Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2025Laura Cappelle, Créer des ballets...

Laura Cappelle, Créer des ballets au XXIe siècle. Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï

Samuel Vansyngel
Créer des ballets au XXe siècle
Laura Cappelle, Créer des ballets au XXe siècle. Enquête sur les nouveaux classiques, de l'Opéra de Paris au Bolchoï, Paris, CNRS, 2024, 376 p., ISBN : 978-2-271-14619-9.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Laura Cappelle, Nouveaux classiques. La création de ballets dans les compagnies de répertoire. Thès (...)

1Il n’est pas rare de voir des œuvres devenir de véritables canons jusqu’à définir un genre culturel ou artistique à elles seules. C’est ainsi que Le lac des cygnes ou encore Casse-Noisette se présentent comme des « classiques » de la danse – justement – classique. L’ouvrage de Laura Cappelle s’intéresse à ces ballets et à leurs acteurs aujourd’hui. Issue de sa thèse de doctorat1, l’enquête propose de défaire les idées reçues sur ces pratiques artistiques et de montrer que la « danse classique crée » toujours (p. 7). L’auteure fait le constat que ce genre de danse a une image « poussiéreuse », dont « elle doit se défendre », notamment parce que des critiques associeraient ces créations à des « images façonnées à d’autres époques » (p. 8). La problématique de cette enquête suppose que la danse classique serait un art qui aurait du mal à trouver sa place face aux nouvelles formes de danse (moderne ou contemporaine), et qui serait, de ce fait, moins légitime. Ainsi, la thèse de Laura Cappelle a deux objectifs : c’est une réponse aux débats qui traversent les mondes du ballet et de la danse autant qu’une analyse proposant de « saisir les processus de création en danse classique » (p. 9). Cette recherche mène ainsi l’auteure à conclure que « la danse classique n’est pas la forme figée que l’on imagine si souvent » (p. 349).

2Pour ce faire, l’ouvrage, divisé en sept chapitres, aborde différentes facettes de ces créations particulières à travers une enquête de terrain. Les données mobilisées proviennent de trois sources : des entretiens avec 25 personnes (5 chorégraphes, 3 répéteur·ices et 17 danseur·ses), l’observation des séances de répétitions de cinq créations réalisées par quatre compagnies de danse classique et la constitution d’une base de données recensant les œuvres créées par celles-ci entre 2000 et 2020. Par le terme de « création classique » l’auteure désigne le processus de création d’un ballet afin d’entretenir, selon elle, les spécificités techniques et artistiques de cette pratique.

  • 2 Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
  • 3 Giselle Sapiro, Tristan Leperlier et Mohamed Amine Brahimi, « Qu’est-ce qu’un champ intellectuel tr (...)
  • 4 Nathalie Heinich utilise ce terme afin de qualifier des pratiques qui sont adoptées, dans les arts (...)

3Le premier chapitre se démarque des autres puisqu’il prolonge l’introduction et détaille les contours du problème annoncé par l’auteure, à savoir que les frontières de la danse classique sont floues comparativement aux autres genres chorégraphiés. Ce chapitre de cadrage vise aussi à positionner l’enquête dans une filiation scientifique, centrée sur la coopération au sein des mondes de l’art2 dans un contexte « transnational3 » de création et des acteurs de la danse classique, où les conventions et les techniques « involuent », selon les termes de Nathalie Heinich4. Les chapitres suivants renseignent le processus de création artistique et si l’ouvrage n’est pas organisé par partie, on distingue tout de même des dimensions transversales aux différents chapitres : une première moitié de l’ouvrage s’intéresse au travail et au parcours des chorégraphes et des danseur·ses, puis la seconde aux gestes, aux « imaginaires » et aux enjeux du domaine étudié.

4Dans l’ensemble de l’ouvrage, le travail des chorégraphes et des danseur·ses est saisi par les descriptions des sessions de répétitions et par les entretiens. Laura Cappelle ne dévoile pas comment se déroulent ces séances et choisit plutôt d’exposer la teneur des échanges entre acteurs. Le travail du chorégraphe est observé par différents prismes : d’abord à travers leurs parcours professionnels (chapitre 2), et par leur exercice du métier en situation. L’entrée du terrain par le point de vue des chorégraphes donne lieu à un parti pris intéressant. En effet, on comprend mieux, par les descriptions de ce que les chorégraphes font, comment et pourquoi la création classique est une « création d’auteur·e ». Ils et elles pensent le ballet, guident et dirigent les corps des interprètes. Si une telle perspective pouvait amener à les penser comme « tout puissant[·es] », Laura Cappelle montre plutôt comment les danseur·ses collaborent à la création d’un ballet. À ce propos, l’auteure évoque rapidement quelques-uns des rôles et des fonctions, souvent invisibles lors d’une représentation sur scène (comme le travail de lumière, de costumes, etc.), mais qui participent du processus de création (chapitre 3). Les entretiens permettent à l’auteure de revenir sur l’importance de la socialisation et de l’apprentissage de la danse, notamment en analysant le travail du geste au prisme de l’incorporation (chapitre 4). En étudiant les parcours et la socialisation à la danse classique, cette première partie du livre permet de mettre en évidence à la fois le travail de chorégraphe et sa place primordiale dans la confection du spectacle classique.

5C’est à partir de ces exposés que la deuxième partie du livre aborde les tensions, notamment autour des rapports de genre (chapitre 5). Face aux idées reçues qui laissent penser que la danse classique est une pratique féminine, Laura Cappelle montre une réalité plus nuancée : « l’image féminine de la danse classique est trompeuse à plusieurs niveaux lorsqu’on considère le degré de féminisation réelle des professions qui la composent » (p. 208). S’il y a effectivement de nombreuses femmes chez les interprètes, les hommes sont eux bien plus représentés parmi les chorégraphes. L’auteure ne se cantonne pas à décrire ce plafond de verre qui empêche les femmes d’accéder au statut plus élevé de chorégraphe, et souligne quelques formes du sexisme ordinaire vécu par les interprètes femmes.

6Dans le chapitre 6, l’ouvrage s’attarde sur les dimensions de « l’imaginaire » créée et véhiculée par les créations classiques. La notion d’imaginaire est saisie par Laura Cappelle comme un « réseau dynamique, relationnel et fécond d’images et d’œuvres qui relie les créateurs d’un même monde de l’art » (p. 266). En adoptant cette perspective, elle investigue ce qui constitue une sorte de culture commune aux chorégraphes et aux interprètes, et qui prendrait racine dans les primes apprentissages de la pratique (p. 268), notamment par la possibilité donnée à de jeunes artistes d’assister aux représentations de leurs homologues plus âgés. Pour l’auteure, la danse classique serait dans une période de transformation, ou de « trouble » pour reprendre le titre de son dernier chapitre. La création classique profite d’une forte tradition, de règles et d’un imaginaire bien ancrés, mais qui sont remis au jour, rediscutés constamment, précisément avec les enjeux de diversités genrées et/ou raciales.

7Si l’analyse et les données mobilisées laissent de côté certains groupes et acteurs des mondes du ballet, cet angle adopté permet d’aborder les ballets classiques avec un regard novateur, car il expose des tensions et des discussions au plus proche du travail préparatif de création des chorégraphes et des interprètes. Plus généralement, l’enquête profite d’une vaste connaissance du monde de la danse classique construit grâce aux accès privilégiés au terrain de l’auteure par sa double position de journaliste et de chercheuse. D’ailleurs, si elle nous explique lors de l’introduction comment ses accès au terrain ont été facilités par sa profession, on peut regretter la faible présence d’une réflexion par rapport à cette position particulière et ses implications dans la construction de l’objet et la problématique. Cette position d’initiée se traduit par l’usage excessif d’un vocabulaire émique, proche des acteurs de terrain. Sans qu’il s’agisse d’un problème en soi, il faut noter que cela peut brouiller la compréhension, notamment d’une personne non familière de ces pratiques artistiques. Ce problème traduit aussi un manque d’accompagnement du lecteur·ice : il n’y a pas d’annonce de plan en introduction générale ni dans les débuts de chapitres.

8D’une manière générale, on aurait apprécié être davantage guidé par l’auteure, notamment en ce qui concerne les données de terrain. Si l’ouvrage est sourcé par de nombreux et riches matériaux, la mobilisation de ceux-ci n’est pas toujours explicite, ce qui a pour conséquence de ne pas situer les arguments exposés vis-à-vis du terrain et du corpus. C’est le cas par exemple « des extraits d’interviews réalisées pour la presse » (p. 13) qui font également l’objet d’analyse dans la démonstration, sans que soit systématiquement précisé leur contexte de production. On ne peut que supposer qu’il s’agisse des interviews que l’auteure a elle-même réalisés pour la presse. Ce manque de référencement est noté pour les extraits d’entretiens, également décontextualisés dans le corps du texte : les caractéristiques socio-démographiques ne sont présentes que dans la liste des enquêtés en fin d’ouvrage, par choix de l’auteure (p. 23).

9Pour finir, ce livre est une contribution originale sur le processus de création empiriquement fondé sur les mondes des ballets classiques actuels, notamment en défendant cet usage de la notion « d’imaginaire », maintes fois critiqué en sociologie. L’accès aux coulisses de ces spectacles artistiques permet de documenter les relations de travail des chorégraphes et interprètes, entre conflits et coopérations. Enfin, la présentation de ces enjeux contemporains et leurs implications permettent à Laura Cappelle de confirmer que la création classique n’est pas une chose du passé, qu’elle est toujours d’actualité, bien qu’il s’agisse d’un spectacle particulier destiné à un public restreint. En ce qui concerne cet aspect identitaire des créations classiques comparé aux autres (modernes, contemporaines), l’ouvrage renseigne finalement assez peu la question annoncée en début d’ouvrage – celle de la délégitimation relative au sein de cet espace artistique. Ainsi, l’apport de cette recherche se situe bien du côté de la description du travail d’une partie des acteurs de ce monde artistique tout en suscitant de nouvelles interrogations. En soulignant que les chorégraphes et les interprètes ne sont pas cantonnés à des genres précis et circulent entre des styles classiques, modernes et contemporains selon les directions et les contrats, l’ouvrage ouvre, plus qu’il ne conclut, la question de la définition des styles de danses et la lutte pour leur (dis)qualification au sein d’un champ de pratique artistique à priori légitime.

Haut de page

Notes

1 Laura Cappelle, Nouveaux classiques. La création de ballets dans les compagnies de répertoire. Thèse de doctorat, Université Sorbonne Nouvelle, 2018.

2 Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.

3 Giselle Sapiro, Tristan Leperlier et Mohamed Amine Brahimi, « Qu’est-ce qu’un champ intellectuel transnational ? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 224, 2018, p. 4-11.

4 Nathalie Heinich utilise ce terme afin de qualifier des pratiques qui sont adoptées, dans les arts et la culture, parce qu’elles ont été élaborées par « frayage », au fil du temps et de l’expérience, plutôt qu’à travers une rupture ou d’une « révolution » technique ; Nathalie Heinich, « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », Le Débat, n° 104, 2011, p. 106-115.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Samuel Vansyngel, « Laura Cappelle, Créer des ballets au XXIe siècle. Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 février 2025, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66718 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138im

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search