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Nelo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes

Fanny Bourgeau
Accumuler du béton, tracer des routes
Nelo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, Paris, La Fabrique, 2024, 304 p., ISBN : 9782358722766.
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Texte intégral

1Cet ouvrage décrit la construction des routes en France depuis le XIXe siècle. Il s’appuie sur ce cas d’étude pour comprendre comment le capitalisme produit son espace. Nelo Magalhães propose d’enquêter sur les rapports sociaux et les processus matériels qui traversent l’histoire environnementale du réseau routier en partant du postulat qu’on ne peut changer la société sans comprendre son espace matériel, ses flux et ses stocks. Le livre est organisé en trois parties. La première décrit les conditions sociales et techniques particulières qui permettent la construction des routes telle qu’elle a été réalisée au cours du XXe siècle. La deuxième partie aborde les différentes crises socio-environnementales qui sont entrainées par cette production. La troisième partie montre enfin en quoi les réponses qu’apportent l’État, la sphère ingénieure, ou encore certains acteurs économiques à ces différentes crises traduisent en fait une autre manifestation de la production de l’espace intriquée dans une logique capitaliste.

  • 1 LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de (...)

2La production de routes connaît des mutations au cours du XXe siècle du fait de deux phénomènes : d’une part, des politiques publiques favorisent son industrialisation dans le contexte d’une production de masse prônée par l’État fordiste ; d’autre part, des avancées techniques permettent de construire des voiries de plus en plus résistantes. Pour répondre au besoin d’industrialisation des chantiers, le secteur de la construction utilise de nouveaux matériaux pour servir le désencastrement de la production du bâti. Le ciment connaît des changements importants dans la seconde moitié du XXe siècle, avec la découverte des propriétés de l’argile en termes de solidité. La production du bâti, usuellement contrainte par la géologie locale et les savoir-faire des ouvriers (avant la découverte des propriétés de l’argile, tous les ouvrages sont construits à partir de pierres taillées), privilégie progressivement ce matériau, produit des laboratoires de chimie. Le béton devient majoritaire dans le monde, probablement du fait de la simplicité de sa fabrication à partir de matières ordinaires. Ce changement se répercute sur l’organisation des acteurs de ce secteur. En effet, les fours à chaux et carriers dispersés disparaissent et le bâti se concentre dans les mains d’un petit nombre de grandes entreprises. Cette rationalisation se retrouve dans les chantiers de construction. Le terrassement est la préparation du terrain pour construire ensuite la « superstructure » (p. 57), la route. À mesure que les ambitions étatiques, inscrites dans la grande accélération, grandissent pour les usages de la route, les chantiers s’adaptent et doivent permettre de construire des routes plus grandes, plus solides. C’est ainsi que pour permettre la construction des autoroutes prévue par le Plan directeur routier en 1960, la taille des plateformes de terrassement s’agrandit, ainsi que les volumes de terre transportés. Mais assez rapidement, pour s’adapter à cette cadence, les maîtres de chantiers investissent dans un capital fixe (les machines) et adaptent les chantiers à la dimension des machines : les terrassiers disparaissent et la « grande accélération » (p. 57) débute. Terrasser aplanit le terrain : la stabilisation des sols le rend solide. Cette technique vise à s’affranchir des contraintes des sols pour tracer les axes routiers. La recherche sur cette technique prend corps dans l’histoire coloniale française : des ingénieurs français importent en Tunisie un savoir-faire états-unien et testent différentes techniques avant de les importer en France métropolitaine. Un tournant s’opère dans la conception de l’usage des routes : l’Etat, se souciant du passage du trafic marchand, fait du poids que peut soutenir une route une préoccupation centrale. Dans le contexte réglementaire français actuel prônant le Zéro artificialisation nette (ZAN)1, cette histoire récente de l’absolution des sols éclaire sur les mécanismes sociaux et techniques qui ont permis le déploiement de cette solution chimique sur une grande partie des sols français, en les détruisant. Le secteur du bâti, en privilégiant la production de béton aux autres techniques induit alors un changement dans soorganisation de l’extraction des roches. Un nouveau type de gisement apparaît, se distinguant par son localisme et son coût peu élevé : les granulats alluvionnaires. À partir des années 1960, la ressource sédimentaire est activement exploitée par les carriers qui ouvrent un grand nombre de carrières sur des tronçons de rivières.

3Ces mutations sont le résultat de choix des politiques et des aménageurs et répondent à des exigences situées, à des besoins d’acteurs spécifiques. Mais leur réalisation concrète ne se fait pas sans friction et des mobilisations émergent contre. Quatre problèmes principaux liés à la production de routes sont décryptés dans l’ouvrage. Premièrement, l’extractivisme ordinaire du sable dans les cours d’eau atteint des limites : les cours d’eau exploités s’affaissent notablement. Malgré des détracteurs actifs de l’extraction de granulat, malgré des dégâts observables (en 1979, le pont Wilson s’effondre à Tours à cause de l’incision de la Loire), l’exploitation de granulats, non-seulement ne ralentit pas mais s’intensifie entre 1980 et 1992. Deuxièmement, des accidents récurrents signalent les limites de l’abstraction du sol. Glissements de terrain, éboulements, fissuration des sols sont les lots omniprésents de la construction de routes. Ce n’est pas un manque de connaissance des ingénieurs du secteur du bâti qui caractérise les problèmes de logistique dans la construction des routes : c’est un choix politique de faire passer les routes partout. Troisièmement, durant l’hiver 1963, des périodes successives de gel et dégel apportent des conditions de fragilisation de la chaussée. Certaines routes deviennent inaccessibles aux véhicules lourds pour éviter d’être endommagées. Malgré la connaissance des risques du salage et du gel pour les routes, cet évènement est décrit comme une véritable catastrophe. Progressivement, le patronat routier développe un récit chargeant l’hiver de la dégradation des routes et décrivant les coupures de routes comme un enclavement radical. L’État est ainsi encouragé à engager des plans de solidification des chaussées. Au lieu de solidification, il s’agit en fait plutôt d’extension pour s’adapter à la hausse constante du trafic routier.

  • 2 Plans d’eau apparaissant à l’endroit des extractions sédimentaires.
  • 3 Carrière de roche meuble extrayant dans le lit d’un cours d’eau ou dans sa plaine.

4Dernièrement, la production des routes passe par un déplacement massif de matière. Certains espaces et certaines matières vont être qualifiés de « déchets ». L’auteur analyse que la désignation de déchet de certains espaces est étroitement liée au pouvoir de la personne qui désigne. Si ce problème est politique, il peut être amené à disparaître si sa représentation change. Si les gravières2 issues des carrières alluvionnaires3, ou encore le laitier qui « occupe trop d’espace » (p. 143) font problème, c’est qu’ils touchent certains groupes sociaux, suffisamment considérés par les administrations. Ces différentes crises traduisent en fait une crise plus grande, celle de la production d’espace fordiste. Les évolutions connues par la production de routes induisent un certain nombre de violences : entre autres, celle du nombre de morts par accident routier, ou encore celle de l’exclusion des usagers de l’espace non-automobilistes. La législation déplace la responsabilité de ces violences au niveau individuel (les conducteur·ice·s) ou sur des objets neutralisés (les arbres, le sol). Ces choix illustrent la priorité donnée par le capitalisme au monopole automobiliste, à travers les politiques d’aménagement du territoire.

5La résolution de ces crises passe par un soutien étatique à d’autres formes de production d’espace ancrées dans une logique capitaliste. Une politique de l’État vise à apaiser les conflits que suscitent les traces laissées par les carrières et la construction de routes sur le paysage, en valorisant ces espaces pour cacher ou réaménager ces traces et améliorer le paysage. Ce souci porté aux traces marquant le paysage reflète l’institutionnalisation de l’environnement et son intégration dans la sphère législative au courant des années 1960-1970, une autre manière pour l’État d’encadrer la production de l’espace. L’auteur met en lumière la constitution d’un nouveau groupe d’acteurs diffuseur d’idées au niveau de l’État, qu’il nomme « seconde infrastructure » (p. 159), les ingénieurs des Ponts et Chaussées. L’expertise que fournit ce groupe traduit des intérêts et des visions propres : il prône une adaptation des routes au gabarit le plus lourd. Ce paradigme soutient un basculement macroéconomique, qui déplace l’intérêt étatique d’une économie centrée sur la production vers une économie basée sur le libre-échange. La production de routes permet d’écouler des matériaux-déchets issus d’autres industries, tel que les laitiers issus de l’industrie sidérurgique. En écoulant ces stocks et en s’inscrivant dans une économie circulaire, cette production apparaît comme un gage de durabilité. Mais quand la valeur sociale de ces matières à écouler change au sein de la société française, et qu’elles ne sont plus considérées comme un déchet (les terrils de laitiers deviennent des éléments patrimoniaux), la logique de construction est déjà mise en œuvre. L’auteur propose une critique de l’économie circulaire en montrant qu’elle encourage la construction. Un autre verrou expliquant l’extension constante des routes est son intrication dans une logique de capital. Pour l’État et pour le patronat routier, l’infrastructure, et tout ce qui permet sa construction (notamment les machines), sont perçus comme des capitaux fixes, à faire fructifier. L’argument qui place la route en investissement de capital rend dérisoire le coût (économique, environnemental) de son entretien.

  • 4 On peut penser au cycle Hydro-social théorisé par E. Swyngedouw et décrit dans la modernisation de (...)

6Dans la suite de certains travaux de Political Ecology qui adoptent un regard globalisant sur des fonctionnements socio-environnementaux4, l’analyse des flux et des stocks permet de rendre concrète la compréhension de certains rapports de force et de leur matérialité. En ce sens, elle constitue une importante contribution à l’histoire environnementale des grandes infrastructures. Cet ouvrage propose une méthode d’enquête qui semble judicieuse pour décrypter les enjeux de pouvoirs logés dans la production de l’espace, et l’on prendrait plaisir à voir ce type d’enquête sur d’autres formes de production, telles que la construction de barrages, de stations de ski, l’agriculture…

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Notes

1 LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets

2 Plans d’eau apparaissant à l’endroit des extractions sédimentaires.

3 Carrière de roche meuble extrayant dans le lit d’un cours d’eau ou dans sa plaine.

4 On peut penser au cycle Hydro-social théorisé par E. Swyngedouw et décrit dans la modernisation de l’Espagne d’après-guerre : E. Swyngedouw, « ‘Not A Drop of Water...’: State, Modernity and the Production of Nature in Spain, 1898 - 2010 », Environment and History, 2014, Vol. 20, No. 1, Nature and Nation, p. 67-92

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fanny Bourgeau, « Nelo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 février 2025, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66828 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13ang

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Rédacteur

Fanny Bourgeau

Doctorante en géographie à l’École Normale Supérieure de Lyon.

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Droits d’auteur

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