1Parallèlement au mouvement de valorisation des émotions dans nos sociétés et de leur reconsidération dans le domaine scientifique (qualifié d’« affective turn »), le renouvellement de l’histoire des sensibilités offre un vaste terrain d’étude aux historiens. Sous le titre modeste d’Introduction à l’histoire des sensibilités, l’ouvrage de Christophe Granger et Sarah Rey propose une synthèse sur la genèse et l’évolution de ce champ de recherches qui dispose depuis 2016 de sa propre revue, Sensibilités : histoire, critique & sciences sociales. Court et dense, cet état de la question ambitionne de clarifier ce qu’est l’histoire des sensibilités et d’analyser la manière dont elle s’écrit dans une démarche dont le défi est de mener conjointement le « faire sentir » et le « faire science ». Il s’agit d’étudier la place accordée aux sens, sentiments, passions, à la vie affective et à ses manifestations, à l’usage des émotions dans les sociétés et à la façon dont elles deviennent des moteurs d’action dans une époque donnée. Les auteurs envisagent tous les domaines de l’histoire des sensibilités afin d’en montrer le foisonnement et la nécessité de les tenir ensemble pour analyser la formation historique des modes de perception et d’appréciation du monde, des jugements de valeur et de goût. Le premier chapitre, sorte de fresque historique, rappelle la source du questionnement sur les sensibilités tandis que le dernier chapitre dévoile la méthodologie de l’enquête en histoire des sensibilités. Au cœur du propos, trois chapitres sont consacrés à l’état actuel de la recherche dans ce domaine.

2Tiraillée entre histoire des mentalités et histoire culturelle, l’histoire des sensibilités tarde à s’en émanciper du fait de sujets d’étude jugés subalternes, fragiles ou féminins par rapport aux interrogations sur l’organisation sociale, économique ou politique. De plus, prétendre saisir le sensible dans les sources fait courir le risque de confondre la représentation du sensible et ce qui est véritablement ressenti. Or, dès l’Antiquité, les prédécesseurs des historiens accordent une place aux émotions et sentiments car le pathétique donne du relief au récit et à la reconstitution des discours des acteurs politiques. Au contraire, au Moyen-Âge, l’expression des sentiments est réservée au genre biographique dans un usage moral du sensible. De sorte que le sensible n’est pas un objet de savoir ; il est mis au service de l’effet de persuasion du lecteur. Christophe Granger et Sarah Rey placent le point de rupture au xviii^e siècle lorsque le sensible se mue en objet de l’historien. Le terme « sensible », d’abord restreint au ressenti corporel, tend à qualifier l’âme, faisant de la sensibilité une valeur sociale, un rapport spécifique aux arts, à la nature, aux êtres, une manière d’être à soi et au monde. Alors, l’histoire philosophique s’empare des sensibilités pour interroger la nature de l’homme et son influence sur l’organisation des sociétés, tandis qu’une histoire plus ethnographique, teintée de rousseauisme, s’attache aux formes concrètes et quotidiennes de la vie en société.

3Dépassant sa seule mobilisation à des fins rhétoriques, l’histoire des sensibilités se dote d’une méthode de recherche et précise ses problématiques au tournant des xix^e et xx^e siècles. D’abord en Allemagne où, sous l’influence de la philosophie de Friedrich Nietzsche (qui interroge les catégories de la passion et réhabilite le pathos, la place du corps et des affects dans la détermination des pratiques humaines), des sociologues affirment que les perceptions sensorielles varient dans le temps et l’espace. Georg Simmel élabore une théorie sociale du sensible où la manière de percevoir dépend de facteurs subjectifs et théoriques tandis que Max Weber propose une science comparative des cultures, ouverte à la dimension affective. Puis, en France, des emprunts à la sociologie d’Émile Durkheim et à la psychologie collective conduisent à penser les états affectifs comme des produits des institutions sociales. Si Marc Bloch inaugure en 1924 une histoire attentive aux mentalités et aux représentations intellectuelles et sentimentales dans les Rois thaumaturges, autour des croyances collectives sur le toucher royal, il revient à Lucien Febvre en 1941, avec l’École des Annales, de donner une cohérence à l’histoire des mentalités. Son but est de reconstituer l’« outillage mental » des individus et sociétés passées, de faire de la vie affective dans toutes ses manifestations (perception, sentiment, passion, sensorialité) un domaine d’étude spécifique, de retrouver l’historicité des configurations affectives, le langage qui les désigne. L’histoire des mentalités est une étape vers l’histoire des sensibilités dont la première réalisation est due à Robert Mandrou en 1961. Dans un chapitre de son Introduction à la France moderne, il démontre qu’au xvi^e siècle, la proximité avec la nature influence la manière d’être au monde. Partisan des idées de Michel Foucault sur l’influence des sentiments sur les actions et de Norbert Elias sur le contrôle des émotions progressivement imposé aux individus par l’État, Alain Corbin défend l’expression d’« histoire des sensibilités » dans les années 1990 et développe une enquête sur les transformations du monde sensible dans le paysage sonore et la réception des odeurs, sur les limites entre-le désiré et le rejeté au xix^e siècle.

4L’histoire des perceptions sensorielles montre que la sensation n’est pas l’appréhension du réel mais celle d’un monde modelé par la culture de notre groupe d’appartenance. À travers l’analyse de la sensorialité et de ses usages dans l’historiographie, Christophe Granger et Sarah Rey se livrent à l’examen d’un moyen de compréhension des mécanismes de construction du monde social. De sorte qu’il s’agit d’interroger la manière de ressentir et les éléments qui, en société, conditionne l’acte d’user de ses sens, d’en faire un outil d’ordonnancement du monde. Ainsi, Alain Corbin s’intéresse aux transformations des seuils de tolérance des individus. Cette histoire des sens (celle d’un ressenti physique et d’une pratique sociale) est doublée par celle des états affectifs (la capacité d’éprouver des sentiments familiaux ou moraux, le rire, la souffrance...), domaine le plus conséquent de l’histoire des sensibilités puisqu’aucune activité humaine n’est étrangère aux émotions. Donc, l’histoire des sensibilités prend en charge et lie les perceptions sensorielles, les émotions (un ressenti immédiat manifesté par des gestes, postures, expressions faciales telles la joie, la colère...) et les sentiments (sortes d’émotions installées dans la durée telles la haine, l’amour...).

5Les auteurs répondent dans le quatrième chapitre aux remises en cause de l’histoire des sensibilités au motif qu’elle mènerait à une dépolitisation de l’histoire. Bien au contraire, il existe une histoire des formes sensibles du pouvoir et une histoire des pratiques de subversion du monde institué. Dans la sphère publique contemporaine, marquée par une accélération du temps politique qui oblige à la prise de parole rapide, l’émotion sert à persuader. La logique affective est alors l’un des guides des mouvements de révolte. L’analyse de l’affaire des mains coupées au Congo dès 1890, sous le règne de Léopold II, est un exemple d’histoire sensible et politique du sentiment d’indignation : celui-ci naît des dénonciations des missionnaires chrétiens, du journaliste Edmund Morel et de la diffusion des photographies d’Alice Seeley Harris de personnes mutilées. Plus récemment, en France, le mouvement hétérogène des Gilets jaunes s’unifie autour du sentiment de colère.

6La dernière partie du livre est une discussion méthodologique sur l’écriture de l’histoire des sensibilités. Se rangeant derrière la mise en garde de Lucien Febvre sur l’écueil de l’« anachronisme psychologique » (la projection de nos propres formes d’affectivité sur des époques éloignées), Christophe Granger et Sarah Rey soulignent la nécessité d’un « assemblage » (Alain Corbin) de sources et traces parfois fugaces ou ambiguës pour construire une histoire des sensibilités. Convoquer différents types de sources (normatives, judiciaires, religieuses, scientifiques, démographiques ...), recourir aux ego-documents, prêter attention au lexique, à la fréquence des termes usités, permet à l’historien de varier les types d’approches et de se garder d’un éclatement des savoirs puisque les affects traversent l’ensemble du vécu humain individuel et collectif.

7Finalement, Christophe Granger et Sarah Rey démontrent que l’histoire des sensibilités, qu’ils considèrent comme « engagée », participe à la mise en critique du monde social et à la saisie de celui-ci à travers des expériences individuelles et collectives dans un contexte historique et spatial donné. Bien qu’il ne soit pas un manifeste pour une histoire des sensibilités, l’ouvrage est une explicitation de ses démarches, de la manière dont elle enrichit le savoir historique. Il faut souligner le souci des auteurs d’analyser des exemples récents (dont certains mis en lumière dans des encadrés aisément repérables), de proposer des conseils méthodologiques, de présenter une bibliographie qui s’apparente à un véritable panorama du dynamisme de la recherche et des apports de cet angle de questionnement. Véritable « Repère » (selon le titre de la collection), l’ouvrage parvient à convaincre le lecteur d’envisager l’histoire des sensibilités comme un outil de problématisation du réel, et une voix pour comprendre la construction sensible du social et la construction sociale du sensible. Histoire incarnée, l’histoire des sensibilités donne accès à la dimension affective des conduites humaines individuelles et collectives. Mais, comme le concèdent Christophe Granger et Sarah Rey, elle ne peut être autosuffisante. Les sensibilités doivent être articulées aux autres champs de recherche pour participer à une économie globale du savoir historique.