Cécile Thomé, Des corps disponibles. Comment la contraception façonne la sexualité hétérosexuelle

Texte intégral
- 1 Dans l’ensemble de ce compte rendu, les femmes désignent les femmes cisgenres et les hommes désigne (...)
- 2 Françoise Héritier, « Vers un nouveau rapport des catégories du masculin et du féminin », in Étienn (...)
1Alors que l’on fête aujourd’hui le 50e anniversaire de la loi Veil, il s’agira dans deux ans de célébrer les 60 ans de la loi Neuwirth autorisant la contraception. Les dates de 1967 et 1975 viennent rappeler que le contrôle par les femmes1 de leur propre corps est une cause qui fédère les luttes féministes en France depuis des décennies. Mais si l’accès à la contraception est une condition nécessaire pour sortir les femmes du « lieu de la domination »2, est-elle suffisante pour les en libérer ? Avec cet ouvrage, Cécile Thomé prend à bras le corps cette question, en la ramenant sur le terrain de la sociologie. Elle y défend la thèse selon laquelle la contraception façonne la sexualité hétérosexuelle plus qu’elle ne la libère. Pour ce faire, elle s’appuie sur une enquête socio-historique menée durant 10 ans entre 2014 et 2024, qui regroupe des archives, des éléments d’ethnographie en ligne, des analyses d’enquêtes statistiques, ainsi qu’une centaine d’entretiens réalisés auprès de femmes et d’hommes âgé·es de 20 à 84 ans et issu·es majoritairement des classes moyennes et supérieures.
2Dans le premier chapitre de son ouvrage, Cécile Thomé montre qu’avant sa légalisation, la contraception était majoritairement une affaire d’homme. Les femmes sont alors dépendantes des pratiques contraceptives des hommes et leur sexualité est marquée par la « peur au ventre », la crainte d’une grossesse non désirée. Les hommes pratiquaient majoritairement le retrait, et utilisaient parfois un préservatif. Cette charge masculine de la contraception s’inscrivait dans un modèle de masculinité bourgeoise qui valorisait la capacité à se maîtriser, notamment dans l’intimité. Cependant, les femmes n’ont pas attendu la pilule pour maîtriser leur fécondité, et certaines utilisaient des éponges, des tampons en coton, des douches vaginales, ou bien des méthodes de détermination de l’ovulation.
3Le second chapitre de l’ouvrage est consacré aux conditions de possibilité du passage d’une responsabilité masculine à une responsabilité féminine en matière de contraception, sous l’effet de la loi Neuwirth et de la première loi Veil. À une époque où la très grande majorité des Français·es se déclarent catholiques et où l’Église est farouchement opposée à la contraception, la publication de l’Encyclique Humanae Vitae, qui réaffirme cette opposition, conduit certaines femmes à se détacher de l’Église. En parallèle, des militant·es pour la légalisation de la contraception mettent en avant le lien entre la contraception et la diminution des avortements, ainsi que ses effets bénéfiques sur le couple et la famille. Ce cadrage sur l’harmonie conjugale plus que sur la libération sexuelle a des effets sur les femmes célibataires. En effet, la « peur au ventre » n’épargne pas les femmes qui ne sont pas mariées, ce qui est d’autant plus problématique dans un contexte de développement de la sexualité pré-maritale. Par ailleurs, la contraception marque une distinction entre classes, puisque le dispositif intra-utérin (DIU ou stérilet) est davantage proposé aux femmes des classes populaires, dans une volonté de contrôle des naissances, là où la pilule est proposée aux femmes de classes moyennes et supérieures, jugées assez responsables pour se voir confier la maîtrise de leur fécondité. Cette diffusion de la contraception, parce qu’elle assoit la profession de gynécologue, se fait sous contrôle médical, dans un mouvement de médicalisation de la sexualité. Cette médicalisation s’accompagne d’une féminisation de la contraception, les hommes résistant peu à ce changement. En conséquence, l’utilisation de la pilule ou du stérilet se substitue à celle du préservatif.
4Le troisième chapitre de l’ouvrage interroge le mythe selon lequel l’avènement de la contraception donne lieu à une révolution sexuelle. Si la contraception est associée pour certaines femmes à une augmentation de la satisfaction sexuelle, Cécile Thomé montre que cette révolution se fait avant tout au bénéfice des hommes. En effet, ceux-ci bénéficient d’une contraception qui ne remet pas fondamentalement en cause les inégalités entre les sexes dans la sexualité. Par exemple, certaines femmes reconnaissent qu’elles utilisent moins la pilule pour elles que pour faire plaisir à leur partenaire. De plus, la contraception médicale permet d’avoir des rapports à tout moment du cycle et « peut ainsi contribuer à mettre le corps de la femme à disposition de son conjoint » (p. 97) en retirant aux femmes un argument pour éviter d’avoir des rapports. Dans cette perspective, la liberté se transforme en injonction à la sexualité.
- 3 John H. Gagnon, William Simon, Sexual Conduct. The Social Sources of Human Sexuality, Chicago, Aldi (...)
- 4 Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, vol. 2012/1, (...)
5Le quatrième chapitre de l’ouvrage interroge le retour du préservatif dans le cadre de l’épidémie du sida, et son impact sur les rapports hétérosexuels. Le préservatif « masculin » devient à partir des années 1990 le symbole de la sexualité protégée. Son utilisation s’inscrit toutefois dans un contexte où la contraception est une prérogative féminine, donnant lieu à un partage de sa responsabilité. La sociologue observe alors la mise en place d’un modèle contraceptif à trois temps : le préservatif est utilisé dans le cadre de rapport occasionnel, puis délaissé au profit de la pilule lorsque la relation est stable et du stérilet lorsque le couple a des enfants. Dès lors, le préservatif s’inscrit pleinement dans le script hétérosexuel3, et ce sont toujours les femmes qui en ont la charge (achat, utilisation et culpabilité lors de rapports non protégés). Pour le comprendre, il faut replacer son utilisation dans des représentations sociales qui « associent la sexualité à la masculinité, faisant de l’homme un être par nature soumis à ses pulsions » (p. 127). Dans cette perspective, ne pas mettre de préservatif est justifié par un besoin sexuel masculin incontrôlable. Par ailleurs, le fait d’avoir sur soi un préservatif peut être interprété comme le premier signe d’un consentement. Les femmes peuvent en conséquence souffrir du stigmate de la pute4 ou avoir plus de mal à refuser un rapport.
6Dans son cinquième chapitre, Cécile Thomé revient sur la remise en cause des contraceptions hormonales. Si la pilule est la méthode contraceptive la plus prescrite aux jeunes femmes par les gynécologues, et ce indépendamment de leur sexualité, sa remise en cause est relativement tardive. En France, il faut en effet attendre la « crise des pilules » de 2012-2013 pour que les premières dénonciations de leurs effets secondaires émergent, alors même qu’elles sont dénoncées dès 1960 aux États-Unis. La dénonciation des effets indésirables de la pilule renseigne sur les représentations que les femmes se font de leur corps, à savoir un corps « naturel » lorsqu’il est libéré des hormones.
7En réponse aux critiques faites à la pilule, certaines femmes se tournent vers des méthodes dites « naturelles », qui regroupent un ensemble de méthodes visant à observer son cycle sur des applications dédiées, et à s’abstenir au moment de l’ovulation. Dans son sixième chapitre, Cécile Thomé montre que le recours à ces méthodes s’opère sous contrainte et arrive « au terme d’un parcours très médicalisé, qui témoigne d’une forme d’errance, voire d’impasse contraceptive » (p. 187). Paradoxalement, en voulant éviter les hormones, ces femmes dépendent d’une machine dans laquelle elles rentrent tout un tas d’indicateurs, ce qui remet en cause l’aspect « naturel » de ces méthodes. Par ailleurs, celles-ci ne mettent pas seulement en avant la nature, mais la découverte de sa nature, en promouvant la mise en place d’une démarche individuelle de « découverte de soi » (p. 194) et de sa « féminité ».
8Le septième chapitre de l’ouvrage propose une étude des méthodes de contraception exclusivement masculines et de leur utilisation. Si les hommes sont globalement désinvestis de la contraception, un recours durable aux méthodes masculines est possible dans de rares situations. C’est souvent le cas lorsque d’autres méthodes ont été testées mais ne conviennent pas, ou bien dans des situations d’errance contraceptive. C’est également le cas dans des couples qui revendiquent un partage plus équitable du travail contraceptif. La participation des hommes à la contraception peut passer par la participation à la charge mentale et financière de la contraception féminine, ou bien par la pratique du retrait. Cette participation peut par ailleurs être médicalisée, via une vasectomie ou l’utilisation d’une contraception thermique. L’utilisation de ces méthodes masculines médicalisées de contraception reste largement minoritaire et est souvent pratiquée dans des milieux où elle est susceptible d’être valorisée.
9Dans le huitième et dernier chapitre de son ouvrage, Cécile Thomé propose d’étudier les « coulisses » de la sexualité hétérosexuelle, en montrant comment la contraception façonne la sexualité. Elle rappelle tout d’abord que la sexualité continue de s’inscrire dans des rapports sociaux fondamentalement inégalitaires, marqués par des représentations différenciées du désir masculin et féminin. La sociologue montre également que si la spontanéité des rapports sexuels est valorisée, celle-ci n’advient que parce que les femmes mettent en place les conditions qui la rendent possible. Ce travail sexuel est également un travail émotionnel : les femmes effectuent un travail en profondeur sur leur propre désir et un travail en surface pour modeler le désir de leur partenaire. Dans la mesure où il s’effectue « en coulisse », ce travail sexuel perpétue des inégalités invisibles. La contraception a également pour effet de consacrer la pénétration péno-vaginale dans le script hétérosexuel, alors même qu’elle permet moins souvent aux femmes d’atteindre l’orgasme.
10Dans un contexte de remise en cause du droit des femmes à disposer de leur corps dans de nombreux pays européens ainsi qu’aux États-Unis, l’ouvrage de Cécile Thomé vient rappeler que si la contraception est nécessaire à l’égalité entre les hommes et les femmes, elle n’est cependant pas suffisante pour les « libérer » d’un ordre du genre fondamentalement inégalitaire. Elle montre en effet que la contraception a participé à façonner la sexualité « ordinaire », mais sans nécessairement la rendre plus égalitaire. En gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un ouvrage qui marquera le champ des études sur le genre et la sexualité, il est cependant difficile de ne pas relever son caractère ciscentré. En effet, il n’est jamais mentionné que les personnes interrogées sont toutes cisgenres. Cette simple mention aurait permis d’atténuer le malaise que l’on éprouve en lisant que seules les femmes peuvent être enceintes ou que seuls les hommes rencontrent des problèmes d’érection.
Notes
1 Dans l’ensemble de ce compte rendu, les femmes désignent les femmes cisgenres et les hommes désignent les hommes cisgenres.
2 Françoise Héritier, « Vers un nouveau rapport des catégories du masculin et du féminin », in Étienne-Émile Baulieu, Françoise Héritier et Henri Leridon (dir.), Contraception, contrainte ou liberté ?, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 37-52.
3 John H. Gagnon, William Simon, Sexual Conduct. The Social Sources of Human Sexuality, Chicago, Aldine Publishing Company, 1973.
4 Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, vol. 2012/1, no 60, 2012, p. 67-78.
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Référence électronique
Léna Pamboutzoglou, « Cécile Thomé, Des corps disponibles. Comment la contraception façonne la sexualité hétérosexuelle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/66956 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13da1
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