Pierre Verschueren, Des savants aux chercheurs. Les sciences physiques comme métier (1945-1968)

Texte intégral
1Voici un livre sur ce que c’est que de travailler dans la physique en France entre la Seconde Guerre mondiale et l’orée des événements de 1968, et qui semble pourtant d’une furieuse actualité. En décrivant les formations, les professions, les carrières et les pratiques individuelles et collectives de ces physiciens (et physiciennes, aussi rares qu’éminentes), Pierre Verschueren nous tend un miroir dans lequel on croit souvent reconnaître certains aspects caractéristiques de l’enseignement supérieur et la recherche dans la France d’aujourd’hui, y compris dans des disciplines a priori éloignées des sciences physiques. Ceci est un parti pris assumé : tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 sous la direction de Christophe Charle et Nathalie Richard, l’ouvrage fait sans cesse voyager son lectorat entre distanciation et familiarisation ; à travers les physicien·nes de cette époque révolue, et nonobstant l’évocation de certaines pratiques désuètes, c’est aussi dans des débats plus contemporain·es que l’auteur semble vouloir se positionner, y compris dans les sciences humaines et sociales auxquelles il émarge en tant qu’historien des sciences, tant certaines des contradictions et, faut-il le préciser, des absurdités de ce monde professionnel peuvent nous sembler malheureusement familières.
2L’introduction décrit le parti pris de la thèse devenue livre : une socio-histoire des sciences et du travail, nourrie des apports de la sociologie de Pierre Bourdieu et de celle d’Andrew Abbott, afin d’étudier » les transformations du mode de production et de reproduction des scientifiques » (p. 31) en saisissant ensemble ce qui se passe dans la recherche et dans l’enseignement. Le fait d’étudier ensemble à la fois comment on fait la recherche et comment on l’enseigne à la génération suivante est particulièrement original : « je tiens, et c’est l’hypothèse centrale de ce travail, que même dans un laboratoire public non universitaire, laboratoire propre du CNRS ou département du CEA par exemple, les questions de reproduction du groupe sont d’une importance majeure pour comprendre le fonctionnement de la production de ces savoirs, au moins en sciences physiques, parce que le fait même que les pratiques du travail scientifique soient collectives nécessite un type de socialisation spécifique » (p. 34). Le passage de la figure du savant solitaire et polymathe à celle du chercheur spécialisé et intégré dans une équipe collective a déjà été décrit dans de nombreux travaux (on pense à Peter Galison, Dominique Pestre ou encore John Krige), mais pas en rapportant précisément ces mutations du travail propres à la big science à des questions apparemment aussi prosaïques que le rapport entre universités et CNRS, la massification scolaire et la fragmentation des statuts dans l’enseignement supérieur et la recherche.
3Le plan est défini comme « cubiste », puisqu’il s’agit d’« observer un sujet à partir de différents points dans l’espace en même temps » (p. 35) : par statuts, par moments de la formation initiale, par lieux de savoir. Cette variation des éclairages est à la fois intéressante et nécessairement un peu frustrante, dans la mesure où elle a tendance à gommer la dimension diachronique – par moments on aimerait vieillir avec certains des personnages centraux du livre (Irène Joliot-Curie, Yves Rocard…) et avec le contexte politique qui les entoure, plutôt que de zigzaguer entre les bornes temporelles de l’ouvrage.
4La première partie étudie l’espace des statuts et des carrières, en évoquant les chaires universitaires (chapitre 1), les autres professions présentes dans les universités (chapitre 2), puis le développement du CNRS comme « système complet et relativement autonome de carrières » (p. 45, au sujet du chapitre 3). La deuxième partie s’intéresse à la formation des praticien·nes de la physique : dans le foisonnement des certificats du premier cycle (chapitre 4), avec la création du troisième cycle après 1954, en rupture avec la période antérieure marquée par une socialisation plus informelle à la recherche (chapitre 5), et au travers de l’étude des échanges internationaux et autres écoles d’été (chapitre 6). La troisième partie est plus disparate, plus cubiste donc, évoquant la distinction entre un bon et un mauvais physicien au travers de l’étude des rapports de soutenance (chapitre 7), en mettant sous la loupe de l’historien l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm-Lhomond (chapitre 8) puis finalement le laboratoire Curie de l’Institut du radium (chapitre 9).
5Le prologue constitue un moment de bravoure particulier, proposant de décrire le paysage de l’université et de la science françaises au lendemain de son « étrange défaite. » La description est menée à travers les yeux d’un « Huron » de circonstance, l’États-Unien Gerard Pomerat de la Fondation Rockefeller, chargé de déterminer où injecter de l’argent pour réamorcer la pompe scientifique. Dans les années 1950 déjà, l’envoyé décrit par exemple « l’extraordinaire force d’attraction centripète de Paris – malgré son surpeuplement, ses équipements de laboratoire obsolètes, son manque d’espace disponible pour la croissance, et ses masses d’étudiants » (p. 62). Verschueren se base sur les analyses de Pomerat pour suggérer une spécificité du champ académique français, qui du fait de sa taille intermédiaire (« suffisamment développé pour qu’il reste rationnel d’y rester et d’y espérer malgré les obstacles et les déconvenues, mais trop restreint pour qu’un échec dans une faculté reste inconnu des autres universités », p. 63), a tendance à favoriser la loyalty (l’acceptation de sa position) ou la voice (les comportements et dispositions agonistiques) là où un·e universitaire états-unien·ne mécontent·e changerait d’université, et sa collègue scandinave, de pays : dans ces années 1950, « il n’existe donc aucune soupape de sécurité à l’accumulation des frictions, des rivalités et des rancœurs, tout spécialement au sein du microcosme formé par les Parisiens et ceux qui aspirent à le (re)devenir » (p. 64).
6Un autre chapitre particulièrement vivant est celui consacré à l’internationalisation des formations et des échanges scientifiques. L’analyse des remerciements des thèses de doctorat permet de mesurer la différence entre l’époque à laquelle on voyage parce qu’on est connu·e, et celle où le « Grand Tour » universitaire, en particulier aux États-Unis, devient un réquisit de la formation initiale pour accélérer les carrières et stimuler la créativité. L’étude de la création de l’École d’été de physique théorique des Houches, née grâce aux voyages de Cécile Morette entre la France et les États-Unis, démontre les liens mystérieux et néanmoins essentiels qui lient sorties en canoë, scoutisme et mécanique quantique.
7Il y a quelque chose de la farce dans la chronique des politiques universitaires et scientifiques françaises que propose cet ouvrage. Chaque nouvelle réforme semble incapable de défaire la politique précédente, et vient s’y ajouter comme une nouvelle strate sédimentaire, de telle sorte que la suite de l’histoire peut être comprise comme un mouvement de balancier perpétuel entre les états précédents de la politique universitaire (que bien évidemment, tout le monde a oubliés). Ainsi, en fonction des contextes politiques, le CNRS se doit d’être tantôt une annexe d’organisation et d’impulsion du travail universitaire, tantôt un espace professionnel autonome ; les ENS sont soit une usine de production d’agrégé·es pour l’enseignement secondaire, soit un espace sélectif et financé de formation à la recherche de pointe ; le recrutement des universitaires doit se faire au niveau des conseils nationaux ou centraux, ou bien au niveau des commissions de pairs.
8Finissons par un petit regret. L’auteur écrit en introduction comme en conclusion que « les sciences physiques jouent un rôle à la fois d’avant-garde et de modèle pour les autres disciplines », en termes de « pratiques et modes d’organisation » qui ont ensuite été « importés et généralisés en mathématiques, dans les sciences de la vie et en sciences humaines et sociales » (p. 26). Il y a donc une part de prétexte, ou de synecdoque, dans la démarche de l’historien : en étudiant la physique d’après-guerre, c’est bien l’ensemble du paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche qu’il décrit, y compris dans ses prolongements jusqu’à aujourd’hui. Ce choix donne souvent l’impression de lire une histoire des rapports entre le jeune CNRS et les universités, en général, en oubliant presque que le propos a été circonscrit aux sciences physiques. La question des processus par lesquels ces pratiques sont importées par les autres disciplines reste néanmoins largement ouverte : même si ce n’est pas l’objet du livre, on aurait aimé en savoir davantage sur les raisons pour lesquelles la physique joue ce rôle exemplaire pour les autres disciplines, afin de savoir quel crédit apporter à l’idée que cette histoire d’une discipline permettrait de renseigner sur celle de toutes les autres.
9Enfin, une note sur l’écriture : elle alterne entre des passages assez austères typiques de l’ambition d’exhaustivité rigoureuse d’une thèse, et des moments où l’on sent s’affirmer la verve métaphorique et humoristique de l’auteur (ainsi lorsqu’il décrit les grands patrons de l’université comme des « huiles essentielles »), ainsi que d’autres où transparaît son attachement profond à certaines des figures décrites, qui en deviennent particulièrement humaines (notamment Cécile Morette, la fondatrice de l’école d’été des Houches). L’intérêt du livre réside dans cette complémentarité entre une telle « chair humaine », comme dirait Marc Bloch, et les analyses rigoureuses, notamment statistiques, qui sont produites à partir des données recueillies.
Pour citer cet article
Référence électronique
Pascal Marichalar, « Pierre Verschueren, Des savants aux chercheurs. Les sciences physiques comme métier (1945-1968) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 janvier 2025, consulté le 19 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66537 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133ne
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