
Texte intégral
1Patrick Mortal est docteur en histoire, membre fondateur et secrétaire de l’Institut Fédéral d’Histoire Sociale des Travailleurs de l’État CGT (IFHS-TE-CGT), et enseignant d’histoire désormais retraité. L’ouvrage qu’il signe aujourd’hui aux Éditions du Croquant n’est pas facile à saisir, comme il le reconnaît lui-même dans son « prologue ». Ce livre se présente en effet comme un « manuel » pour les acteurs sociaux, les étudiant·es et militant·es, pourtant, il revêt un aspect « alternativement complexe et sommaire » (p. 12). Cela est probablement dû au fait qu’il est une « compilation et sélection » provenant de différents cours et séminaires que l’auteur a animés au cours de sa carrière d’enseignant. D’où une forme globale du livre plutôt hétéroclite et l’absence d’un plan général annoncé, ce qui peut rendre l’accès à ce « manuel » peu aisé aux profanes de la protection sociale.
2Le prologue et l’avant-propos rappellent des éléments de contexte sur l’origine du livre. Les réformes de la protection sociale ces dernières années ont fait naître chez l’auteur la volonté de fournir un livre fasse « référence » et « garde-fou » pour le monde social (« la neutralité n’existe pas ici », précise-t-il, p. 12). Pour lui, il faut ainsi interroger ce qui apparaît comme des « conquêtes sociales » : l’histoire et les intérêts des acteurs sont en général plus complexes à analyser qu’il n’y paraît. Néanmoins, les champs sociaux restent traversés par des rapports de force car le libéralisme et les « fausses sciences » sur lesquelles il s’appuie menacent concrètement la cohésion sociale par les réformes qu’ils dictent.
- 1 Sujet longuement développé par Claude Didry dans : Claude Didry, L'institution du travail. Droit et (...)
3Le premier chapitre présente très synthétiquement quelques courants et penseurs qui ont pu influencer la pensée de la « réforme sociale » : l’économiste J. M. Keynes, certains courants marxistes dans la lignée d’Ernest Mandel, le sociologue Robert Castel, l’économiste Thomas Piketty ou encore le christianisme social. Tandis que le deuxième chapitre présente de façon chronologique comment les institutions, en France puis à l’international, se sont saisies de la « question sociale » – thématique spécifiquement appréhendée par l’auteur sous l’angle de l’accès au travail. Patrick Mortal évoque donc comment se sont constituées des protections à travers le développement du droit du travail entre 1890 et le début du siècle suivant1, puis à travers l’émergence de l’Organisation internationale du travail après la Seconde guerre mondiale, et la reconfiguration de son action au fil des transformations du travail dans le monde.
4Le troisième chapitre souhaite interroger l’analyse courante de la Sécurité sociale comme un croisement entre, d’une part, le modèle britannique mis en place par Beveridge après la Seconde guerre mondiale et inspiré des théories économiques de Keynes, et, d’autre part, le modèle allemand mis en place par le chancelier Bismarck à partir des années 1880. Pour l’auteur, le modèle français de protection sociale n’est pas qu’un croisement entre ces deux modèles : de la Révolution française aux bureaux de bienfaisance qui mettent en œuvre l’assistance publique, la spécificité française semble s’incarner dans l’approche par les droits individuels. Selon Patrick Mortal, les politiques sociales sont le fruit de rapports de force et on peut observer une « dialectique entre mouvements sociaux et politiques » (p. 121-122). La protection sociale n’est pas simplement l’œuvre des institutions et politiques publiques : elle est également traversée par le mouvement coopératif, le syndicalisme et la mutualité, ce que Patrick Mortal nomme les « organisations populaires de solidarité » (p. 121). Le quatrième chapitre présente une chronologie du développement de ces organisations, ainsi que de leurs entrecroisements avec la gestion de la Sécurité sociale et l’émergence de l’assurance chômage.
5Les cinquième et sixième chapitres présentent des chronologies, respectivement, du développement des politiques sociales au niveau urbain (accès au logement, animation des territoires urbains, prise en charge de la jeunesse…), et du développement des politiques familiales (émergence des allocations familiales puis du Code de la famille, et orientation des interventions de la branche famille de la Sécurité sociale vers les foyers modestes). Le septième chapitre présente de nouveaux enjeux qui vont impacter d’ici peu les politiques sociales, et qu’on peut analyser comme des « économies morales » (au sens de réponses à des revendications de la société). Le premier de ces enjeux est la lutte des femmes contre le patriarcat, toujours d’actualité, le second est le « risque environnemental », le troisième est la condition des personnes étrangères dans notre époque de « globalisation ». Après avoir présenté des historiques synthétiques de l’émergence de ces enjeux, Patrick Mortal termine sur une note plus engagée, en signalant que le système capitaliste nous met dans une situation de « crise globale » et que nous sommes donc à la croisée des chemins, entre « l’utopie ou le chaos » (p. 229).
6Ces perspectives historiques et constats critiques sont prolongés dans l’épilogue qui clôt le livre, et éclaire le propos de l’auteur. Patrick Mortal y rappelle que « l’époque de la solidarité » a démarré au XIXe siècle lorsque face au nouveau développement industriel et urbain, et face à la prolétarisation et au paupérisme, les pouvoirs publics ont imaginé divers systèmes d’assistance et d’assurance, dépassant ainsi les anciennes logiques de charité et de bienfaisance. « L’apogée » de cette époque de solidarité se situe durant les Trente glorieuses (1945-1980), période durant laquelle au développement du capitalisme mondial répond une croissance démographique et une « standardisation des modes de vie » (p. 232). Les politiques sociales se mettent cependant à reculer à partir des années 1980 avec l’entrée dans une « nouvelle phase de l’accumulation capitaliste » et la place croissante prise par les entreprises privées. Les pouvoirs publics sont déstabilisés, la démographie se tasse et l’économie est en berne : nous entrons dans une période de « crise » multidimensionnelle qui se prolonge au XXIe siècle. L’étude des politiques de solidarité pose ainsi des questions importantes sur ce qui fonde nos sociétés et notre avenir : comment transformer collectivement nos existences pour assurer notre survie ?
7En définitive, le livre de Patrick Mortal s’avère particulièrement touffu, riche en savoirs – voire en digressions – qui suscitera sans nul doute le débat et la réflexion avec tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à notre système de protection sociale. Compilation de travaux tirés des cours animés par l’auteur, l’ouvrage s’avère être une bonne invitation à la discussion sur une variété de thèmes, plutôt qu’un « manuel » au sens scolaire du terme (comme le laisse entendre le sous-titre du livre). Cependant, pour des néophytes des politiques sociales, l’aspect hétéroclite, à la fois sommaire et complexe, de l’ouvrage, peut être déroutant. En outre, ce dernier ne possède pas de plan général annoncé par l’auteur, celui-ci assumant d’avoir sélectionné « ce qui aura paru l’essentiel » (p. 12). Le lien des chapitres entre eux et avec plusieurs « encadrés » thématiques n’est pas non plus explicité (par exemple : pourquoi consacrer un chapitre entier aux politiques urbaines et quelques lignes seulement à propos du rôle des départements ? pourquoi des « encadrés » thématiques sur la fonction publique ou les institutions représentatives des personnels ?).
- 2 Tandis que, par exemple, le classique Valérie Löchen, Comprendre les politiques sociales, Paris, Du (...)
8Outre donc que l’ouvrage s’adresse à un public sensibilisé à l’histoire de la protection sociale, son autre principale limite, sur le fond, est que la définition même des « politiques sociales » qui est adoptée peut paraître partielle et très peu explicitée. En effet, contrairement à d’autres « manuels » sur les politiques sociales, le livre de Patrick Mortal n’aborde qu’un champ restreint : la protection sociale par l’accès au travail et aux revenus2. Le « champ social » et ses professionnel·les (le travail social, le secteur médico-social, l’insertion, etc.) sont donc pour ainsi dire absents du livre. À condition d’avoir ces points de vigilance à l’esprit, on ne peut que recommander ce livre passionné sur les enjeux historiques et actuels de notre système de protection sociale, à ceux et celles qui chercheraient à s’armer de connaissances pour intervenir dans le monde social.
Notes
1 Sujet longuement développé par Claude Didry dans : Claude Didry, L'institution du travail. Droit et salariat dans l'histoire, Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2016, 244 p., ISBN : 978-2-84303-264-6, dont on peut lire un compte-rendu sur Lectures à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/lectures/20667
2 Tandis que, par exemple, le classique Valérie Löchen, Comprendre les politiques sociales, Paris, Dunod, 2021 (7ème édition) inclut dans le champ des « politiques sociales » la protection de l’enfance, le handicap, le grand âge et la dépendance, la santé publique… Autant de thématiques qui sont presque totalement absentes du livre de Patrick Mortal.
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Référence électronique
Jonathan Louli, « Patrick Mortal, L’époque de la solidarité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 février 2025, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66832 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13anh
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