Samuel Hayat, Nicolas Kaciaf, Cédric Passard (dir.), Le porte-parole. Fondements et métamorphoses d’un rôle politique

Texte intégral
1Faisant suite à des journées d’études tenues en janvier 2018, cet ouvrage collectif retrace une généalogie du porte-parolat et examine comment cette fonction permet à des institutions, des mouvements sociaux ou des groupes informels d’exprimer leurs positions, de transmettre des ordres ou de contester les pouvoirs établis. Figure en évolution, le porte-parole est analysé comme une interface incontournable où se rencontrent le pouvoir, la parole et l’autorité. Dès l’introduction, les auteurs opposent le spectre large et ancien de la représentation, à l’objet plus précis du porte-parolat et des individus destinés au rôle de fidèle messager. Ils distinguent les figures historiques (prédicateur, émissaire, délégué) des « figures en tension » (porte-parole officiel et officieux, porte-parole professionnel, leader et membre ordinaire) : chacune à travers ses contraintes permet de saisir que les enjeux du porte-parolat ne se réduisent pas aux fonctions de transmission institutionnelle.
2La première partie de l’ouvrage regroupe des contributions portant sur la généalogie du porte-parolat. Le chapitre de Noémie Villacèque centré sur le messager de la tragédie grecque permet de saisir les enjeux symboliques de la forme du récit et de la position de témoin, qui confèrent une crédibilité à cette figure originelle du porte-parole – celui-ci peut autant exprimer le pouvoir que le peuple. Reprenant la théorie de la gouvernementalité de Foucault, Jacques Guilhaumou revisite les éléments propres au pastorat, mode de pouvoir de tradition chrétienne reposant sur une logique de guidance spirituelle et morale des individus et des populations. L’analyse permet de saisir certains principes discursifs (délimitation entre affirmation et négation), utiles pour comprendre le fonctionnement du porte-parolat contemporain, et avant cela, sa transformation davantage que son renversement au cours de la Révolution française. Dans un travail sur l’échec de la construction d’un porte-parolat agricole dans la seconde partie du XIXe siècle à travers la figure de Louis Hervé et du parti de l’agriculture, Chloé Gaboriaux montre l’importance croissante des organisations collectives, en particulier la presse, dans les configurations rendant possibles l’émergence décisive d’une parole – et partant, d’un porte-parole. Les propriétés sociales et ressources personnelles des porte-paroles ne peuvent se passer d’un contexte et des acteurs favorables à la diffusion du discours – presque plus qu’à son contenu. Enfin, Samuel Hayat traite de la représentation des groupes dominés dans l’espace public et de l’évolution historique du rôle des porte-paroles de la classe ouvrière. L’émergence d’une identité ouvrière transversale et d’outils collectifs de représentation est marquée par des événements comme la Révolution de 1848. Ces transformations reflètent des débats renvoyant à différents rapports à la parole ouvrière, inscrits dans les tensions entre coopérativisme, syndicalisme et partis ouvriers.
- 1 Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), Communauté économique européenne (1957) et C (...)
- 2 Renommé « X » en juillet 2023.
3Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Claire Oger traite de l’autorisation des discours en général dans les contextes institutionnels (Délégation à l’Information et à la Communication de la Défense et Conférence des Évêques de France). La compétence discursive de l’individu « apparaît comme une composante (instituée et instituante) de la socialisation institutionnelle et comme une condition nécessaire du processus d’autorisation des porte-paroles » (p. 120). Ces organisations produisent des normes qui conditionnent leur portée d’action mais qui limitent la conflictualité (en particulier interne) à des fins de légitimation dans l’espace public. Le chapitre de Philippe Aldrin et Nicolas Hubé travaille le rôle des exécutifs communautaires (CECA, CEE et CEEA1) au moment de leur fusion en 1965, à partir des actions des individus chargés de donner forme à un corps administratif unifié. Entre impératif de cohérence discursive et incarnation de leurs institutions, leurs porte-paroles exploitent leurs positionnements médiatiques, politiques et institutionnels et participent à la production d’une « façade institutionnelle » (p. 155). Christian Le Bart se concentre sur le rôle singulier de porte-parole du gouvernement, et décrit les contraintes associées au « pouvoir d’énonciation », en mettant en lumière deux impératifs : la condition de loyauté et un contrat de communication. À partir de l’exemple de Christophe Castaner, il montre un processus de « renoncement à soi » contrarié par un mouvement de personnalisation en grande partie produit par le monde médiatique, laissant considérer qu’il s’agit in fine d’un « rôle impossible » (p. 175). Ensuite, Julien Boyadjian arpente les nouvelles les réseaux sociaux numériques (RSN) à partir d’une enquête quantitative réalisée en 2013 sur des profils d’usagers Twitter2. Ces derniers, ne s’apparentant pas encore aux micro-porte-paroles de la décennie suivante, contraignent les porte-paroles institués à naviguer entre communication institutionnelle et communication personnalisée, voire directe. Les organisations occupent aussi ce nouvel espace médiatique à l’aide de porte-paroles soumis à de nouvelles injonctions à la réactivité et à la spontanéité, renforçant davantage le processus général de personnalisation. Ceci conduit à la possibilité d’expression publique pour les journalistes en dehors de leur organisation et à la patrimonialisation de l’audience opérée par captation individuelle des abonnements.
- 3 Geoffroy Roux de Bézieux à l’époque, remplacé par Patrick Martin en juillet 2023.
4La troisième partie de l’ouvrage déplace la focale sur des expériences de porte-parolat hors des organisations politiques classiques. Dans un chapitre de cadrage, Philippe Juhem définit le « débat public » comme « le foisonnement de discours contradictoires continûment énoncés par les porte-paroles dans ces arènes – mais aussi la prolifération des récits journalistiques de l’actualité ainsi que l’ensemble des commentaires portant sur les discours des porte-paroles, analyses qui constituent une couche supplémentaire d’énoncés, interprétant, contredisant ou validant les premiers » (p. 203-204). Formant un assemblage d’institutions et d’organisations, dynamisé par les chaînes d’information continue et les RSN, il est un lieu d’enrôlement électoral continu où commentent abondamment des acteurs aux appartenances diverses. Deux contributions abordent ensuite le porte-parolat patronal. Guillaume Courty analyse la volonté du président du Medef3 de transformer la représentation syndicale formellement multiple (coprésence des élus et des permanents) en porte-parolat unique. Cela illustre la double dimension du porte-parolat dans les groupes d’intérêt : une articulation interne entre les responsables et le porte-parole, et une interaction externe avec différents publics. Marieke Louis décrit la « voix sourde » de l’Organisation internationale des employeurs (OIE) auprès des institutions mondiales et décrit les causes multiples de cette difficulté (notamment la perduration de l’ethos bureaucratique contre une culture de la personnalisation publique). Enfin, s’appuyant sur une recherche sur des organisations de jeunes précaires, Adrien Mazières-Vaysse étudie un porte-parolat aux logiques différentes, ne recherchant pas l’exclusivité de la parole publique ni la personnalisation. Les porte-paroles doivent répondre à une « injonction d’authenticité » (p. 274) tout en mobilisant des capitaux sociaux, culturels et scolaires nécessaires à leur inscription dans les nouveaux mouvements sociaux – s’ouvrant d’ailleurs à une carrière politique ultérieure. Le dernier chapitre d’Alice Béja porte sur une grande figure de l’anarchisme, Emma Goldman (1869-1940). Ce « cas-limite » permet de saisir les ressorts de sa légitimation, entre influence des cercles politiques ou de sociabilité, et singularité du parcours et de la personnalité. Il met en lumière des « pièges de la notoriété » et une postérité insoupçonnée ne relevant pas de la seule triangulation entre porte-parole, institutions de rattachement et médias.
5Trois textes clôturent l’ouvrage. Un « contrepoint » de Jean-Philippe Heurtin revient sur les tensions inscrites dans la conception du pouvoir symbolique et de la représentation politique chez Pierre Bourdieu – auteur de référence dans la majorité des contributions. Il nuance l’idée de fétichisation au profit d’une dynamique entre représentants et représentés, et interroge le « double jeu » des porte-paroles, entre homologie structurale (coïncidence des intérêts de l’individu et du groupe) et homologation par le groupe, identification par métaphore (à travers le groupe représenté) ou par métonymie (par le champ de la représentation). Il insiste aussi sur le renversement du mouvement de la confiance, qui est moins accordée par le groupe au porte-parole que suscitée par ce dernier – évitant le piège d’une vision du porte-parolat comme fruit d’une usurpation. Dans sa conclusion, Nicolas Bué insiste sur la difficulté à constituer le porte-parolat en objet scientifique. Il prône une posture empirique : partir de l’exercice d’incarnation ou de négociation et montrer comment les contraintes varient, s’imposent (et parfois s’opposent) entre le collectif (ou le groupe) et l’institution. Les pistes de recherche proposées (analyse des pratiques, des discours et de la corporéité, typification en catégories à partir des oppositions officiel/officieux et mandat impératif/mandat représentatif) illustrent l’impression qui ressort à l’achèvement de la lecture de l’ouvrage : une composition foisonnante, contenant de profonds commentaires théoriques et de riches explorations empiriques que l’on a parfois du mal à lier dans la mesure où l’objet du porte-parolat n’est pas constitué. Dans ce sens, la postface qui reproduit un texte publié par Gérard Noiriel dans Le Monde au début du mouvement des Gilets-Jaunes, permet de saisir sociohistoriquement les traits distinctifs d’un collectif et, partant, les enjeux et les épreuves potentielles de son porte-parolat : composition sociale du groupe, coordination de ses actions, configuration médiatique permettant sa publicité, position (et positionnement) vis-à-vis de l’État. Comme une manière de signifier in fine que le « rôle politique » du porte-parole ne contient pas les éléments suffisants pour constituer une théorie du porte-parolat indépendante des enjeux qui traversent le groupe qui lui est associé.
Notes
1 Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951), Communauté économique européenne (1957) et Communauté européenne de l’énergie atomique (1957).
2 Renommé « X » en juillet 2023.
3 Geoffroy Roux de Bézieux à l’époque, remplacé par Patrick Martin en juillet 2023.
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Référence électronique
Sébastien Bauvet, « Samuel Hayat, Nicolas Kaciaf, Cédric Passard (dir.), Le porte-parole. Fondements et métamorphoses d’un rôle politique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66951 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13d9z
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