Victoria Sachsé Jardins en commun(s). Politiser l’écologie ordinaire

Texte intégral
- 1 L’ouvrage est accessible en édition libre ici : https://books.openedition.org/editionsmsh/74673
- 2 Sachsé Victoria, Les jardins partagés, terreau de participation citoyenne : de l'appropriation de l (...)
- 3 Scott James, « Infra-politique des groupes subalternes », Vacarme, vol. 3, n° 36, 2006, p. 19.
- 4 Dardot Pierre, Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Pari (...)
1« L’écologie sans luttes des classes, c’est du jardinage » dit le slogan repris de Chico Mendes qui jugeait inséparables le combat contre la disparition de la forêt d’Amazonie et celui de la défense de droits des travailleurs et appelait à ne pas dissocier préservation de l’environnement et lutte contre l’exploitation. Le livre de Victoria Sachsé Jardins en commun(s)1 pourrait bien faire mentir le slogan : le jardinage aussi est politique et contestataire quand il s’approprie la ville. L’ouvrage, tiré d’une thèse de géographie2, en garde la densité et le caractère très universitaire mais les nombreuses photographies ou schémas en rendent néanmoins la lecture agréable et invitent à promener son imaginaire dans les champs urbains de Strasbourg et de Rome. La thèse défendue est claire même si le lecteur se perd parfois dans les méandres de références théoriques et directions multiples : la constitution de jardins partagés et la pratique de l’agriculture urbaine observées sont un mode de participation citoyenne alternative aux formes de participation plus institutionnelles et constituent à ce titre une forme de participation politique ordinaire. Le politique est ici défini dans un sens large repris de James Scott3 c’est-à-dire étendu aux activités qui ne se déclarent pas comme telles « dans ce terrain politique immense qui existe entre inactivité et révolte » (cité p. 36). À ce titre, ce livre participe pleinement de l’étude des utopies réelles et des critiques en actes de l’ordre économique que l’autrice nomme « néolibéral » à la suite notamment de Pierre Dardot et Christian Laval4.
2Pour étudier cette forme de participation directe à la vie de la cité à travers les jardins partagés, l’autrice pratique une « ethnographie multisituée » (p. 47) en prenant pour terrain deux jardins partagés (de très grande taille), l’un situé à Strasbourg dans le quartier de Koenigshoffen, le jardin partagé de Saint-Gall et le second situé au sud de Rome, le jardin des Tre Fontane. Dans la diversité des formes d’agriculture urbaine, ces deux jardins ont en commun leur structure associative et auto-gestionnaire héritée des community gardens, leur création par un collectif d’habitants soucieux d’agir localement sur un terrain laissé en friche, l’objectif d’une culture en pleine terre et d’une auto-production alimentaire rendues possibles par la taille exceptionnelle des deux terrains – 8 000 m2 à Strasbourg et 15 000 m2 à Rome. Bien qu’inscrits dans des contextes historiques, politiques et institutionnels très différents, les deux structures sont assez proches et caractérisées par une prise en charge autonome de l’organisation et une expérimentation de modes de cultures alternatifs notamment la permaculture.
- 5 Lefebvre Henri, « le droit à la ville », L’Homme et la société, n° 6, 1967, p. 29-35.
- 6 Ostrom Elinor, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridg (...)
- 7 Dardot Pierre, Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution du XXIème siècle, Paris, La découve (...)
- 8 Coriat Benjamin (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Lie (...)
- 9 Wright Erik Olin, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017 et Stratégies anticapitalistes pour l (...)
3À partir d’une observation suivie sur plusieurs années de ces deux jardins partagés, l’autrice démontre que cultiver la terre en ville peut être analysé comme une forme de résistance en actes au néo-libéralisme. Cette pratique est participation politique de différentes manières. D’une part, la culture d’une parcelle et la participation au jardin partagé partent d’une aspiration à « bien manger » qui s’étend progressivement à une critique plus large du système productif agro-industriel dominant. L’expérimentation de techniques de culture alternatives et la réalisation d’un possible (cultiver autrement) conduit progressivement l’ensemble des membres à une critique des modes de production et de consommation dominants. Au-delà de l’auto-consommation, la consommation alimentaire se tourne davantage vers des produits issus de l’agriculture biologique et/ou locale et une alimentation peu riche en viande en moyenne pour les jardiniers. D’autre part, la critique porte sur le rapport à la propriété. Victoria Sachsé inscrit les jardins partagés observés dans le droit à la ville5 et la tradition des communs, gérés directement par les habitants même s’ils sont imbriqués aussi dans le marché et les institutions politiques (ici municipales), ouverte par Elinor Ostrom6 et reprise en France notamment par Pierre Dardot et Christian Laval7 ou Benjamin Coriat8. Le jardin partagé, issu de mobilisations citoyennes et géré collectivement, est une forme d’appropriation de la ville -non sans conflit d’ailleurs avec d’autres usagers éventuels- qui fait vivre une alternative à la régulation marchande comme à la gestion étatique et résiste en pratiques au néo-libéralisme dominant. La participation aux jardins partagés pourrait typiquement relever d’une critique en actes interstitielle du capitalisme telle que définie par Erik Olin Wright – le terme intersticiel apparaît deux fois dans l’analyse sans que Erik Olin Wright ne soit jamais cité, une curieuse absence tant le rapprochement du point de vue de l’expérimentation d’une utopie réelle comme de l’analyse des formes d’opposition au capitalisme pourrait être fécond9.
4Malgré sa richesse, les multiples extraits d’enquête et le désir de jardin qu’il suscite, le livre laisse, sans doute davantage aux sociologues et aux politistes, une légère frustration quant à la promesse du titre « politiser l’écologie ordinaire » qui s’avère être finalement davantage une prescription conforme à l’ouverture finale de l’ouvrage (p. 277-285) qu’une étude minutieuse. La démonstration porte davantage sur la dimension politique du jardinage largement étayée mais s’arrête peu, autrement que sous forme de suggestions et d’études de quelques portraits de leaders très intéressants (à Rome comme à Strasbourg, ils sont politisés voire encartés dans des partis et pour certains plusieurs sur des listes municipales), sur la politisation – c’est-à-dire la mise en langage de cette expérience et sa possible inscription dans un champ d’actions politiques par les intéressés eux-mêmes. Il est très probable que la politisation des membres des jardins partagés étudiés ne soit pas uniforme. Il pourrait être intéressant d’analyser ces variations et leurs déterminants : le jardinage est-il pensé par les intéressés eux-mêmes comme un mode d’engagement politique ? Comment cette inscription politique varie-t-elle selon les variables sociales qui déterminent la participation politique dite « conventionnelle » ? Comment s’ajustent des arguments de registres différents, relevant plutôt du bonheur privé (se faire plaisir, être en contact avec la nature, apprendre de nouvelles techniques, manger sain, etc.) ou de l’action politique inscrite dans une aspiration à changer le monde par les pratiques ? Si les deux dimensions sont bien sûr articulées, il est possible que la forme d’imbrication comme la nature du langage mobilisé, plus ou moins politisé, varient selon les trajectoires politiques et sociales des participants. Ces distinctions ne sont pas absentes et souvent suggérées notamment à travers la typologie classant une quinzaine de participants de chacun des jardins partagés selon la nature de leur engagement dans le jardin et leur expérience militante associative antérieure. La typologie montre la complexité de croisement entre pratiques et politisation, certains militants expérimentés étant dilettantes au jardin quand des néophytes du militantisme y sont très actifs voire leaders. Elle gagnerait à être davantage exploitée pour analyser les ambivalences de la politisation des pratiques qui apparaissent dans de nombreuses études sociologiques sur les praticiens de la permaculture, les adhérents d’AMAP ou encore les effondristes ou les bifurqueurs. Le livre demeure néanmoins une contribution intéressante à la mise en évidence de la dimension politique de la vie quotidienne à travers la ville cultivée.
Notes
1 L’ouvrage est accessible en édition libre ici : https://books.openedition.org/editionsmsh/74673
2 Sachsé Victoria, Les jardins partagés, terreau de participation citoyenne : de l'appropriation de l'espace public à la construction de commun(s) : regards croisés entre la France et l'Italie, thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 2020 : https://theses.fr/2020STRAG001
3 Scott James, « Infra-politique des groupes subalternes », Vacarme, vol. 3, n° 36, 2006, p. 19.
4 Dardot Pierre, Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La découverte, 2009.
5 Lefebvre Henri, « le droit à la ville », L’Homme et la société, n° 6, 1967, p. 29-35.
6 Ostrom Elinor, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
7 Dardot Pierre, Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution du XXIème siècle, Paris, La découverte, 2014.
8 Coriat Benjamin (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.
9 Wright Erik Olin, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017 et Stratégies anticapitalistes pour le XXIème siècle, Paris, La découverte, 2020.
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Référence électronique
Anne de Rugy, « Victoria Sachsé Jardins en commun(s). Politiser l’écologie ordinaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66955 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13da0
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