirs, bien qu’il s’agisse d’espaces clos et abrités, car ils demeuraient « accessibles au regard public ». L’espace public n’était donc pas réduit aux espaces extérieurs de rencontres, de sociabilité et de circulation. On trouve par ailleurs quelques effets d’élargissement géographique dans l’ouvrage, avec la mention de l’espace public en Belgique ou en Suisse, ce qui suggère la possibilité d’étendre ce prisme d’analyse à d’autres territoires.

3Mais qu’entendent les différent·es contributeur·ices par le terme relativement vague de « déviance » ? Quels traits définitionnels permettent d’en faire un objet épistémologique défini et d’en dégager une compréhension unifiée ? Il ne s’agit pas nécessairement d’individus commettant des actes illicites, mais aussi des populations défavorisées, des personnes âgées, des pratiquant·es du parkour ou encore des manifestant·es – toute catégorie de personnes susceptible de contrevenir à la représentation commune de ce qui est approprié ou légitime. Les sujets déviants, de ce point de vue, sont moins des populations problématiques que « problématisées », selon la distinction de Marcelo Otero reprise dans le volume : sont problématisés la défavorisation économique (chômage, itinérance, précarité résidentielle), la différence (rejet et discrimination des minorités), les handicaps et les comportements (conduites nuisibles, dérangeantes, réprouvées socialement ou légalement). Il convient de souligner l’apport heuristique du parti pris méthodologique de l’ouvrage, qui traite à la fois des marginalités légales et illégales, afin d’interroger les modes de perception des individus « indésirables », et de mettre au jour les similitudes de structure dans les réactions sociales qu’ils suscitent. Lucile Franz désigne ainsi l’indépassable bicatégorisation des déviant·es par la société majoritaire à partir d’un prisme moral : le marginal méritant se voit distingué du parasite, le valide de l’invalide, celui qui est vraiment nécessiteux de celui qui feint la difficulté. Cette approche manichéenne détermine une réaction sociale polarisée entre assistance et répression, voire bannissement, ce qui ne permet pas de faire sortir les populations suspectes de leurs marges.

5La référence liminaire au penseur de l’École de Francfort ne remplit donc pas seulement une fonction rhétorique : au fil des chapitres, les auteur·ices s’attachent à questionner le rôle et l’implication politiques des publics considérés comme déviants dans la société. Éric Marlière rappelle ainsi que la faible participation électorale des jeunes individus ne doit pas être interprétée comme un signe de dépolitisation, leurs convictions politiques s’exprimant sous d’autres formes telles que les cohortes et les mouvements de rue, au risque de faire passer la jeunesse pour une nouvelle « classe dangereuse ». L’ouvrage permet à cet égard de réinscrire les publics déviants dans des logiques territoriales, culturelles et politiques, sans minimiser la conflictualité qu’engendrent ces différents processus d’intégration.

6Si les notions de déviance ou de délinquance sont appréhendées de façon globale et multiscalaire dans le volume, on pourra regretter qu’elles ne soient pas mobilisées explicitement dans tous les chapitres, notamment celui – pourtant très instructif – de Christophe Mouhanna sur les conflits entre manifestant·es et forces de police dans l’espace public entre 2015 et 2021. Le lecteur peut également reprocher aux auteur·ices le développement inégal de leur propos (seulement neuf pages pour le chapitre le plus court, contre une vingtaine de pages en moyenne pour les autres, parfois plus), ainsi que l’absence ponctuelle de conclusion, dans la mesure où les conclusions sont mises en exergue et formalisées dans la plupart des chapitres.

7Finalement, l’ouvrage permet d’interroger les différentes normes sociales à partir desquelles certains types d’individus (mendiant·es, toxicomanes, bandes de jeunes, etc.) sont identifiés comme déviants ou dérangeants : un des principaux enjeux est de rappeler, comme l’énonce Jérémy Sauvineau, l’aspect fondamental de leur droit à l’éducation et à l’hébergement, ce « droit à habiter » qui est la pierre angulaire des politiques de lutte contre la pauvreté et contre les troubles à l’ordre public.