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Pierre Charbonnier, Vers l’écologie de guerre

Krystof Beaucaire
Vers l'écologie de guerre
Pierre Charbonnier, Vers l'écologie de guerre. Une histoire environnementale de la paix, Paris, La Découverte, 2024, 319 p., ISBN : 9782348072215.
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Texte intégral

  • 1 Cf. Brett Christophers, The Price is Wrong, Londres, Verso, 2024.

1Alors que les données les plus récentes indiquent avec clarté que l’humanité est en voie de rater son objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, la transition écologique a besoin d’un second souffle. Ainsi, un nouveau paradigme semble émerger, près de dix ans après l’adoption de l’accord de Paris lors de la COP 21. Le déploiement des énergies renouvelables s’accélère, leur coût est en chute libre, et la promesse de leur massification devient de plus en plus tangible. Or ce regain de vigueur des énergies renouvelables ne résulte pas d’un changement radical de modèle économique1 ou de la soudaine acceptation, à minuit moins une, de l’importance de prendre au sérieux la menace de la crise écologique au nom de l’avenir planétaire. Au contraire, l’argument de Pierre Charbonnier est que l’arbitrage de la crise, les mesures d’adaptation et les transformations en cours révèlent au grand jour de nouvelles tensions vouées à bousculer les relations géopolitiques héritées de la période d’après-guerre.

  • 2 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Paris, La Découverte, 2020 (compte rendu de Nathan Genico (...)

2Suivant le cadrage développé dans son précédent ouvrage2, Charbonnier développe une histoire environnementale de la géopolitique à la lumière du contexte écologique actuel. De ce point de vue, il faut « se demander si la déstabilisation catastrophique et irréversible du système Terre ne nous oblige pas à réviser notre façon d’envisager l’histoire des idées » (p. 43). Le projet du livre consiste donc à contextualiser les liens matériels et idéologiques entre la prospérité économique des nations et l’impératif de la guerre. Cette contextualisation historique et théorique constitue la majeure partie de Vers l’écologie de guerre. Le premier chapitre offre un tour d’horizon des liens fondamentaux entre la présente crise et la relation complexe de l’humanité avec la sécurité et la prospérité économique. Les deux chapitres suivants développent le contexte idéologique dans lequel s’articule la thèse du livre. S’opposent ainsi : d’une part, l’idéal de paix libéral fondé sur la promesse technologique et la capacité supposément infinie des humains à dépasser leurs limites physiques ; d’autre part, le fatalisme conservateur qui voit dans les limites physiques de la Terre une condamnation des nations à la lutte existentielle pour leur survie. Puis les chapitres quatre et cinq explorent les manifestations historiques de ces deux pronostics. Initialement, la période d’après-guerre entraîne un phénomène de « paix carbone » où chaque nation, conviée à participer à un schème d’interdépendance économique, se trouve « tenue en laisse par un ordre technique et économique d’échelle mondiale » (p. 138). Mais de nouveaux axes politiques s’instituent également. D’abord entre les Nords et les Suds, via un système d’injustice inhérent à la paix carbone, puis entre l’Est et l’Ouest, via la polarisation de la guerre froide. Par conséquent, les développements de l’époque de la paix carbone sont marqués par une accélération sans précédent des destructions environnementales. Depuis ce point de vue, le sixième chapitre conclut le panorama historique en relatant la lente prise de conscience mondiale des dangers de l’économie fossile. Au sein de la communauté internationale émerge d’abord un mouvement de concertation scientifique, puis politique et diplomatique, qui débouche sur ce que l’auteur nomme la « gouvernance climatique mondiale » (GCM).

3Ce travail historique permet à Charbonnier de présenter, dans son dernier chapitre, le concept éponyme du livre. En tant que telle, l’écologie de guerre avance l’argument qu’un changement de paradigme écologique est en cours. En effet, malgré le travail des COP et l’entreprise de la GCM, la recherche d’un consensus sur l’autolimitation au nom du bien commun est compromise par la prise de conscience que la transition écologique ne sera pas en mesure d’offrir les possibilités de croissance jadis garanties par la paix carbone. Au contraire, la transition pourrait se réaliser de manière hautement inégalitaire et conflictuelle, devenant la source de nouvelles tensions géopolitiques. Dans l’ouvrage, l’accélération du conflit russo-ukrainien en 2022 est présentée comme le moment charnière de ce renversement paradigmatique. La stratégie russe, qui consiste à cesser les exportations européennes de gaz et de pétrole en réponse aux sanctions économiques de l’Union européenne, marque le basculement du système de coopération commerciale de la paix carbone. Considérée comme un vecteur de paix et de sécurité, l’interdépendance économique basée sur la puissance des combustibles fossiles devient une arme dont peuvent se servir les économies productrices. Mais cet événement marque également le moment où les technologies de transition, notamment les énergies renouvelables, prennent une nouvelle signification, celle d’une libération de l’interdépendance fossile. La transition devient ainsi synonyme de sécurité (économique et géopolitique), de lutte contre l’autoritarisme, et de protection des institutions démocratiques.

  • 3 Seth Klein, A Good War. Mobilizing Canada for the Climate Emergency, Toronto, ECW Press, 2020.

4Pour Charbonnier, l’écologie de guerre ne renvoie pas à l’argument de groupes militants comme Extinction Rébellion ou d’auteurs tels que Seth Klein3, selon lesquels la transition devrait mobiliser des efforts de restriction analogues à un effort de guerre. L’écologie de guerre décrit plutôt les nouvelles tensions géopolitiques qui émergent de la mise en œuvre de la transition. En ce sens, les propos normatifs auxquels se restreint Charbonnier soulignent surtout les risques que poserait une reconfiguration géopolitique autour de l’écologie de guerre. Sans mécanisme de redistribution économique, le coût élevé des énergies renouvelables pourrait effectivement maintenir la transition hors de portée des pays en développement, contraignant certaines nations à poursuivre l’extraction et la combustion de leurs ressources fossiles. De même, sans planification adéquate, et en l’absence d’une sensibilisation sérieuse aux principes de justice environnementale, nombre d’économies exportatrices de ressources (fossiles ou autres) pourraient se voir enfermées dans une nouvelle dynamique coloniale.

5En réponse à ces risques, Charbonnier argumente que la transition, si elle doit advenir, requerra l’émergence d’un acteur économique capable de coordonner la coalition des nations autour d’un idéal de justice redistributive. En d’autres termes, la préservation de la paix dépendra de la volonté des nations les plus riches à opérer un vaste effort de redistribution des richesses à l’avantage du « groupe encore dépendant du développementalisme fossile » (p. 315), seule manière d’assurer une transition à la fois juste et consensuelle. Évidemment, le tout devrait aussi se faire en respectant les limites planétaires, une dimension additionnelle que l’auteur ajoute en conclusion, mais sans que le livre permette réellement d’en développer toute la complexité. Le propos de Vers l’écologie de guerre tend davantage à détailler la fragilité de la paix carbone, pendant laquelle l’accès démesuré aux énergies fossiles a rendu possible le refoulement temporaire des tendances les plus violentes du capitalisme.

  • 4 Voir Célia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2024 ; Jean-Baptiste Fressoz, Sans (...)

6Si l’ouvrage donne de bonnes raisons de croire à l’hypothèse d’une imminente réorganisation de l’échiquier mondial, l’avenir nous dira la place que la transition y occupera. Considérant la centralité des énergies fossiles dans le secteur minier et la logistique commerciale dont dépendent les énergies renouvelables, il est difficile de déterminer si la transition adviendra en se libérant entièrement des intérêts fossiles4. Que dire alors de la puissance de la machine militaire fossile, à laquelle répondent peu de technologies vertes ? L’écologie de guerre implique-t-elle la création d’un complexe militaro-industriel alternatif ? Il va sans dire que, dans un scénario où les économies fossiles lèveraient les armes contre les économies en transition, ces dernières n’auraient guère d’autre choix que de lutter en renouant avec les hydrocarbures ou de plier l’échine.

7En somme, saluons le refus de l’auteur de se résigner au fatalisme auquel de tels sujets invitent. Une fois l’ouvrage refermé, on regrettera simplement que, sitôt présenté son concept titulaire, la démonstration arrive à son terme. En effet, au-delà de l’essentiel travail historique détaillant le passage à l’écologie de guerre, ses conséquences et ses ramifications matérielles restent à explorer. Ainsi, cette histoire écologique de la guerre ouvre la voie à une entreprise critique et politique qui reste, en grande partie, à écrire. Pour cela, il faudra vraisemblablement attendre le prochain opus de Pierre Charbonnier.

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Notes

1 Cf. Brett Christophers, The Price is Wrong, Londres, Verso, 2024.

2 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Paris, La Découverte, 2020 (compte rendu de Nathan Genicot pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.41367).

3 Seth Klein, A Good War. Mobilizing Canada for the Climate Emergency, Toronto, ECW Press, 2020.

4 Voir Célia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2024 ; Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition, Paris, Seuil, 2024 (compte rendu de Krystof Beaucaire pour Lectures : https://doi.org/10.4000/12c82).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Krystof Beaucaire, « Pierre Charbonnier, Vers l’écologie de guerre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 février 2025, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66859 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13bdu

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Rédacteur

Krystof Beaucaire

Doctorant en sociologie à l’université Concordia et membre de l’atelier d’écologie sociale du capitalisme avancé (ESCA).

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