
Texte intégral
1Le présent ouvrage est issu d’un travail de longue haleine, qui s’appuie sur une somme de données récoltées par Bernadette Lizet des années 1980 aux années 2020. Pourquoi une telle distance entre le début et la fin de cette récolte ? Tout simplement parce que le métier de chercheur est un métier prenant, où le temps disponible est bien souvent accaparé par des tâches, certes intéressantes et faisant partie des obligations de notre profession, mais qui éloignent les enquêteurs des terrains qu’ils avaient initialement prévu de couvrir.
- 1 Voir Lizet Bernadette, Le Cheval dans la vie quotidienne, Paris, CNRS éditions, 2020 [1982].
2Cet ouvrage résulte donc d’un travail entamé pour l’enquête de l’autrice publiée en 19821, et dont les données n’ont cessé de s’accumuler depuis lors. Le résultat est un parcours centenaire couvrant trois générations de marchands de chevaux, la famille Perraguin, que Bernadette Lizet nous invite à suivre en partant de Louis et Amélie, pour passer par leurs enfants Abel, Georges, Gisèle, Gaston et Daniel, puis finir avec Jean-Claude, le fils de Daniel qui fermera l’histoire de cette dynastie. La famille, sise en Berry, nous fera voyager de la Bretagne à la Côte d’Or, ou encore de la Normandie au Gers, selon les besoins et les pérégrinations des membres de la famille, en quête de chevaux au sein des fermes et des foires dans lesquelles ces produits s’écoulent.
- 2 En effet, pour avoir enquêté également sur les terrains équestres, particulièrement en Bretagne, l’ (...)
3L’ensemble de l’ouvrage donne à découvrir la vie des maquignons. Au détour des aventures (de la fratrie principalement), il permet de comprendre les raisons qui font qu’encore aujourd’hui l’image de cette profession est majoritairement négative2. Au fil des quinze chapitres qui émaillent l’ouvrage et dont les titres énumèrent les éléments fondamentaux de la vie des vendeurs de chevaux du XXe siècle, le lecteur accompagne la famille Perraguin dans son évolution au sein d’un monde relativement stable, mais qui va basculer avec la généralisation des tracteurs à compter des années 1960, la lente désertification des foires et le drame du remembrement pour Jean-Claude, le dernier fils, qui devra innover et diversifier ses prestations pour rester pertinent dans un monde changeant.
4Le récit de Bernadette Lizet donne le sentiment d’être au sein de l’histoire de la famille et de pouvoir la côtoyer au plus près, dans un corps à corps tel que le métier se conçoit dans les foires, et avec des chevaux dont les races et les provenances font le sel des échanges entre acheteurs et vendeurs. Le lecteur familier des milieux équestres pourra presque sentir l’odeur des cuirs et des chevaux, reconnaître des foires qui existent encore, ou des fêtes du cheval comme celle de Loudéac, qui forment le reliquat des événements vécus par les membres de la famille Perraguin. Le cadrage historique est d’ailleurs l’une des valeurs ajoutées de cette ethnographie des vendeurs de chevaux. Il émaille son déroulé en abordant la Seconde Guerre mondiale, l’occupation, la guerre d’Algérie, le bond technologique forcé de l’agriculture intensive, l’apparition des clubs et centres équestres, ainsi que l’émergence du bien-être animal.
5En fin d’ouvrage, plusieurs illustrations laissent le lecteur pensif. Certaines images reproduisent des documents d’époque, comme la carte d’un maillage ferroviaire qui facilitait les déplacements d’un bout à l’autre de France et qui fait aujourd’hui défaut aux territoires. D’autres photos permettent de mettre un visage sur les membres de la famille en donnant à voir des scènes de la vie quotidienne du XXe siècle… Les pages fourmillent d’éléments qui donnent du relief à l’ethnographie. On y observe les relations telles qu’elles se font et se maintiennent au quotidien, les normes sociales qui doivent être maitrisées, les formes de langage qu’il faut avoir à l’esprit, ainsi que les coutumes locales qui déterminent les manières de se comporter et les façons de conclure une vente, en l’accompagnant par exemple de certains éléments, comme la longe et le licol, qu’il convient de donner avec le cheval en Bretagne. On apprend l’art de connaître les tares, de les maquiller, ou de se jouer des potentiels acheteurs pour faire un « vol honnête ». On se prend à mieux comprendre le milieu maquignon et les règles qui lui permettent de fonctionner. On glissera cependant sur ce point notre seul désaccord avec l’autrice : quoique la grande époque des vendeurs de chevaux soit derrière nous, la profession existe toujours et, en tout cas en Bretagne, la connaissance du métier est loin d’être éteinte.
- 3 Voir aussi Lizet Bernadette, Champ de blé, champ de course. Nouveaux usages du cheval de trait en E (...)
6Finalement, cet ouvrage de très belle facture et d’une écriture tout à fait agréable se lit comme un roman. On se surprend à vouloir tourner la page pour connaître la suite des événements, savoir comment cette famille va fonctionner ou si le système familial va perdurer, entre les différents caractères des frères. On regrette presque la séparation de Daniel et sa prise de distance nécessaire, qui nous empêche de connaître la suite des événements pour le reste de la fratrie, à quelques exceptions près. Pour conclure, en nous plongeant dans le quotidien des vendeurs de chevaux du siècle passé, l’important travail de Bernadette Lizet nous fait redécouvrir un monde largement disparu, et parfois oublié : soixante ans nous séparent déjà de cette période, depuis que les chevaux ont quitté le quotidien des humains pour être relégués aux champs du sport et de l’apparat3. Certes, le cheval de travail subsiste péniblement, comme certaines représentations rurales, mais de là à revenir sur le devant de la scène, cela serait une belle surprise.
Notes
1 Voir Lizet Bernadette, Le Cheval dans la vie quotidienne, Paris, CNRS éditions, 2020 [1982].
2 En effet, pour avoir enquêté également sur les terrains équestres, particulièrement en Bretagne, l’image du maquignon reste celle d’un personnage avec lequel il vaut mieux garder ses distances.
3 Voir aussi Lizet Bernadette, Champ de blé, champ de course. Nouveaux usages du cheval de trait en Europe, Paris, éditions Jean-Michel Place, 1996.
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Référence électronique
Patrice Régnier, « Bernadette Lizet, Le cheval en robe de mariée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 février 2025, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66837 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13ani
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