1Ce numéro de Regards croisés sur l’économie porte sur le financement des secteurs culturels, à travers l’exposition de théories et de cas empiriques mêlant histoire, sociologie et économie. Rappelant que la définition de la culture est un « enjeu de lutte entre les acteurs d’un champ traversé par des inégalités, notamment d’accès aux financements » (p. 10), les différentes contributions entendent revenir sur la spécificité de l’économie des biens symboliques et les différentes formes de soutien aux industries culturelles et créatives. Les effets de la crise de la Covid-19 sur certains secteurs, la prise en compte des inégalités et des rapports de pouvoir qui traversent ces milieux, ainsi que l’évolution des modes de diffusion et de consommation fournissent une toile de fond à l’ensemble des contributions. Les analyses qui s’y déploient éclairent les deux faces d’une même pièce, à savoir l’investissement dans la production des œuvres et la prise en compte de leur réception différenciée. Ce faisant, l’ouvrage met l’accent sur la médiation, la construction de la valeur et les conditions de circulation de ces « marchandises pas comme les autres » (p. 11).

2À partir de cette démarche ambitieuse, le numéro se déploie autour de trois parties. La première présente les logiques de financement et les types d’acteurs (privés et publics) qui interviennent dans la diffusion, la promotion et la démocratisation de la culture. Cette partie s’ouvre sur un entretien avec l’historienne Solveig Serre, qui revient sur l’impact du pouvoir centralisé de l’État et mentionne les dispositifs hérités de l’Ancien Régime, tels que le privilège royal de l’Opéra de Paris. Les relations entre le pouvoir étatique, les classes dominantes et la culture sont ensuite examinées dans un encadré d’Aurélie Lachkar et Thomas Clermont intitulé « Dominer par la culture ». Cet état des savoirs part des enquêtes inaugurales de Pierre Bourdieu avant de revenir sur des travaux plus récents concernant le déplacement des frontières en matière d’arts, de pratiques culturelles légitimes et de publics. Dans la continuité de cette réflexion, Maëliss Gouchon revient à son tour sur l’histoire des institutions culturelles. Si le modèle de subvention de la diversité culturelle impulsé par les années Lang entre en crise dans les années 2000, l’idée d’un soutien économique porté par les pouvoirs publics persiste, faisant l’objet de critiques, notamment en ce qui concerne les travailleurs du spectacle vivant. Les controverses autour de leur protection sociale en témoignent, comme le rappelle l’article de Luc Sigalo Santos sur les règles d’indemnisation du chômage, qui offrent un cadre spécifique permettant une indemnisation après 507 heures de travail annuelles. Ces dispositions, liées à l’intermittence, visent à compenser les discontinuités des carrières et l’hyperflexibilité. L’auteur montre notamment que l’histoire syndicale de ce régime reflète la volonté de dépasser l’équation entre liberté et précarité et invite à se questionner sur la répartition de la valeur et l’encadrement du travail par les institutions publiques. S’inscrivant également dans une politique de financement culturel, la philanthropie et le mécénat sont encouragés par l’État via des incitations fiscales et la création d’un Conseil supérieur du mécénat culturel en 1987. Anne Monier rappelle ainsi dans son article qu’en France, l’investissement privé, et en particulier la philanthropie d’entreprise, constitue une source de capital symbolique et de blanchiment d’intention. Cependant, la marchandisation de la culture et les scandales fiscaux discréditent de telles démarches et contreviennent aux conditions d’une indépendance de l’art. À leur tour, Audrey Glass et Lorine Labrue abordent ensuite le modèle de Baumol, selon lequel l’industrie du spectacle vivant est intrinsèquement déficitaire. Nuançant cette « maladie des coûts », des travaux montrent l’influence de phénomènes internes aux mondes de l’art, comme dans le cas de la musique ancienne. Dans son texte, Jean Michel Tobelem souligne alors la nécessité d’une réévaluation des modèles de financement, dans un paysage composé de secteurs lucratifs et non lucratifs. Les solutions existantes sont soumises par l’auteur à une analyse qui met en lumière l’importance de replacer les contributions non marchandes au centre des orientations politiques. Dans un article reprenant les axes de leur enquête sur le jeu vidéo, Pierre-Jean Benghozi et Philippe Chantepie montrent quant à eux que certains secteurs culturels marchands tirent parti d’autres supports de financement, le modèle économique du jeu vidéo se transposant aujourd’hui à des filières telles que l’audiovisuel ou la musique, dans un contexte de dématérialisation.

3« Au regard de cette diversité de financeurs » (p. 96), la deuxième partie se concentre sur les transformations du marché de la culture, marquées par l’avènement du numérique. D’un point de vue économique, les biens culturels dotés d’une utilité marginale croissante engendrent des stratégies de différenciation ou d’uniformisation. Malgré les tentatives de valorisation par des indicateurs de prestige, cette valorisation reste complexe, comme l’illustre Léa Saint-Raymond avec son analyse des prescripteurs au XIX^e siècle. L’effondrement du système académique a notamment permis aux professionnels du marché et aux collectionneurs de s’imposer comme juges esthétiques et négociateurs. Quant à la spéculation, elle a conduit à l’assimilation des œuvres à des actifs financiers. Dans sa contribution, Françoise Benhamou aborde ainsi des mécanismes de subvention tels que l’implantation territoriale, les tarifs différenciés et le soutien à la demande. Comme le montre à son tour Pauline Amard, les acteurs numériques proposent des modèles alliant gratuité et rémunération des artistes par la publicité, pour relever les défis de la valorisation des biens culturels. Étienne de l’Estoile et Théo Régniez se penchent ensuite sur les NFT, qui permettent une rémunération directe des artistes, bien que leur régulation récente montre l’appropriation du marché par des acteurs traditionnels. Pour sa part, Mélanie Clément-Fontaine évoque les évolutions juridiques favorisant la libre circulation des contenus numériques, avec des mouvements comme l’open data. Portant son attention sur le financement participatif, Vincent Rouzé expose finalement les possibilités et les paradoxes de ce type de financement porté par des plateformes inscrites dans des logiques capitalistes.

4La dernière partie revient sur la distribution des richesses au sein des secteurs artistiques et sur les rapports de pouvoir qu’elle révèle. Dans le sillage des travaux sur la concentration des revenus dans ces milieux âprement concurrentiels, la première contribution s’intéresse au fonctionnement du star system sous l’angle de l’analyse micro-économique. Plus précisément, Yann Nicolas s’y penche l’attractivité que peuvent exercer les stars sur une audience. Au-delà d’une analyse en termes de hiérarchie substantielle des talents, l’auteur expose les théories permettant d’éclairer concrètement ce phénomène qui aboutit à des situations de monopole et d’accaparement des gains, dans un contexte d’incertitude tant du côté des producteurs que des consommateurs. Rédigé par Irène Bastard, le second article révèle que la répartition des gains dépend aussi des stratégies de valorisation des diffuseurs (disquaires, radios, plateformes) influençant la demande. À travers l’exemple des salles de musique live parisiennes, Myrtille Picaud montre ensuite comment les stratégies de programmation, les positions sur le marché et les interventions des politiques publiques légitiment certaines scènes au détriment d’autres, reconduisant des hiérarchies esthétiques et symboliques. Dans son étude sur le spectacle vivant et l’audiovisuel, Laure de Verdalle détaille comment les équipes de production et d’administration présentes aux côtés des artistes contribuent à la fabrication des films et des spectacles. Le crédit accordé à ces porteurs de projets conditionne le préfinancement et les positionne au cœur de la faisabilité d’un projet. Cette sociologie du travail artistique se poursuit avec l’article de Pierre-Emmanuel Sorignet, qui analyse des trajectoires professionnelles de danseurs et danseuses. La socialisation familiale et l’accès au régime intermittent façonnent l’engagement et les choix de carrière. Ainsi, l’article souligne l’importance de l’éthos du désintéressement économique chez les entrants, influençant leur propension à travailler gratuitement. Il s’agit d’effectuer des arbitrages et d’envisager des reclassements ou de se maintenir malgré des conditions précaires. Or, au sein de ces milieux artistiques, les trajectoires sont profondément et durablement marquées par des rapports asymétriques de genre. Dans un entretien consacré à ses missions de présidente de la fédération des antennes régionales du mouvement H/F, Anne Grumet revient sur la façon dont ces disparités, inscrites dans des rapports de classe et de race, se manifestent sur le long terme et à différents niveaux de carrière, de façon cumulative. Malgré une féminisation croissante, des inégalités significatives perdurent à la fois pour l’accès à des postes de direction, la possibilité de porter des projets et l’établissement de collaborations artistiques. Conditionné à une politique d’égalité, le financement émerge alors, selon elle, comme un levier pour progresser vers une parité effective via un principe d’éga-conditionnalité.

5Ce numéro offre une vue d’ensemble des enjeux économiques du secteur culturel, avec des contributions originales sur des phénomènes transnationaux, comme la diffusion mondiale de la K-pop et le marché des plateformes en Inde. Bien que certains articles soient brefs et que les liens entre les différents sujets soient parfois difficiles à établir, cet état des savoirs reste une ressource précieuse pour comprendre la dimension socio-économique des mondes de l’art et de la culture.