Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La haine des fonctionnaires

Texte intégral
- 1 Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La Valeur du service public, Paris, La Découverte (...)
1Rien de plus répandu, semble-t-il, rien de plus partagé que la haine des fonctionnaires, éprouvée des milieux populaires jusqu’aux élites de l’État, assortie de son lot de clichés et d’épithètes bien connus : fainéants, inefficaces, privilégiés… C’est contre cette rengaine aussi vieille que le monde que s’inscrit le nouveau livre de Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, poursuivant un travail de réhabilitation entamé dans La Valeur du service public1. D’un ouvrage à l’autre, l’objectif reste inchangé : réaffirmer la dignité professionnelle des infirmières, des enseignants, des personnels de la voirie et des agents de mairie dont les conditions d’exercice se sont dégradées au fil des décennies. Si les fonctionnaires font l’objet d’une aversion collective, c’est avant tout parce que le service public est devenu un service empêché, résultat d’une longue suite de dépeçages orchestrés au sommet de l’État, et qui signe aujourd’hui la disparition des services de proximité dans la digitalisation des procédures, la fin du contrôle des eaux, des routes et des forêts dans le cycle effréné des privatisations, la fermeture des classes et des lits d’hôpitaux sous les sirènes de la maîtrise budgétaire, la mort du service public dans la grande machine néolibérale. La Valeur du service public identifiait déjà les responsables du crime, mais ce second ouvrage va plus loin. On y trouve non seulement les témoignages désespérés des fonctionnaires, mais aussi et surtout ceux de leurs plus grands détracteurs, souvent issus des milieux populaires, ennemis autoproclamés d’un service public dont ils ont pourtant fort besoin. C’est ce paradoxe qui offre au livre son point d’entrée comme son horizon politique : « rediriger la colère » (p. 99) des usagers en mettant en lumière la réalité des contraintes qui pèsent sur les agents d’État et qui conduisent à une désagrégation du bien commun.
2Répondre à la haine des fonctionnaires suppose de savoir l’entendre dans ses expressions les plus vives. Le livre, qui revendique d’entrée de jeu ne rien taire « des rancœurs et des rages » (p. 13), est traversé par des voix : verbatim d’entretiens avec des usagers, propos rapportés, discussions de comptoir, ragots, jusqu’aux déclinaisons numériques sous forme de tweets et d’échanges de textos. Ouvert à la polyphonie populaire, le texte restitue une parole ancrée dans la réalité des expériences quotidiennes. Le premier chapitre s’ouvre ainsi sur le récit de Xavier : ce Corrézien a frôlé la mort en chutant de sa moto sur une route de montagne enneigée, heurtant des gravillons mal tassés par les agents des routes. Les secours ont tardé à venir, les urgences de Tulle n’ont pu l’hospitaliser qu’après huit longues heures d’attente, Xavier peste : « C’est quoi, ces putains de fonctionnaires ? » (p. 23). Les coupables semblent tout trouvés. Mais à cette accusation première, directe, instinctive, les auteurs rétorquent, chiffres à l’appui, que l’origine du drame est d’abord une affaire d’économies : l’enduit gravillonné coûte moins cher aux collectivités que l’enrobé de goudron, les brigades de déneigement ont été réduites, de même que les effectifs de l’hôpital de Tulle, comme toute la fonction publique hospitalière. On ne s’étonnera pas du mauvais service rendu aux usagers si l’on comprend que les fonctionnaires n’ont plus les moyens d’assurer dignement leurs missions. Les deux premières parties du livre donnent à voir les multiples formes de cette dépossession à travers différents « focus », qui sont autant d’immersions dans les lieux dégradés du service public : une sous-préfecture, une crèche, un Ehpad, une antenne de France Travail… On y découvre des agents malmenés par des conditions de travail bien moins enviables que dans le secteur privé : contrats précaires, manque de moyens matériels, horaires à rallonge et management brutal. La fresque des malheurs peut parfois manquer de nuance et perd en précision quand elle cède au sentimentalisme. Il n’en reste pas moins que cette galerie de portraits témoigne de manière édifiante des détresses psychiques et de l’usure des corps que connaissent les fonctionnaires.
- 2 Cf. Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Verdier, 2021.
- 3 Le new public management se caractérise par la transposition des principes, des logiques et des mét (...)
- 4 Cette étude de 2021 s’intitule : « 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique (...)
3Là où le constat d’une déliquescence des services publics aurait pu motiver un sursaut collectif et une revalorisation des moyens alloués aux administrations, la rhétorique néolibérale conclut à une « inefficacité fonctionnaire » (p. 39) et son corollaire, la réduction des dépenses publiques. Comme le dit l’adage, qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. La méthode la plus efficace pour fermer une institution est de l’appauvrir jusqu’au point où elle n’est plus capable d’effectuer ses missions2. Les gouvernements successifs, encouragés par d’influents think tanks chantres de la privatisation (IFRAP, Fondapol, Institut Montaigne), ont multiplié les occasions de « rationaliser » une fonction publique qui n’est plus pensée autrement que dans une logique comptable. On se trouve ici au cœur du new public management3, qui consacre « la réévaluation des idées du marché sur le marché des idées » (p. 39). Cette nouvelle approche a été matérialisée au début des années 2000 à travers la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), qui contraint drastiquement l’utilisation des budgets et impose la « fongibilité asymétrique », principe comptable interdisant le redéploiement de crédits budgétaires vers de nouvelles dépenses de personnel. Tandis que les fonctionnaires absorbent plus de travail à effectifs restreints, l’argent public, dont on déplore pourtant la « raréfaction », coule à flots vers le secteur privé. Les exemples ne manquent pas : externalisation des services d’entretien des routes ou du ménage, prestations de conseil dont l’affaire McKinsey a révélé le caractère systématique, etc. L’ouvrage relaie une étude du collectif Nos Services Publics4 rappelant que chaque année, l’État, les hôpitaux et les collectivités payent à des entreprises privées « 160 milliards d’euros (soit plus de trois fois le total de la dépense publique consacrée aux transports) » (p. 129). Autre phénomène caractéristique de la détérioration des services publics, la dématérialisation généralisée contraint les usagers à « rentrer chez eux se connecter pour faire seuls leurs démarches » (p. 135) et remplace les conseillers par des robots de discussion peu accommodants. Qu’importe si 15% des foyers français n’ont pas de connexion internet, et si les prestataires informatiques peuvent glaner au passage quelques-unes de nos données personnelles. La digitalisation offre une justification commode pour fermer les lieux d’accueil et réduire les personnels administratifs. Il s’agit de « moderniser » (atrophier) les services au nom de l’efficacité budgétaire.
- 5 Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989.
4Intitulée « Les hauts fonctionnaires trahissent les fonctionnaires ? », la troisième et dernière partie semble sans rapport direct avec ce qui précède. Elle trouve pourtant son utilité en expliquant comment les stratégies de carrière au sein de la haute fonction publique, caractérisées par des allers-retours entre les cabinets ministériels et le secteur privé, empêchent toute remise en question des logiques néolibérales qui concourent à la destruction du service public. Si le propos peut flatter le bon sens populaire, dans la mesure où « la critique de la bureaucratie et de ses élites se décline sur le mode de l’évidence » (p. 157), les auteurs prennent quelques précautions en rappelant en début de chapitre que 78% des hauts fonctionnaires « ne font aucun passage en entreprise » (p. 163) et que seule une petite minorité d’énarques mérite notre attention critique. Ce sont majoritairement des profils issus des grands corps (Inspection générale des finances, Conseil d’État, Cour des comptes) voués à rejoindre dès leur sortie d’études les plus prestigieuses directions ministérielles. Ces premiers pas dans le public servent souvent de marchepied pour rejoindre le privé (banque ou conseil), lequel garantit par la suite un poste haut placé dans l’appareil d’État, puis un poste encore plus haut placé dans le monde de l’entreprise, selon un va-et-vient qui s’embarrasse peu des questions de déontologie et de conflits d’intérêts. Pour comprendre les réseaux d’influence au sommet de la pyramide, les auteurs s’appuient sur les travaux de Bourdieu sur la noblesse d’État5 et en proposent une déclinaison actualisée : la « noblesse managériale public-privé » (NMPP). Cette expression déjoue l’opposition factice entre la politique et le marché en rappelant l’intrusion grandissante du « pouvoir économique et financier dans le champ du pouvoir » (p. 198). Les circulations public-privé des (très) hauts fonctionnaires de la NMPP accompagnent et expliquent ce nouveau rapport aux politiques publiques, désormais soumises à « la recherche de la rentabilité financière immédiate, faite d’obligations strictement comptables et de quantifications abstraites qui permettent de mettre tout en équivalence avec n’importe quoi, sans souci des métiers ni des territoires » (p. 199). On comprend comment la matrice idéologique néo-managériale s’immisce dans la décision publique, avec ses totems et ses anglicismes : reporting, disruption, wording…
5Faire voler en éclats cette novlangue technocratique, remettre les notions de bien commun et d’intérêt général au cœur du service public, solidariser les usagers et créer des collectifs de résistance… Voilà quelques-unes des pistes ouvertes en conclusion. Le programme est ambitieux, et explique sans doute la forme d’un livre quelquefois décousu, écheveau de fils narratifs, de propos rapportés, de scènes de vie, de statistiques, d’enquêtes et de contre-enquêtes visant un objectif : retourner la haine des fonctionnaires en une indignation politiquement féconde.
Notes
1 Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La Valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021 ; compte rendu d’Hélène Monnet pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.54358.
2 Cf. Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Verdier, 2021.
3 Le new public management se caractérise par la transposition des principes, des logiques et des méthodes de gestion du secteur privé vers le secteur public. Voir Nicolas Matyjasik et Marcel Guenoun (dir.), En finir avec le New Public Management, Paris, IGPDE, 2019.
4 Cette étude de 2021 s’intitule : « 160 Md€ d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir ».
5 Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989.
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Référence électronique
Valère Zysman-Singer, « Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La haine des fonctionnaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 février 2025, consulté le 27 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66823 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13anf
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