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Ivan Bruneau, Au pays de Bernie Sanders. Enquête sur une autre Amérique

Félix Viaud
Au pays de Bernie Sanders
Ivan Bruneau, Au pays de Bernie Sanders. Enquête sur une autre Amérique, Paris, EHESS, coll. « Cas de figure », 2024, 250 p., ISBN : 978-2-7132-3385-2.
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Texte intégral

  • 1 Voire à une offre politique située à gauche du Parti démocrate : le Progressive Party.

1La soixantième élection présidentielle américaine, organisée le 5 novembre 2024, a vu Donald Trump, candidat républicain, être élu quarante-septième président des États-Unis, recueillant au niveau national tant la majorité des votes du collège électoral que la majorité du vote populaire. En revanche, dans le petit État du Vermont, la majorité des électeurs a soutenu Kamala Harris, qui y a recueilli 64,4 % des suffrages, faisant de cet État celui où la candidate démocrate obtient son meilleur score, hors district de Columbia, tandis que Donald Trump y était soutenu par près de deux fois moins d’électeurs (32,6 %). C’est au cœur de cet État que nous plonge l’enquête d’Ivan Bruneau, publiée peu avant l’élection. Le Vermont est en effet un État rural de près de 600 000 habitants dont les résultats électoraux sont depuis les années 1990 très favorables aux candidats démocrates1 et notamment à Bernie Sanders, élu à la chambre des représentants dès 1991 puis au Sénat en 2007. Ce dernier, candidat aux primaires démocrates en 2016 et 2020, porte un discours de rupture, situé à la gauche du Parti démocrate.

  • 2 Cette opposition peut également être contestée pour le cas français, cf. Julian Mischi, Nicolas Ren (...)
  • 3 Nom anonymisé par l’auteur.
  • 4 À l’occasion des primaires démocrates en vue des élections présidentielles.

2En explorant le rapport au politique dans un monde rural progressiste, l’ouvrage s’inscrit dans la réfutation de « la lecture binaire des positionnements politiques faisant du rural le principal facteur explicatif des opinions conservatrices et réactionnaires » (p. 237). L’auteur conteste l’opposition rural/urbain, jugée insuffisante pour « rendre compte de la diversité spatiale des positionnements politiques » (p. 8) et des préférences électorales2. À rebours de l’image d’un fort trumpisme rural aux États-Unis, il porte un regard original sur le paysage électoral américain en s’intéressant à la gauche états-unienne et en tenant compte de l’histoire sociale des lieux et de la sociologie des groupes composant la population. Il dresse ainsi le portrait d’une « autre Amérique située dans un contexte particulier, fait d’une histoire spécifique et d’un rapport complexe, souvent conflictuel aux autres régions du pays » (p. 15). L’enquête s’attache ainsi à résoudre l’énigme du « paradoxe vermontais » (p. 13) à travers une enquête ethnographique menée à Miltonville3, petite ville d’environ 10 000 habitants, caractérisée par une forte densité d’associations et d’organisations militantes. Ce contexte rural offre un cadre privilégié pour comprendre comment les idées progressistes s’incarnent dans des pratiques concrètes et des dynamiques sociales spécifiques. L’originalité de cette recherche repose sur l’étude détaillée de scènes précises : le pouvoir politique municipal organisé autour du town meeting, une assemblée de 135 élus chargés de prendre des décisions pour la commune, la coopérative alimentaire et le People’s Center, une organisation militante. L’auteur accorde une place centrale aux situations d’enquêtes observées sur le terrain et met en scène les prises de position, les parcours et les expériences des enquêtés. Les données collectées, issues d’une immersion prolongée entre 2014 et 2015, enrichie par des retours sur le terrain en 2016 et 20204, reposent sur des observations directes, des entretiens et des échanges informels.

3Pour comprendre le contexte dans lequel prennent place les engagements politiques, le chapitre 1 explore l’évolution politique de Miltonville et du Vermont, en retraçant l’histoire de son ancrage progressiste. Bastion républicain jusqu’aux années 1960, le Vermont a basculé durablement dans le camp démocrate dans les années 1980-1990, reléguant le Parti républicain à une position marginale. Cet État se distingue également par son avant-gardisme en matière de progrès social et politique, notamment dans la protection de l’environnement, la santé publique, les droits des homosexuels et la légalisation du cannabis. L’auteur questionne cette « singularité progressiste vermontaise » (p. 48) en soulignant la « convergence des expressions politiques visibles et audibles dans l’espace public, à laquelle contribuent des élus locaux, des militants associatifs, des journalistes » (p. 56). Il met ainsi en évidence une « homogénéité des cadrages journalistiques, des prises de position des élus et des militants des différentes organisations de la ville » (p. 63). Cette dynamique se traduit également dans les représentations des Vermontais sur l’ancrage progressiste de leur région. Un fort sentiment d’appartenance et une mise à distance des autres régions du pays renforcent l’image du Vermont comme un lieu unique, de par sa richesse culturelle et artistique et ses milieux associatifs, en particulier par les newcomers qui valorisent, voire idéalisent le plus le Vermont, en « instituant l’État en espace protecteur » (p. 66).

4Le chapitre 2 porte sur les caractéristiques sociales et culturelles des acteurs qui animent la gauche vermontaise, et vise à saisir les mécanismes assurant sa cohésion. Il souligne « les propriétés communes aux groupes engagés sur les scènes progressistes » (p. 72). Miltonville est ainsi caractérisée par une faible présence des minorités ethniques et raciales, une baisse des emplois industriels et agricoles, une population majoritairement diplômée, ou encore une forte implication associative. Le progressisme vermontais valorise particulièrement le savoir, la culture, les pratiques artistiques et les voyages à l’étranger. L’auteur insiste à cet égard sur l’homogénéité des caractéristiques sociales et culturelles des acteurs de ce milieu politique, ainsi que leurs pratiques politiques convergentes.

5Par une comparaison des espaces progressistes, le chapitre 3 met l’accent sur les distances entre les différentes fractions et groupes constitutifs de la gauche vermontaise, non réductible « aux seules préférences électorales » (p. 110), en examinant l’appropriation de l’objectif partagé de « rendre à la communauté » (p. 109). L’auteur montre que « l’importance accordée au consensus et à la conflictualité influe sur la manière dont sont vécus et évalués les engagements sur les différentes scènes » (p. 131-132). Cette dynamique produit des pratiques spécifiques à chaque espace, générant des frontières et des expériences d’engagements différenciés. La coopérative alimentaire apparaît par exemple fragmentée, avec des tensions violentes opposant certains des employés, la direction salariée et les élus du conseil d’administration. Si ce conflit interne apparaît violent, c’est parce que la structure s’est construite en mobilisant l’idéal d’un collectif vertueux, le conflit fragilisant le sentiment d’appartenance à la coopérative. À l’inverse, la scène municipale, plus sélective et homogène socialement et politiquement (niveau de diplôme élevé, concentration des figures progressistes), privilégie le consensus, le dialogue et l’inclusion. Cette scène apparaît pacifique et harmonieuse, portée par une croyance partagée dans les vertus du consensus. Enfin, le People’s Center, espace militant affichant une certaine radicalité, maintient une cohésion politique malgré des différences sociales internes.

6Le chapitre 4 examine l’organisation du pouvoir local à Miltonville et plus particulièrement la manière dont les acteurs s’approprient et légitiment le modèle du town meeting représentatif. La « forte adhésion à ce modèle démocratique » (p. 186), élevé au rang d’idéal délibératif et participatif, s’explique par la possibilité pour les citoyens de s’exprimer démocratiquement et de contrôler collectivement les processus décisionnels par un exercice délibératif. Cependant, cet attachement n’est pas unanime : la représentativité du town meeting est notamment contestée, en raison de l’absence des classes populaires – une problématique souvent ignorée par les responsables locaux – mais aussi de la faible participation aux élections. Ces limites soulignent les tensions entre l’idéal démocratique affiché et sa mise en œuvre.

7Le chapitre 5 dresse une série de portraits d’enquêtés représentatifs de la gauche vermontaise, composée en majorité de newcomers. Leurs trajectoires sociales mettent en évidence l’articulation entre leurs opinions progressistes, leurs comportements électoraux et un style de vie distinctif, marqué par des pratiques sociales, culturelles et politiques situées. Nombre d’entre eux valorisent un mode de vie alternatif, prennent leurs distances avec l’alimentation carnée et cherchent à s’émanciper des contraintes professionnelles et salariales. Insérées sur différentes scènes locales, ces figures de la gauche miltonvillaise portent une parole progressiste de manière plurielle : engagement politique individuel ou collectif, mobilisation autour des causes environnementales, des inégalités sociales ou des affaires scolaires, etc. Malgré des valeurs communes, les formes d’engagement politique diffèrent : certains privilégient l’investissement sur la scène locale tandis que d’autres vont s’impliquer dans les campagnes politiques de Bernie Sanders et ainsi peser sur les débats nationaux. Ainsi, il existe à Miltonville plusieurs manières de vivre et d’exprimer un engagement politique, celui-ci oscillant entre ancrage local et mobilisation nationale, entre pragmatisme institutionnel et posture contestataire.

8Ainsi, à partir d’une ethnographie de différentes scènes à Miltonville, marquée par une « omniprésence du politique » (p. 237), l’auteur offre un matériau riche pour comprendre comment s’incarne la gauche vermontaise. Cependant, si Miltonville n’est pas une exception aux États-Unis et que son cas illustre le fait que les mondes ruraux apparaissent plus hétérogènes qu’on ne le suppose souvent, cette enquête reste ancrée dans un contexte local particulier, l’étude de ce cas ne permettant qu’une montée en généralité limitée. Cette enquête ouvre ainsi d’autres pistes de recherches qui permettraient de comprendre davantage ce qui distingue les mondes ruraux progressistes des mondes ruraux conservateurs.

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Notes

1 Voire à une offre politique située à gauche du Parti démocrate : le Progressive Party.

2 Cette opposition peut également être contestée pour le cas français, cf. Julian Mischi, Nicolas Renahy « Pour une sociologie politique des mondes ruraux », Politix, n °83, 2008, p. 9-21.

3 Nom anonymisé par l’auteur.

4 À l’occasion des primaires démocrates en vue des élections présidentielles.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Félix Viaud, « Ivan Bruneau, Au pays de Bernie Sanders. Enquête sur une autre Amérique  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 février 2025, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66803 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13adp

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Rédacteur

Félix Viaud

Doctorant en sociologie au Centre Émile Durkheim (CNRS UMR 5116, Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux).

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Droits d’auteur

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