Lorenzo Barrault-Stella, Sébastien Michon (dir.), Intermédiations politiques. Les reconfigurations des modes d’exercice de la domination politique

Texte intégral
1Cet ouvrage collectif constitue une ambitieuse proposition analytique pour saisir les intermédiations politiques, entendues comme mises en relation entre le champ politique et les espaces sociaux que le premier entend gouverner (p. 12). Remettant sur le métier une question classique de sciences sociales, c’est-à-dire l’exercice au concret de la domination politique, les coordinateurs proposent une entrée originale pour étudier les processus par lesquels les gouvernants s’assurent une obéissance, au moins relative, des gouvernés. Composé d’une introduction et de treize chapitres, l’ouvrage développe une sociologie politique comparative du phénomène.
2Rédigée par Lorenzo Barrault-Stella et Sébastien Michon, l’introduction définit les enjeux et les apports d’une analyse centrée sur les intermédiations politiques. Alors que les sociétés contemporaines connaissent une progressive autonomisation du politique, symbolisée par la professionnalisation des élus et la croissance de leurs entourages, les gouvernants doivent davantage s’appuyer sur des chaînes d’intermédiation pour l’exercice de leur domination. L’hypothèse développée est celle d’une reconfiguration des intermédiations sur le plan quantitatif, avec un allongement des chaînes, et qualitatif, par la transformation des agents de liaison. À partir de ce constat, les auteurs élaborent une proposition théorique située à la croisée de plusieurs sous-champs disciplinaires habituellement pensés séparément sous l’effet de la spécialisation scientifique. Son originalité consiste donc à lier quatre approches tout en faisant un pas de côté pour chacune d’elles. Comparativement à la première, l’étude du clientélisme, l’entrée par l’intermédiation entend ne pas se concentrer sur les seules médiations territorialisées. Les auteurs empruntent à une seconde approche l’analyse des réseaux partisans, mais élargissent le questionnement aux structures sociales routinières, telles que les relations ordinaires au sein de groupes d’appartenance. Ils puisent dans la sociologie de l’action publique, en particulier dans les réflexions relatives à la multipositionnalité, pour appréhender la circulation des savoirs et des pratiques. Enfin, ils envisagent les mobilisations électorales au-delà des seuls biens électoraux pour considérer des classes d’objets plus larges que le seul échange politique lié au vote.
3L’ambition de tenir ensemble des questionnements habituellement traités séparément se décline en quatre axes d’analyse. Ces derniers délimitent les contours d’un programme de recherche des intermédiations et guident les contributions de l’ouvrage. Le premier axe interroge les activités de mise en relation entre le champ politique et les autres espaces sociaux. Le second se centre sur la position des intermédiaires au regard du premier et des seconds. Le troisième, plus historique, aborde les conditions d’endossement des positions et rôles d’intermédiaires. Enfin, le quatrième questionne les effets de long terme sur le champ politique et sur les espaces sociaux considérés.
4Cette introduction stimulante est, ensuite, déclinée en quatre parties. La première, centrée sur l’action publique, aborde l’intermédiation exercée, soit par des institutions, soit par des individus assurant une mise en relation entre l’espace politico-administratif et des sphères sociales variées : monde du journalisme, experts du transport, bénéficiaires de l’action sociale. Cette partie analyse l’intermédiation comme une activité. Dans certains cas, elle passe par la production de rapports critiques de l’action publique, réappropriés par une diversité d’acteurs pour contester l’État, comme l’illustre l’étude de la Cour des comptes (Thomas Lepinay). À Vaulx-en-Velin, pour le secteur du transport public, l’intermédiation passe par la production d’argumentaires et de solutions d’action publique (Antoine Levêque). Elle peut également se déployer à plusieurs échelles. Le chapitre consacré à l’AKP en Turquie se centre sur la diffusion de conceptions conservatrices et nationalistes par des militantes ou sympathisantes situées dans les réseaux du parti. Selon leur profil, ces femmes mobilisent des ressources distinctes : les militantes de l’AKP utilisent l’aide sociale auprès de mères de famille tandis que les femmes de l’élite locale privilégient la philanthropie privée en coopération avec les pouvoirs publics (Prunelle Aymé).
- 1 Pour une revue de la littérature sur le sujet, voir Marie-Hélène Sa Vilas Boas, « Intermédiation », (...)
- 2 Sahar Aurore Saeidnia, « Servir le quartier au nom de Dieu. L’engagement associatif dans la Républi (...)
5La seconde partie est consacrée aux dispositifs participatifs. Leur étude est en effet à l’origine d’un renouvellement des approches comparatives de l’intermédiation depuis le début des années 2000, en particulier pour l’Amérique latine1 ou le Moyen-Orient2. Les textes réunis dans cette partie développent tout particulièrement les deux premiers axes, c’est-à-dire l’activité d’intermédiation et l’identification des propriétés sociales des acteurs qui l’assurent. Virginie Dutoya montre que les membres des conseils citoyens se forgent un rôle d’intermédiaire en mobilisant des ressources comparables à la représentation tout en opérant un travail de distinction avec les représentants élus. Jessy Bailly étudie quant à lui deux collectifs d’« audit citoyens de la dette » à Madrid et à Liège dont l’ambition est de « moraliser » la nature du lien représentatif. Enfin, les professionnels de la Civic Tech, étudiés par Tatiana de Feraudy, mobilisent une rhétorique de l’innovation technologique pour construire une demande de participation numérique. Ce faisant, ils importent des conceptions issues du monde du conseil, de la communication et du numérique dans la fabrique de l’action publique.
6La troisième partie interroge le rôle des organisations du mouvement social dans les processus d’intermédiation. Elle aborde les circulations des individus entre le champ politique et l’action collective et les effets de l’imbrication sur les logiques de chaque espace. Clément Petitjean montre que l’intermédiation des community organizers aux États-Unis contribue à la formation de représentants issus des groupes minorisés. Émilien Julliard aborde l’action des syndicats états-uniens pour compenser la faiblesse organisationnelle des partis, en particulier le Parti démocrate, en période de campagne électorale. Enfin, à partir de l’analyse des réseaux lyonnais de sensibilisation éco-citoyenne, Gabriel Montrieux étudie les concurrences et divisions au sein du monde associatif spécialisé sur les circuits-courts, lesquelles dépendent des propriétés sociales des individus et des organisations qu’ils investissent.
7La dernière partie, consacrée aux mobilisations électorales, est la plus comparative. Elle débute avec un article, rédigé par Cyrielle Maingraud-Martinaud, portant sur les intermédiaires de l’autoritarisme en Tanzanie et plus précisément sur des leaders religieux œuvrant à la légitimation du régime. Camille Floderer analyse quant à elle la légitimation des dirigeantes et dirigeants associatifs par les ressources de l’action publique dans les quartiers populaires costariciens ainsi que la fragilité de leur position. Laura Giraud propose une ethnographie du rôle qu’une résidente joue dans la construction de l’ancrage de Dominique Estrosi-Sassonne en milieu populaire à Nice. L’originalité de l’article réside dans la prise en compte des coûts de l’intermédiation, en particulier l’empiétement sur la vie privée des intermédiaires du fait des sollicitations permanentes dont ils font l’objet. Enfin, Yann Raison du Cleuziou étudie le rôle de représentants de l’Église et de journalistes liés au monde catholique dans l’opération de désécularisation du vote des catholiques à partir du début des années 2000.
8L’ouvrage offre donc un riche panorama des intermédiations politiques à travers le monde. Sa lecture suscite quelques questions, qui constituent davantage une invitation à poursuivre la réflexion que des critiques. La première concerne l’hypothèse de l’ouvrage, celle d’une différenciation et d’une autonomisation chaque fois plus poussées du champ politique. S’il est rappelé que ce processus ne revêt pas les mêmes contours selon les territoires, ce point de départ gagnerait à être davantage exploré. L’approche bourdieusienne des champs reste en débats lorsqu’il s’agit de décrire l’espace du pouvoir en Amérique latine ou dans le monde arabe, du fait de la porosité des frontières entre les institutions politico-administratives et d’autres espaces sociaux. S’il ne s’agit pas de reproduire une division analytique entre « aires culturelles » que les coordinateurs tentent de dépasser, il pourrait être heuristique de questionner les expressions plurielles des intermédiations selon l’inégale autonomisation du champ politique. Un deuxième questionnement concerne l’échelle d’analyse retenue. Les coordinateurs sont convaincants lorsqu’ils entendent ne pas réduire l’intermédiation politique aux activités de courtage territorialisé. Mais les articles centrés sur un territoire spécifique ou sur un groupe social sont les plus précis pour saisir les processus de circulation de normes et de pratiques issus de la mise en relation de mondes sociaux. Lorsque l’analyse porte sur des institutions ou des collectifs plus larges, l’étude de ces mêmes processus permet moins d’identifier les acteurs et conceptions en circulation, ce qui n’enlève rien à l’intérêt des articles en eux-mêmes, comme l’illustre la passionnante étude de la Cour des comptes. En dépit de ces remarques, cet ouvrage n’en offre pas moins une réflexion stimulante pour analyser l’évolution des modalités d’exercice de la domination politique et la participation d’une pluralité d’acteurs à ce processus.
Notes
1 Pour une revue de la littérature sur le sujet, voir Marie-Hélène Sa Vilas Boas, « Intermédiation », in Marie-Hélène Sa Vilas Boas, Hélène Combes, Marie-Laure Geoffray et Camille Goirand, Dictionnaire politique de l’Amérique latine, Paris, Éditions de l’IHEAL, p. 318-325. Disponible à l’adresse suivante : https://books.openedition.org/iheal/14512.
2 Sahar Aurore Saeidnia, « Servir le quartier au nom de Dieu. L’engagement associatif dans la République islamique d’Iran, entre religiosité et éthique du service », Critique internationale, vol. 3, n° 96, 2022, p. 63-82.
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Référence électronique
Marie-Hélène Sa Vilas Boas, « Lorenzo Barrault-Stella, Sébastien Michon (dir.), Intermédiations politiques. Les reconfigurations des modes d’exercice de la domination politique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 février 2025, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66869 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13bdv
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