Eric Cline, La survie des civilisations. Après 1177 av. J.-C.

Texte intégral
1Autour du XIIe siècle avant notre ère, les grandes civilisations de la Méditerranée orientale se sont toutes effondrées. Les chercheurs ont longtemps suspecté un principal coupable, les Peuples de la mer, dont on ne sait toujours pas s’ils étaient des réfugiés fuyant une catastrophe, ou une armée, ou des groupes de maraudeurs peu organisés, à la manière des Vikings.
- 1 Eric H. Cline, 1177 avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée, Paris, La Découverte, 2 (...)
2Dans son précédent ouvrage, l’historien et archéologue Eric Cline remettait en cause cette théorie, en montrant que ces Peuples de la mer « ont probablement autant été les victimes que les agresseurs au moment de cet effondrement »1. Si ces royaumes et ces empires ont été ainsi conquis, c’est parce qu’ils étaient affaiblis, très probablement en raison d’une conjonction malheureuse de plusieurs facteurs humains et naturels. Changement climatique, famines provoquées par des sécheresses, tremblements de terre en série, révoltes intérieures et envahisseurs ont ainsi dû se conjuguer en une « tempête parfaite » pour conduire l’âge du bronze à sa perte.
3Dans son dernier ouvrage, très bien traduit par Marc Saint-Upéry, Eric Cline poursuit son récit pour observer le monde d’après l’effondrement, entre la fin du XIIe siècle et le début du VIIIe siècle avant notre ère. Le domaine méditerranéen est alors déstructuré et fragmenté. Pendant deux siècles, à mesure que les empires et les royaumes de l’âge du bronze se désagrégeaient, toutes les populations de la Méditerranée orientale ont connu un déclin brutal ou progressif de leurs conditions de sécurité et de leur niveau de vie. Les centres urbains ont été abandonnés. Les populations ont subi un effondrement démographique et une recrudescence des maladies. L’espérance de vie a diminué. La production économique aussi. Les riches échanges marchands et diplomatiques qu’Eric Cline avait observés à l’âge du bronze ont fait place à des liens ténus. Des savoir-faire se sont perdus. Et les migrations se sont probablement multipliées. L’ampleur de ces phénomènes varie selon les régions, mais toutes ont été touchées.
4Les cinq premiers chapitres du livre sont consacrés aux huit principales sociétés méditerranéennes de l’époque, dont les réactions à la chute ont grandement varié. Certaines, comme les sociétés assyrienne et babylonienne, ont réussi à conserver leur maîtrise de l’écriture, à entreprendre de vastes projets de construction et à préserver leur système de gouvernement, malgré une forte diminution de leur population. D’autres se sont révélées bien moins « résilientes », pour reprendre le terme utilisé par l’auteur : en Grèce continentale, en Crète, en Anatolie et au Levant méridional, les autorités politiques, les systèmes administratifs et les économies centralisées ont été balayés.
5Souvent, les empires et les royaumes se sont scindés en groupes de taille plus modeste, comme les Néo-Hittites, les Israélites et les Phéniciens. Mais il n’est pas facile d’identifier les facteurs qui ont permis à certaines sociétés de s’en tirer mieux que d’autres. L’accès à de grands fleuves préservant des sécheresses ? Une faible dépendance aux échanges commerciaux ? Un territoire distant du littoral et des Peuples de la mer ? Un système politique et administratif robuste ? Une armée invincible, voire conquérante ? Des dirigeants à la hauteur ? Ou simplement de la chance ?
6La tâche de l’historien n’est pas facile, car les peuples en déclin laissent moins de traces que les civilisations florissantes. Cherchant à cerner comment ces populations de l’âge du bronze ont réagi à l’effondrement, le sixième et dernier chapitre se tourne ainsi vers le présent. Il est consacré à des phénomènes de résilience et de « limitation des dégâts » à la suite de récentes catastrophes, comme l’ouragan Katrina qui a déferlé sur La Nouvelle-Orléans. Eric Cline cherche dans l’actualité des analogies pouvant l’aider à comprendre son objet. Mais il n’en tire pas beaucoup d’enseignements. Il souhaite surtout « identifier la meilleure manière de rendre nos propres sociétés plus résilientes face aux catastrophes potentielles auxquelles nous sommes actuellement confrontés » (p. 18). Cline espère notamment nous permettre d’éviter ce que les auteurs du rapport de 2012 du GIEC appellent une « seconde catastrophe », à savoir un événement désastreux survenant au lendemain la catastrophe initiale, à cause d’une réaction inadéquate à la première catastrophe ou d’autres circonstances imprévues.
7Ces conseils peuvent paraître étonnants de la part d’un chercheur en sciences sociales travaillant sur l’Antiquité. Certes, les chercheurs ne peuvent faire abstraction de l’époque à laquelle ils écrivent. Ceci étant, l’exercice consistant à « rendre l’histoire pertinente sans trop la pousser », mais en la poussant tout de même un peu, comme Eric Cline l’a confié à la chaîne de podcasts New Books Network dans un entretien avec Renee Garfinkel, est périlleux. L’historien qui va quérir dans le passé de quoi soigner les maux du présent risque en effet d’écrire une histoire rétrospective, voire présentiste, projetant sur les faits lointains des interrogations qui leur sont étrangères, forçant les ressemblances et privilégiant les faits qui « résonnent » avec les événements contemporains. Le grand succès éditorial du premier livre d’Eric Cline, qui comparait explicitement la « mondialisation » de l’âge du bronze et celle que nous vivons actuellement, semble indiquer une forte demande pour ce genre de récits. Mais on peut estimer qu’il n’est guère scientifique d’instrumentaliser ainsi l’histoire pour servir les urgences de l’heure.
Notes
1 Eric H. Cline, 1177 avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée, Paris, La Découverte, 2015, p. 23 ; compte de Florien Besson pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.17650.
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Référence électronique
Thibault Le Texier, « Eric Cline, La survie des civilisations. Après 1177 av. J.-C. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 avril 2025, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67161 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13q46
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