Julie Madon, Faire durer les objets. Pratiques et ressources dans l’art de déconsommer

Texte intégral
- 1 Voir aussi son article co-écrit avec Maël Ginsburger portant sur le lien entre pratiques économique (...)
- 2 Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Cont (...)
- 3 Pour une présentation synthétique et une mise en perspective de ces deux théories concurrentes, voi (...)
- 4 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
- 5 Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour (dir.), Sociologie de la traduction : textes fondateu (...)
1En prenant pour objet celles et ceux qui « font durer les objets » (aussi nommés « longéviteurs » dans l’ouvrage), Julie Madon propose un croisement stimulant et original entre la sociologie des pratiques quotidiennes de consommation et celle du rapport à l’enjeu écologique1. Issu d’une thèse effectuée entre 2018 et 2023 sous la direction de Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue des pratiques dites de « consommation engagée »2, l’ouvrage ambitionne de décrire la diversité des pratiques de longévité mais aussi de comprendre les rapports socialement différenciés aux objets tout en prenant au sérieux la matérialité des objets étudiés. Il articule ainsi deux perspectives théoriques rarement croisées3 : la théorie des champs4 (expliquer les discours et les pratiques des individus par leur position sociale) et la théorie de l’acteur-réseau5 (prendre en compte les non-humains dans l’analyse sociologique).
- 6 Cette limite de l’enquête est mise en évidence par Jeanne Guien dans son compte-rendu de l’ouvrage (...)
2Le premier chapitre présente les choix d’enquête de l’autrice, qui la conduisent à s’intéresser aux individus qui adhèrent à des associations mettant en œuvre de pratiques de consommation durable (en particulier, les sympathisants d’Halte à l’obsolescence programmée ou HOP). Elle a également mené des entretiens au domicile d’individus membres de ces associations et a plus précisément suivi huit d’entre eux pendant six mois. Si ces choix d’enquête présentent l’inconvénient d’exclure de l’enquête les biens de consommation jetable6, ils permettent de documenter avec précision le rapport aux biens de consommation durable des membres des associations investiguées.
3Le second chapitre, qui s’appuie sur un questionnaire mené auprès des sympathisants d’Halte à l’obsolescence programmée, souligne la diversité de la population se déclarant sensible à la question de la durée de vie des objets. S’il met en lumière une surreprésentation des individus vivant en milieu urbain et disposant d’un haut niveau de diplôme, le reste des caractéristiques socio-démographiques des adhérents (âge, situation sur le marché du travail, niveau de revenu) est proche de celle de la population de France métropolitaine. L’analyse statistique met notamment en lumière quatre profils de longéviteurs distingués selon leur rapport à la durée de vie des objets : « les consuméristes » (dotés en capital économique davantage qu’en capital culturel, soucieux avant tout de défendre les intérêts du consommateur), « les installés » (individus âgés et ruraux, faibles niveaux de diplôme et de revenus, pratiques manuelles et de réparation des objets), « les citadins » (individus qui consomment peu par manque d’espace et/ou de revenus, souvent célibataires) et « les décroissants » (jeunes très diplômés, aux revenus assez faibles et revendiquant un mode de vie alternatif). Ainsi, l’autrice met en évidence l’importance des positions sociales occupées par les individus pour comprendre les raisons qui les poussent à s’engager pour préserver la durée de vie des objets.
- 7 Vivre au camping. Un mal-logement des classes populaires, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2024.
4Le troisième chapitre ambitionne de comprendre l’oscillation des individus entre le souhait d’adopter des pratiques de longévité et le fait d’y renoncer pour des raisons matérielles (soit le manque de place pour les stocker ou de temps pour s’y consacrer). L’ouvrage présente ici l’intérêt des photographies des logements pour objectiver les discours des enquêtés, ce qui témoigne de la pertinence de mener des entretiens au domicile des ménages lorsqu’on s’intéresse à leurs pratiques quotidiennes. On peut en revanche regretter qu’à la différence d’autres enquêtes, l’autrice n’ait pas complété les entretiens par de l’observation7 dans la mesure où ce sont les pratiques qui l’intéressent autant que les discours. Cela explique que le chapitre s’intéresse finalement davantage aux justifications des enquêtés concernant leurs décisions qu’aux ressorts effectifs de l’arbitrage dont il est question, qui ne sauraient être déduits exclusivement des propos tenus en entretien.
- 8 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-6 (...)
- 9 Voir par exemple la thèse soutenue par Julien Vitores sur la socialisation des enfants à la nature (...)
5Là où le troisième chapitre s’intéressait aux rapports qu’entretiennent les individus avec leurs objets, le quatrième chapitre relie plutôt ces rapports aux dispositions et trajectoires des longéviteurs. Il s’agit ici d’expliquer comment l’engagement dans la durée de vie des objets de vie est tributaire des diverses formes de socialisation auxquelles les individus sont exposés tout au long de leur existence (dans l’enfance, dans leurs relations conjugales, etc.). Cependant, comme dans le chapitre précédent, il existe un contraste entre les ambitions de l’autrice et ce que les méthodes empiriques qu’elles déploient permettent de conclure. En particulier, il est délicat d’investiguer les « moments de socialisation successifs pouvant aboutir à l’adoption de pratiques de longévité » (p. 97) au moyen d’entretiens où les individus racontent comment ils ont été socialisés8. Par exemple, peut-on vraiment déduire du discours d’un enquêté racontant la faible propension de ses parents à posséder des objets que cet individu « a ainsi hérité d’une culture de l’entretien et de la réparation » (p. 109) ? Outre la difficulté d’investiguer la socialisation longue par des entretiens rétrospectifs, il n’y a pas nécessairement de rapport entre faible propension à la possession et culture de l’entretien et de la réparation. En clair, si le dispositif d’enquête ne permet pas d’investiguer les processus de socialisation des enfants à la consommation9, il présente malgré tout l’intérêt de souligner le poids des évènements et notamment des ruptures biographiques (comme une baisse soudaine des revenus) dans la construction du rapport des individus à la durée de vie des objets.
6C’est dans le cinquième chapitre que ceux-ci sont véritablement pris comme objet d’étude, et ce de manière originale : Julie Madon forge le concept de « carrière d’objet » pour décrire les différentes étapes de leur existence, en lien avec les manières diverses dont leurs propriétaires les utilisent. En particulier, l’ouvrage expose de manière convaincante pourquoi les appropriations des objets dépendent non seulement des évolutions dans la vie personnelle des individus (changement de la situation d’emploi ou de la situation conjugale) mais aussi de la matérialité des biens, comme l’illustre le cas du réfrigérateur de Colette qui a vécu près de quarante ans et a connu deux pannes. En effet, l’autrice explique son souhait de le conserver aussi bien par des raisons personnelles (le souhait de conserver un réfrigérateur acheté à la période où ses enfants vivaient encore chez elle) que des raisons matérielles (la complexité d’évacuer le réfrigérateur de son appartement, dont il ne passe pas la porte). Ce chapitre, utilement agrémenté de multiples photographies des biens analysés, constitue ainsi un exemple particulièrement heuristique d’application de la théorie de l’acteur-réseau où les choix effectués par les individus sont reliés aux propriétés des objets.
- 10 Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon, Catherine Bonvalet (dir.), Le monde privé des femmes. Genre e (...)
7Enfin, le dernier chapitre porte sur les contraintes venant du monde marchand et de leur entourage qui viennent faire obstacle aux pratiques de longévité. L’autrice souligne aussi bien l’importance des prescriptions du monde extérieur (par exemple, les encouragements des enseignes à changer régulièrement son matériel électroménager plutôt qu’à le réparer) que les tentatives déployées par les individus pour s’y opposer (tenter soi-même les réparations face au refus du service après-vente d’effectuer les réparations). Elle en profite pour rappeler l’importance du genre, qui structure des rapports différenciés à la durabilité. Si le rapport technique aux objets est plus important chez certains enquêtés masculins, Julie Madon montre que les femmes adoptent plus de pratiques de consommation durable que les hommes alors même qu’elles consacrent déjà plus de temps aux pratiques domestiques dans les couples hétérosexuels10. Par ailleurs, les femmes témoignent en entretien d’un plus grand souci porté aux objets domestiques et à leur entretien concret, là où les hommes mettent plutôt en évidence des convictions écologiques non nécessairement reliées à des pratiques.
- 11 Simon Cottin-Marx, Sociologie du monde associatif, Paris, La Découverte, coll. » Repères », 2019, e (...)
8En somme, malgré certaines limites, l’ouvrage s’appuie sur un vaste travail empirique et constitue un exemple de la fécondité du croisement de champs de recherche (sociologie de la consommation et de l’environnement) et de paradigmes théoriques (théorie des champs et de l’acteur) dans la mise en œuvre de l’enquête et du raisonnement sociologique. Toutefois, dans la mesure où les analyses proposées portent exclusivement sur des sympathisants d’associations, il aurait été intéressant de davantage les relier à la sociologie du monde associatif11 pour saisir les spécificités de l’engagement des longéviteurs étudiés.
Notes
1 Voir aussi son article co-écrit avec Maël Ginsburger portant sur le lien entre pratiques économiques et distinction par la consommation (Maël Ginsburger, Julie Madon, « Faire durer ses objets, une pratique distinctive ? Consommation et frontières de classe chez les ménages aisés », Sociologie, vol. 14, n° 1, 2023, p. 29-48.
2 Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2009. Le compte-rendu de l’ouvrage pour Lectures est disponible à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/lectures/751.
3 Pour une présentation synthétique et une mise en perspective de ces deux théories concurrentes, voir Philippe Steiner, Sociologie relationnelle, Paris, Presses universitaires de France, 2024. Le compte-rendu de l’ouvrage pour Lectures est disponible à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/lectures/66267.
4 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
5 Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour (dir.), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, coll. « Sciences sociales », 2006.
6 Cette limite de l’enquête est mise en évidence par Jeanne Guien dans son compte-rendu de l’ouvrage pour La Vie des idées, disponible à l’adresse suivante : https://laviedesidees.fr/Des-produits-pour-la-vie.
7 Vivre au camping. Un mal-logement des classes populaires, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2024.
8 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, 1986, p. 69-72.
9 Voir par exemple la thèse soutenue par Julien Vitores sur la socialisation des enfants à la nature : La socialisation par la nature : usages des biens naturels et reproduction des rapports sociaux dans l’enfance, thèse de doctorat à l’université Toulouse Jean Jaurès soutenue le 14 novembre 2023.
10 Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon, Catherine Bonvalet (dir.), Le monde privé des femmes. Genre et habitat dans la société française contemporaine, Paris, Ined Éditions, 2018.
11 Simon Cottin-Marx, Sociologie du monde associatif, Paris, La Découverte, coll. » Repères », 2019, et en particulier le chapitre 4 (« IV. L’engagement des bénévoles au cœur des associations »).
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Référence électronique
Thomas Clermont, « Julie Madon, Faire durer les objets. Pratiques et ressources dans l’art de déconsommer », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 janvier 2025, consulté le 19 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66598 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1347m
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