Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2025Aurélia Mardon, Prendre de la hau...

Aurélia Mardon, Prendre de la hauteur. Escalade en salle et fabrique du genre à l’adolescence

Jeanne Goudinoux
Prendre de la hauteur
Aurélia Mardon, Prendre de la hauteur. Escalade en salle et fabrique du genre à l'adolescence, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2024, 212 p., ISBN : 978-2-7297-1447-5.
Haut de page

Texte intégral

1Dans la poursuite de ses travaux sur les socialisations corporelles des jeunes adolescentes, Aurélia Mardon propose à travers cet ouvrage une contribution intéressante à la sociologie du sport et du genre. S’attachant à étudier une période de la vie souvent négligée par les enquêtes sociologiques, elle éclaire par ce travail le rôle de la pratique sportive dans les processus d’incorporation du genre chez les jeunes entre 10 et 20 ans. Pour ce faire, elle propose une étude de cas de l’escalade en salle, sport en expansion ces dernières années mais surtout caractérisé par sa mixité, puisque les femmes représenteraient « 44 % des pratiquant·es » (p. 9). Par les interactions qu’elle rend possible entre filles et garçons, la pratique de l’escalade offre ainsi un cadre propice à l’étude des conditions dans lesquelles une activité sportive peut produire, renforcer ou transformer les normes de genre incorporées au cours de la socialisation familiale. Aurélia Mardon s’appuie pour cela sur une enquête de terrain réalisée dans trois clubs d’escalade en salle : le premier en 2010 dans une salle parisienne (ParisOuest) organisant des cours de loisirs et de compétition et deux autres dans une agglomération de province (AggloNord). Ces deux derniers terrains ont été réalisés en 2017-2018 pour une salle accueillant des cours de loisirs et en 2018-2019 pour une salle accueillant des cours de compétition. Les observations des entraînements et des compétitions organisés par ces clubs sont complétées par des entretiens avec 31 adolescent·es, une dizaine de parents ainsi que des moniteur·ices et autres personnels travaillant dans les salles.

  • 1 Bourdieu Pierre, « Comment peut-on être sportif ? », dans Questions de sociologie, Paris, Editions (...)

2Dans une première partie, Aurélia Mardon s’intéresse aux socialisations ayant mené les adolescent·es à la pratique de l’escalade en salle. En effet, les jeunes enquêté·es sont issu·es de familles dans lesquelles les activités sportives en général sont appréciées et réalisées par les parents comme par les enfants. La pratique de l’escalade peut aussi faire l’objet d’une transmission active de parents pratiquants vers les enfants, devenant une véritable « affaire de famille » (p. 25) qui contribue à la constitution précoce d’un goût pour cette activité. L’auteure montre par ailleurs que la pratique répond à différentes logiques au croisement de la classe sociale et du genre. Pour les filles des classes moyennes et supérieures, chez qui le corps constitue un capital à entretenir, elle remplit une fonction de distinction corporelle : avoir un corps tonique et musclé est particulièrement valorisé par les parents dont les filles se situent dans une trajectoire d’ascension sociale et peut aller de pair, en parallèle de l’activité sportive, avec des pratiques alimentaires restrictives. Dans les classes populaires, l’escalade permet plutôt la constitution d’une féminité « respectable » (p. 29), par l’évitement d’activités sportives trop virilisantes. Concernant les garçons, la pratique est considérée par les parents de classes supérieures comme un moyen de forger leur esprit de compétition ainsi qu’un goût de l’effort et du travail. Dans les classes populaires, elle obéirait plutôt à une logique de distinction comparativement aux autres adolescents du même milieu, qui pratiquent massivement le football. Aurélia Mardon montre ainsi que les adolescent·es retirent des « profits » 1de la pratique sportive, expliquant leur implication sur le long terme : se construire un capital corporel (un corps mince, musclé, souple) mais aussi un capital social en dehors de l’école (rencontres amoureuses, autonomie relationnelle par rapport aux parents…).

  • 2 Les ouvreurs sont les personnes chargées de constituer les voies de grimpe.

3Dans une deuxième partie, Aurélia Mardon s’attache à décrire le cadre et les contenus hétéronormatifs des interactions entre les filles et les garçons dans le contexte des clubs d’escalade en salle. Les compétences développées par les adolescent·es font notamment l’objet d’une valorisation différentielle en fonction du genre. Le travail de la technique, du positionnement, de la souplesse sont renvoyées à des compétences féminines revendiquées par les adolescentes et naturalisées. Au contraire, la force physique et les fonctions d’ouvreurs2, impliquant le port de charges lourdes, sont mises en avant par les garçons. Si les adolescent·es adoptent des comportements conformes aux normes de genre, le cadre pédagogique proposé par les clubs peut aussi contribuer à renforcer ou non ces rapports de domination. Certains encadrants masculins se montrent en effet indifférents à la question de la mixité, ce qui « entérine les rapports sociaux qui ont cours entre filles et garçons » (p. 122), voire les renforcent en séparant groupes de filles et groupes de garçons et en les opposant lors des exercices. D’autres encadrant·es cherchent volontairement à déconstruire ces rapports de genre, en mettant en place des cordées mixtes ou des exercices faisant travailler autant la souplesse que la force des adolescent·es, ce qui ne va pas sans réticences ou résistances de la part de ces dernier·ères.

  • 3 Connell Raewyn, Gender and Power: Society, the Person and Sexual Politics, Stanford, Stanford Unive (...)

4Aurélia Mardon propose en troisième partie de se demander dans quelle mesure la pratique de l’escalade contribue à transformer ou renforcer les modèles de féminité et de masculinité des jeunes, tels qu’ils ont été construits dans leur socialisation familiale. En s’intéressant d’abord aux cas des grimpeuses, l’auteure se demande dans quelle mesure la pratique de l’escalade constitue un défi à la féminité accentuée3, c’est-à-dire aux modèles de féminité qui « s’accommodent des désirs et des intérêts des hommes » (p. 149). Les filles issues des classes supérieures, plus présentes dans les clubs compétition, ne veulent pas développer excessivement leur musculature. Elles cherchent à conserver un corps mince, à la fois signe d’excellence sociale et de désirabilité dans les relations amoureuses hétérosexuelles. Elles développent ainsi des stratégies leur permettant de limiter la virilisation de leur corps : se concentrer sur la technique de grimpe, ne pas trop s’investir dans les exercices de renforcement musculaire…

  • 4 Schippers Mimi, « Recovering the Feminine Other: Masculinity, Feminity and Gender Hegemony », Theor (...)
  • 5 Anderson Eric, « ‘I Used to Think Women Were Weak’: Orthodox Masculinity, Gender Segregation, and S (...)

5Au contraire, les filles issues des classes moyennes et populaires, plus présentes dans les clubs de loisir, valorisent la puissance musculaire et l’explosivité dans les bras, disposition que vient renforcer la socialisation sportive. Si la pratique de l’escalade peut, dans ce dernier cas, contribuer à remettre en question les normes dominantes de la féminité, elle ne suffit pas à construire une féminité alternative4 contestant l’hégémonie masculine. En effet, les jeunes filles enquêtées tendent plus généralement à adhérer à une « sous-culture sportive » (p. 170) dans laquelle la force est valorisée et le féminin dénigré. De fait, les modèles de masculinité hégémonique semblent dominants dans certains des clubs étudiés. Aurélia Mardon met en évidence un fort contraste dans les styles de masculinité des garçons s’exerçant dans des clubs axés sur la compétition et dans des clubs axés sur le loisir. Parmi les premiers, le club ParisOuest constitue un entre-soi masculin où s’affirment frontalement des manifestations de la masculinité hégémonique (blagues homophobes, idéalisation des champions hommes, affirmation de la prééminence des grands garçons sur les plus petits…). Ces garçons ont connu une socialisation familiale associant masculinité, force et dépassement de soi, qui est renforcée dans le cadre de l’escalade. Dans le club d’AggloNord, le modèle de masculinité hégémonique est moins frontal : la pratique des filles n’est pas directement dévalorisée mais les compétences des adolescent·es sont genrées et naturalisées. La socialisation dans ce club peut par ailleurs contribuer au développement de dispositions moins hégémoniques, l’encadrant valorisant particulièrement la dimension technique de l’escalade. Les clubs de loisirs (AggloNord), plus souvent encadrés par des femmes, laissent place à des modèles de masculinités inclusives5, rejetant les comportements sexistes et homophobes. Les garçons fréquentant ces clubs ont été exposés à une socialisation familiale valorisant l’égalité hommes-femmes (répartition des tâches domestique entre le père et la mère, père travaillant dans une profession « féminine »…) et expriment un rejet de la compétition. Cependant, l’escalade est moins investie par ces garçons dans la construction de leur identité sociale et de genre en raison de sa dimension ludique.

  • 6 Mennesson, Christine et Julhe Samuel, « L'art (tout) contre le sport ? La socialisation culturelle (...)
  • 7 Lévy-Guillain, Rebecca, « MeToo or not MeToo ? Consentement sexuel et changement normatif au prisme (...)

6L’auteure conclut son ouvrage en rappelant l’importance de la sphère des loisirs dans les socialisations des jeunes, celles-ci ne se déployant pas uniquement au sein de la famille et de l’école. Son enquête semble néanmoins pointer du doigt la force d’inertie des socialisations familiales sur les dispositions genrées des adolescent·es. Si dans cette perspective, Aurélia Mardon propose une articulation fine des rapports sociaux de classe et de genre, elle manque cependant l’étude des différenciations selon les fractions de classe. On en vient alors à se demander si les garçons et filles des classes supérieures étudiées ne sont pas issu·es des fractions économiques, connues pour leur valorisation importante du sport et de la compétition6. L’auteure s’attache par ailleurs à rappeler en conclusion le fait que les manifestations de la masculinité hégémonique ne sont pas le propre des garçons de classes populaires, mais sont également présentes chez les adolescents des classes supérieures. La réflexion sur les styles de masculinité pâtit cependant d’un manque de précision concernant l’aspect longitudinal de l’enquête : ainsi, le modèle de masculinité hégémonique est plus présent chez les garçons observés dans la salle parisienne en 2010, alors qu’il est beaucoup moins présent dans les salles étudiées de 2017 à 2019. Les dix années séparant ces terrains ont ainsi été marquées par l’amorce de changements concernant les rapports entre hommes et femmes qui auraient pu influer sur la possibilité d’expression, non sanctionnée socialement, d’une masculinité hégémonique dans un contexte de mixité7.

Haut de page

Notes

1 Bourdieu Pierre, « Comment peut-on être sportif ? », dans Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1981, p. 173-195.

2 Les ouvreurs sont les personnes chargées de constituer les voies de grimpe.

3 Connell Raewyn, Gender and Power: Society, the Person and Sexual Politics, Stanford, Stanford University Press, 1987.

4 Schippers Mimi, « Recovering the Feminine Other: Masculinity, Feminity and Gender Hegemony », Theory and Society, n° 36, 2007, p. 85-102.

5 Anderson Eric, « ‘I Used to Think Women Were Weak’: Orthodox Masculinity, Gender Segregation, and Sport », Sociological Forum, vol. 23, n° 2, 2008, p. 257-280.

6 Mennesson, Christine et Julhe Samuel, « L'art (tout) contre le sport ? La socialisation culturelle des enfants des milieux favorisés », Politix, vol.3, n° 99, 2012, p. 109-128.

7 Lévy-Guillain, Rebecca, « MeToo or not MeToo ? Consentement sexuel et changement normatif au prisme de trajectoires individuelles féminines », Politix, vol.1, n° 141, 2023, p. 47-72. 

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jeanne Goudinoux, « Aurélia Mardon, Prendre de la hauteur. Escalade en salle et fabrique du genre à l’adolescence », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 février 2025, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66723 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138io

Haut de page

Rédacteur

Jeanne Goudinoux

Doctorante en sociologie au sein du Centre Européen de Sociologie et Science Politique (CESSP).

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search