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Édouard Sill, « L’illusion lyrique ». Le volontariat international combattant dans la guerre d’Espagne (1936-1938)

Michel Hastings
« L'illusion lyrique »
Édouard Sill, « L'illusion lyrique ». Le volontariat international combattant dans la guerre d'Espagne (1936-1938), Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire contemporaine », 2024, 333 p., ISBN : 979-10-351-1005-5.
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Texte intégral

  • 1 Édouard Sill, « La croisade des gosses. Fugues, disparitions et enrôlements volontaires de mineurs (...)

1Il en vint environ 40 000. Des hommes essentiellement, quelques centaines de femmes, des mineurs également1. Des contingents nationaux de tailles inégales, originaires surtout d’Europe. Beaucoup connaissent déjà les chemins de l’exil et du déracinement, les existences en pointillés et le jeu périlleux du saute-frontière. La plupart ont fui des régimes autoritaires et des législations de plus en plus menaçantes. Ils ont émigré pour des raisons politiques, économiques ou religieuses. D’autres ont tout simplement envie de quitter un ordinaire de travail ou de famille, et d’embrasser le grand air de l’aventure. Ils parlent une cinquantaine de langues, se disputent des idéologies venues d’horizons inconciliables, défilent derrière des drapeaux noirs ou rouges. Il y a ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas. Réfugiés italiens ou allemands, diasporas polonaises ou tchécoslovaques, ouvriers français ou belges, militants politiques ou syndicalistes. C’est Babel en Espagne. Tous sont venus au son d’un mythe mobilisateur dont ils n’ont pas encore pleinement conscience du magnétisme, mais dont ils contribuent au nom de la solidarité transnationale à écrire et fonder la geste héroïque : l’antifascisme. C’est à l’histoire de ces milliers d’étrangers, guidés par le souci altruiste d’apporter leur soutien au camp de leur choix, en très grande majorité celui des Républicains, qu’est consacré le livre d’Édouard Sill. Histoire tourbillonnaire creusée de tensions et d’incompréhensions, de lyrisme et de brutalité, histoire longtemps encombrée par le récit-écran des légendes noires ou dorées. Au sein d’une littérature foisonnante, l’ouvrage de Sill se distingue par sa volonté de déjouer quelques mythes tenaces et de replacer la séquence espagnole dans le cadre d’un phénomène plus large, celui du volontariat international combattant, une généalogie où l’on retrouve notamment les héros romantiques du philhellénisme, mais aussi, comme dans un ciel de traîne, les figures aventurières de conflits récents. Adossée à de solides archives dont certaines inédites, d’une élégante écriture, l’enquête est menée autour de trois questions essentielles.

  • 2 Pierre Salmon, Un antifascisme de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire – 1936-1939, Paris, Éditi (...)

2La première concerne les jeux d’échelle de ce mouvement de solidarité. Quel fut son périmètre réel ? Comment s’est déroulée la greffe de l’international sur le local ? Le coup d’État militaire du 18 juillet 1936 est immédiatement interprété en Europe comme un énième avatar des dynamiques autoritaires qui font vaciller les régimes démocratiques. « Une guerre mondiale accidentellement espagnole » (p. 32) précise l’auteur. La requalification de l’événement local en enjeu global offre des opportunités nouvelles d’engagement et de mobilisation. La cause n’est pas l’Espagne en tant que telle mais la défense de la démocratie. Pour ces milliers de réfugiés politiques qui rêvent de libérer Rome et Berlin, pour ces milliers de chômeurs écrasés de précarité, le kairos espagnol est l’occasion de passer à l’action et de transformer le monde en changeant leur destin. Leur politisation s’est forgée dans des réseaux de sociabilité transnationale, des filières d’entraide et d’accueil, des syndicats et des groupuscules révolutionnaires, un espace militant cosmopolite, faiblement institutionnalisé, mais porté par une même pratique de l’exil, un même idéal de liberté, une même culture de violence, propre à l’époque. L’éthos collectif de ces pérégrins trouve dans les événements d’Espagne son terrain d’élection et d’identification. L’épreuve de la guerre civile facilite la polarisation des ralliements les plus intransigeants et les transports émotionnels les plus fiévreux. Édouard Sill montre bien que l’antifascisme n’est pas né dans la matrice du communisme soviétique, il n’est pas même en ses origines porté par la gauche. Il constitue en revanche le bien commun d’une émulsion de courants et de sensibilités différents, une grammaire aux accents libéraux, une sorte de spontanéisme fusionnel prêt au combat. Les premiers volontaires n’ont répondu à aucun mot d’ordre du gouvernement espagnol, à aucune mobilisation initiée par le Komintern, qui commence à peine son aggiornamento en faveur des stratégies de fronts populaires. En revanche, la pusillanimité des démocraties européennes, leur politique de non-intervention, leur refus de livrer des armes suscitent la colère, et le désir d’en passer par l’infra-étatique, le clandestin, voire l’interlope2. Les conditions de naissance du mouvement en expliquent la rapide débandade. La méconnaissance des enjeux locaux (luttes fratricides entre formations politiques, tensions entre les régions, scepticisme des populations), les faiblesses organisationnelles et logistiques, la militarisation des milices voulue par le gouvernement, la monopolisation de l’antifascisme par les Brigades internationales, devenue légion étrangère de la République espagnole, multiplient les conduites de défection et de renoncement. L’emprise idéologique et militaire du communisme stalinien sur le mouvement des volontaires, la brutalité d’André Marty, émissaire du Komintern auprès des Brigades internationales, surnommé « le boucher d’Albacete », entraînent un terrible sentiment de désillusion, marqué par un nombre croissant de désertions, et la fin des formes alternatives de volontariat.

  • 3 Roger Caillois, Bellone ou la pente de la guerre, Paris, Flammarion, 2012 [1954].

3Le phénomène du volontariat international aura duré deux ans, de septembre 1936 à octobre 1938, moins que les 986 jours de la guerre civile. La seconde question à laquelle s’attelle l’ouvrage de Sill concerne justement les ressorts de ce mélange d’intensité et de brièveté. Comment les modifications des règles du jeu militaire et politique ont-elles pu si rapidement défaire la ferveur et laisser place à la déception ? L’auteur identifie avec raison l’importance du caractère festif de l’engagement volontaire, l’excitation des conduites à risque, la séduction des comportements oblatifs, la puissance des imaginaires sacrificiels. On croit entendre Roger Caillois3 ! L’analyse évite prudemment une interprétation trop individualiste, trop psychologiste, en liant l’exigence intérieure du dévouement combattant aux déterminations sociales qui fondent le rapport à l’engagement. « L’utilité [de l’engagement] n’est pas tant pour l’Espagne que pour soi, par rapport à son propre besoin d’Espagne » (p. 184). La formule est séduisante, elle dit une vérité certainement partagée. Mais le « désir d’Espagne », comme le « prêt de soi », ne flottent pas sur coussin d’air. Sill démonte finement l’équation de l’entrée en volontariat combattant, combinaison complexe de registres émotionnels, de répertoires d’action et de dispositions sociales. On aimerait dès lors mieux comprendre non pas pourquoi (l’auteur y répond) mais comment se délitent les enthousiasmes originels. Comment s’éteint la consécration de soi-même à un absolu qui dépasse sa propre existence ? Comment réactualiser les rapports de l’intime et du social pour comprendre ce qui se joue dans les actes de défection et de désertion ? On touche ici à des mécanismes encore trop peu étudiés, ceux du désengagement militant, du désenchantement idéologique, en quelque sorte les ressorts de la déprise. Les phénomènes de décroyance ou de « désensorcellement », pour parler comme Weber, sont troublants. Ils jettent un doute sur l’absolutisme bruyamment affiché de certaines convictions. L’apostasie n’est pas une indifférence, ni même un renoncement comme un autre. Elle atteste d’une violence à soi, d’un abandon non pas seulement de ce que l’on croit mais de ce que l’on est. Il est dommage que l’auteur n’engage pas plus audacieusement ses hypothèses sur l’exit du volontariat international combattant. La mélancolie militante existe. Le moment espagnol l’atteste.

4L’ouvrage de Sill s’achève sur une troisième série de questions concernant la filiation du cas espagnol dans la généalogie du volontariat international combattant. Existe-t-il au-delà des idiosyncrasies historiques une modélisation possible de l’engagement volontaire, une idéal-typification des acteurs ? Le volontaire international combattant est-il un personnage universel ? L’auteur évoque à plusieurs reprises l’entreprise des croisades, image déjà partagée à l’époque de la guerre d’Espagne. S’agit-il d’analogies réelles ou d’une simple métaphore ? Et dans ce dernier cas, à quoi sert-elle ? De même, voir dans les ONG humanitaires les héritières de cette histoire longue (p. 279), n’est-ce pas privilégier le volontaire au détriment du combattant ? L’engagement humanitaire n’est ni armé ni rallié à un camp. En revanche, comme l’auteur en convient, il pourrait s’avérer fructueux de considérer au plus près des témoignages et des pratiques ce qui se donne à voir aujourd’hui dans les mobilisations de volontaires combattants dans des conflits récents. La manière dont la figure du brigadiste se recycle. Mais là encore, il faut se montrer prudent. Les radicalisations djihadistes ont-elles quelque chose de commun avec les enthousiasmes révolutionnaires ? Le déracinement social observé chez nombre de volontaires en Espagne a-t-il quelque chose à voir avec le malaise identitaire repéré chez certaines jeunesses islamisées ? Édouard Sill ne répond pas à ces questions complexes. Assurément, la belle promesse d’un livre à venir.

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Notes

1 Édouard Sill, « La croisade des gosses. Fugues, disparitions et enrôlements volontaires de mineurs français en Espagne durant la guerre civile », Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 2011/2, n° 110, 2011 p. 19-32 ; Édouard Sill (dir.), ¡Solidarias! Les volontaires étrangères et la solidarité internationale féminine durant la guerre d’Espagne (1936-1939), Rennes, PUR, 2022.

2 Pierre Salmon, Un antifascisme de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire – 1936-1939, Paris, Éditions du Détour, 2024.

3 Roger Caillois, Bellone ou la pente de la guerre, Paris, Flammarion, 2012 [1954].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michel Hastings, « Édouard Sill, « L’illusion lyrique ». Le volontariat international combattant dans la guerre d’Espagne (1936-1938) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 janvier 2025, consulté le 08 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66693 ; DOI : https://doi.org/10.4000/136kx

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Rédacteur

Michel Hastings

Professeur émérite en science politique, Sciences Po Lille.

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