Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2025Pierre Salmon, Un antifascisme de...

Pierre Salmon, Un antifascisme de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire – 1936-1939

Baran Konak
Un antifascisme de combat
Pierre Salmon, Un antifascisme de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire — 1936-1939, Bordeaux, Éditions du Détour, 2024, 252 p., ISBN : 978-2-38532-044-7.
Haut de page

Texte intégral

1Fondée le 14 avril 1931, la Deuxième République espagnole, oscillant entre différents courants politiques – conservateurs, socialistes, anarchistes, communistes et républicains –, devient un terrain de luttes politiques qui évoluent rapidement vers une guerre civile. Celle-ci éclate le 17 juillet 1936 entre le camp républicain et les insurgés putschistes. L’ouvrage de Pierre Salmon examine, d’une part, les diverses prises de position, les stratégies politico-militaires et les rapports de force durant les années de guerre, en s’appuyant sur des témoignages d’anciens militants et des archives officielles. Il met en lumière la politique d’armement des mouvements communistes et anarchistes, dont les modes d’action – criminels, clandestins, et liés à la contrebande – ainsi que les compétences spécifiques restent souvent invisibles. D’autre part, il analyse les effets de l’ingérence étrangère, marquée par les interventions des États européens, notamment de l’URSS, de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste, ainsi que par l’action d’acteurs non étatiques – anarchistes, criminels, communistes et républicains.

2Traditionnellement, les études sur la guerre civile espagnole portent principalement sur les interventions officielles et diplomatiques : envois d’armes, soutien politique, alliances et accords entre États. Or, Salmon introduit une approche novatrice en se concentrant sur « l’intervention des acteurs décidés à agir contre la loi et par-delà les frontières » (p. 34). En ce sens, il met en lumière des acteurs qui sont rarement considérés comme déterminants dans le cours de l’histoire.

3L’auteur expose d’abord le contexte politique d’avant-guerre : en 1934, la coalition de droite prend le pouvoir, provoquant un soulèvement révolutionnaire en Catalogne. Cette année-là marque également la création du Frente Popular. Le 16 février 1936, la victoire de la coalition progressiste intensifie la violence politique et l’assassinat du leader monarchiste José Calvo Sotelo le 13 juillet 1936 déclenche un soulèvement de l’armée dans les colonies marocaines. Outre la politique de non-intervention de la France – qui souhaite éviter le risque d’une révolution sur son propre territoire et privilégier une approche conventionnelle face à l’illégalité inhérente à cet état de guerre civile – et les tactiques prudentes de l’URSS – qui limitent son soutien à la Deuxième République pour ne pas exacerber les tensions, notamment avec l’Allemagne nazie –, l’auteur met en lumière la pratique de la contrebande d’armes organisée par les républicains, les groupes d’extrême gauche et les anarchistes, qui révèle un « capital militant » singulier : compétences linguistiques, capacité à opérer dans des milieux illégaux, et expérience de la clandestinité. La quête d’armement, tant par des voies légales que diplomatiques, est d’autant plus importante que le monopole des armes s’avère le déterminant majeur de l’orientation de la guerre.

4Pratique politique à part entière, la contrebande affirme dans ce contexte sa propre légitimité en recourant à l’illégalité comme réponse à la violence « légitime » d’État. Ce mode d’action, adopté par les organisations anarchistes et, dans une moindre mesure, par les communistes, permet de penser et de légitimer une phase suprême : celle de la révolution sociale. Par crainte de cette expansion révolutionnaire, la France opte pour une politique frontalière explicitement antirévolutionnaire.

5Tout au long de l’ouvrage, la question du monopole des armes revient comme un enjeu central, modifiant les rapports de force au sein même du camp républicain. Par exemple, au sein du Front populaire, de nombreux groupes estiment que « le monopole des armes ne doit pas échapper aux forces prolétariennes » pour parvenir à une libération réelle (p. 62). Cette question soulève donc des enjeux cruciaux pour l’avenir de la lutte, notamment après une éventuelle victoire sur le camp fasciste. Elle renvoie ainsi à la lutte pour le pouvoir qui surgirait lorsque l’ennemi commun disparaîtra, laissant les antifascistes face à eux-mêmes.

6À l’échelle européenne, Salmon observe aussi l’organisation des courants anarchistes, socialistes et communistes quant à l’approvisionnement en armes. Le Komintern se montre réticent à soutenir des actions totalement clandestines, préférant officialiser l’aide via le Parti communiste français, tandis que l’Internationale ouvrière et socialiste, favorable à la République espagnole mais opposée au Komintern, privilégie des actions illégales d’envoi d’armes. Des groupes comme l’Association internationale des travailleurs organisent les soutiens issus du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme (p. 64-66). Outre l’approvisionnement en armes, l’auteur évoque également le rôle des comités de solidarité, actifs dans toute l’Europe pour financer l’effort de guerre républicain.

7Selon Salmon, les causes de l’engagement des militants s’articulent autour de trois axes principaux : idéologiques (lutte contre la guerre, le fascisme, la dictature), politiques (solidarité internationale, défense de la République) et culturelles (alliances d’idéologie, de références et d’expériences personnelles) (p. 122-123). Animés par ces motivations, les militants présentent des origines sociales variées, dessinant un profil cosmopolite : ceux issus des hautes sphères sociales disposent généralement d’un haut niveau d’éducation, tandis que les militants des classes populaires, souvent enfants d’immigrés espagnols, bénéficient du bilinguisme (p. 89). Compte tenu de leurs ressources économiques limitées ou de leur situation de chômage, ces derniers semblent davantage enclins à s’engager dans ces luttes. Or, le partage d’émotions collectives et un fort sentiment d’appartenance renforcent l’engagement militant, tout en consolidant les différences socio-culturelles. Cet échange militant se manifeste également aux frontières : les compétences linguistiques, la multiculturalité, ainsi qu’une connaissance approfondie des territoires et des réseaux sociaux locaux, contribuent à renforcer le « capital militant frontal ».

8Les militants participent à divers secteurs d’activité, des plus humanitaires aux plus techniques, renforçant ainsi leur capital culturel (savoir-faire et compétence technique) et social (rencontres, d’où le renforcement du réseau militant). L’enrôlement militaire reste plus accessible que la contrebande, qui exige des compétences spécifiques et une familiarité avec le milieu criminel – celle-ci nécessite une « nouvelle socialisation » dans les alliances clandestines avec les contrebandiers.

9Si le contrôle des armes est une tradition étatique bien établie contre l’illégalisme, le contrôle des frontières devient aussi un enjeu pour l’État, qui y voit une opportunité de démontrer sa puissance et son autorité : les frontières doivent être imperméables, non seulement aux flux illégaux de matériaux, mais aussi aux idéologies et mouvements politiques subversifs. La dernière partie de l’ouvrage examine ainsi la rivalité entre les services administratifs, les relations entre douaniers et contrebandiers, ainsi que leurs stratégies respectives. Tandis que l’appareil étatique resserre les contrôles, les contrebandiers cultivent un savoir-faire spécifique – langage codé, déguisement, et techniques de dissimulation. Franchir les frontières physiques, c’est aussi traverser des frontières symboliques et sociales, en se plaçant du côté de la solidarité internationale, sans frontières, contre l’unité nationale fermée. Cela implique une fusion des valeurs culturelles des différents pays et une rencontre entre citoyens de diverses origines.

10En décrivant le paysage politique de la guerre civile, l’ouvrage nous invite à adopter une perspective transnationale mais aussi à dépasser les relations conventionnelles entre gouvernements et coalitions légitimes. La légitimité des acteurs révolutionnaires, souvent liée à des pratiques illégales, est en effet réévaluée par l’auteur. Quand bien même les activités illégales pour se procurer des armes ne semblent constituer qu’une petite partie de la guerre, l’auteur réussit à recentrer la longue histoire de ce conflit autour de cet axe.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Baran Konak, « Pierre Salmon, Un antifascisme de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire – 1936-1939 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 janvier 2025, consulté le 19 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66653 ; DOI : https://doi.org/10.4000/134xy

Haut de page

Rédacteur

Baran Konak

Baran Konak a poursuivi ses études en master de philosophie à l’Université de Paris 8 et est actuellement doctorant au Centre Émile Durkheim en sociologie. Sa thèse porte sur la constitution et transformation du champ militant en Turquie entre 1961 et 1974.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search