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Melchior Simioni, Philippe Steiner, La société du matching

Olivier Beraud Martin
La société du matching
Melchior Simioni, Philippe Steiner, La société du matching, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Essai », 2024, 172 p., ISBN : 9782724642605.
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Texte intégral

1Qu’est-ce qu’une société du matching ? Le matching est un appariement c’est-à-dire un assemblage par paires au sein desquelles les deux éléments se sont choisis mutuellement ; et une société du matching est une société au sein de laquelle ces assemblages par pairs, issus de choix mutuels, sont au fondement de l’organisation et de l’allocation des ressources. À la différence des marchés où accéder à un bien ou à un service nécessite simplement de payer, à la différence des politiques de prestations pour lesquelles bénéficier d’un droit est automatique sous réserve de vérifier certaines conditions, et à la différence des dispositifs de redistributions qui sont décidées par un pouvoir central et assurées par des bureaucraties, le matching organise les appariements entre des offres et des demandes en s’assurant que chaque partie a bien choisi l’autre. En quelques mots : un match, c’est choisir et être choisi.

  • 1 Melchior Simioni, Philippe Steiner (dir.), Comment ça matche. Une sociologie de l’appariement, Pari (...)

2La Société du matching est l’objet de ce nouvel ouvrage de Melchior Simioni et Philippe Steiner, publié à la suite de Comment ça matche qu’ils avaient codirigé en 2022 chez le même éditeur1. En quelques cent cinquante pages de texte, ils offrent une analyse sociologique et économique synthétique des dispositifs de matching. Ils présentent à la fois des cas pratiques et des réflexions théoriques, en les situant bien dans la littérature sur les institutions d’échange, sur les transformations contemporaines de nos sociétés, et en soulignant clairement les enjeux politiques associés. L’ouvrage est didactique et éclairant. Il constitue une très bonne introduction au matching, à ses spécificités et à ses enjeux.

3L’idée de cette « forme d’institution d’échange » n’est pas nouvelle : on en trouve trace chez des économistes libéraux souhaitant rendre le marché du travail moins étroit dès le milieu du XIXe siècle. Mais les obstacles pratiques n’ont été que progressivement surmontés avec le développement des outils de communication puis de traitement de l’information (le télégraphe, l’ordinateur mis en réseau, puis les plateformes numériques actuelles dotées d’algorithmes d’appariement).

4Nous sommes probablement déjà dans une société du matching dans la mesure où les systèmes d’appariement participent à un nombre croissant de dispositifs de circulation des ressources. Les exemples présentés dans l’ouvrage en attestent, tout en illustrant la diversité des domaines d’usages et leur centralité dans nos vies contemporaines : orientation et sélection scolaire, rencontre d’un conjoint, offres et demandes d’emploi, transplantation d’organes. Les auteurs ouvrent même des perspectives vers de nouveaux domaines d’utilisation, en discutant de manière détaillée des applications potentielles de l’appariement pour l’accès aux billets d’avion dans le cadre de politiques de préservation de l’environnement et de lutte contre le réchauffement climatique – ce qui constituerait une voie alternative aux instruments classiques de gestion des externalités négatives (normes, taxes, quota). De manière générale, le matching s’avère être un outil de politique publique particulièrement opérant pour les situations de pénurie ou de rationnement. Pour les auteurs, ce développement des dispositifs d’appariement est indissociable de l’avènement des sociétés singularistes et de l’économie des singularités. Ces dispositifs constituent, en quelque sorte, la base matérielle des sociétés singularistes.

5Pour qu’un matching puisse se faire, il faut qu’une plateforme constitue les paires, que celles-ci soient constituées de deux humains (comme dans le cas des sites de rencontre) ou d’un humain et d’un service ou d’un bien (comme dans le cas des formations universitaires, ou des organes issus du don des corps). Et pour cela, il faut que des informations individuelles soient mutuellement échangées et assemblées par la plateforme. Par exemple, le candidat à un licence universitaire doit identifier et connaître certaines caractéristiques de la formation à laquelle il candidate ; la licence (plus exactement la commission en charge de la sélection des candidats) doit connaître les propriétés, résultats et qualifications des candidats. Les informations partagées doivent non seulement être précises, mais aussi les plus singulières et personnalisées possible, de manière à permettre aux individus ou aux biens de rendre visible leur individualité, leurs particularités. Ces informations détaillées échangées servent ensuite de base pour constituer les paires, par des calculs algorithmiques aptes à traiter des volumes considérables de données. Ces traitements complexes ouvrent d’ailleurs, selon les auteurs, un nouveau régime de quantification, moins orienté vers l’établissement de données statistiques agrégées que vers le traitement de données numériques individualisées.

6L’efficacité du calcul informatique permet de réaliser le matching en un temps très limité, en tout cas plus rapidement que ne pourraient le faire un marché où les circulations d’information et les ajustements seraient progressifs, ou encore un organisme centralisé assurant la planification de l’allocation des ressources. D’ailleurs, le développement de l’intelligence artificielle pourrait encore accélérer ce travail d’appairage, tout en accentuant la question de la transparence des modalités de constitution de ces appairages.

7L’exemple de l’algorithme Parcoursup, ainsi que des algorithmes locaux associés, montre que l’algorithme doit être sans cesse révisé pour tenir compte des contestations, des débats publics et des difficultés techniques. Il illustre aussi très bien la nécessité de débats moraux et de choix politiques, qui sont d’autant plus cruciaux que les biens à distribuer sont en nombre insuffisant. Il est en effet nécessaire d’identifier les critères des choix estimés les plus justes, tant la confiance des individus dans les plateformes doit être élevée pour que le système fonctionne. Un autre point essentiel est bien illustré par l’exemple des transplantations médicales (de reins) : les protagonistes aspirent à ce que les critères d’appariement soient respectés par tous. Tout passe-droit ou dérogation peut mettre à mal l’ensemble d’un dispositif. Et le caractère vital de ces choix rend encore plus impérieuses la transparence de la procédure et sa pédagogie auprès de tous les acteurs, dans un contexte où la demande des receveurs potentiels est bien supérieure à l’offre des donneurs. D’ailleurs, de manière générale, on doit constater que le matching concerne l’accès à des ressources qui jouent un rôle déterminant dans la trajectoire des individus, comme leur scolarité, leur formation, leur emploi, leur partenaire, ou encore leur santé.

8Au fil des chapitres, les auteurs analysent plusieurs aspects essentiels des dispositifs de matching. Ils traitent par exemple de la manière dont on peut conceptualiser les arènes d’appariement, selon diverses caractéristiques comme leur statut (public ou privé), le type de transaction (marchande ou pas), leur aspect centralisé (ou pas), leur nature monopolistique (ou pas), ou encore leur caractère obligatoire ou non. Les auteurs abordent également une question cruciale, bien que trop souvent négligée : la manière dont les individus participent et agissent pour choisir et être choisis. La description de l’expérience et du comportement des individus mérite en effet d’être approfondie tant les variations sociales de comportement et les enjeux associés sont essentiels. L’analyse sociologique des dispositifs d’appariement ne peut se contenter de saisir l’architecture de ces dispositifs : il est indispensable que les usages et les rapports ordinaires des usagers à ces dispositifs soient également saisis, dans des approches que nous pourrions qualifier « d’approches par le bas ».

9Un autre point intéressant est l’analyse approfondie des formes et modalités de concurrence opérée par les dispositifs de matching. La concurrence est double puisque, d’un côté, les individus sont en concurrence pour bénéficier d’un bien, d’un service ou d’une rencontre qui leur convient et, de l’autre, les « prestataires » sont en concurrence pour attirer à eux les individus vers lesquels leurs préférences se portent. Et ce système concurrentiel est symétrique puisqu’une paire correspond à une situation où on est choisi et on a choisi.

10La question de la légitimité et la construction de celle-ci pour les arènes d’appariement est une autre dimension cruciale. Notons toutefois que cette légitimité n’est jamais définitivement acquise comme montre le cas de Parcoursup, dont l’appréciation par les lycéens et lycéens se dégrade régulièrement depuis plusieurs années.

11La production d’exclus, c’est-à-dire de postulants qui n’ont été choisis par personne et qui donc n’ont pas été appariés, constitue évidemment une des impasses du matching. Les exclus peuvent se sentir dévalorisés et mis en cause, alors même qu’ils ont pu jouer le jeu en mettant en avant leur individualité. Cette exclusion peut alors être perçue comme une atteinte à leur individualité et comme un défaut de reconnaissance, dans des sociétés valorisant fortement l’une et l’autre. Enfin, le fonctionnement du processus d’appariement n’échappe pas nécessairement au poids dont peuvent disposer certains acteurs pour contourner ou distordre le fonctionnement du matching, ou pour manipuler les algorithmes alors qu’on attend de ces derniers qu’ils soient transparents et publics.

12Le développement du matching est indissociable de l’histoire technique à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Ces dispositifs illustrent parfaitement, s’il en était besoin, l’interdépendance de la technique et du politique, et les liens étroits entre les dynamiques sociales, économiques et technologiques. Les matching et les technologies qui les rendent possibles constituent des outils de gouvernement. Et, aussi sophistiqués et apparemment rationnels soient-ils, les algorithmes d’appariement incarnent des choix moraux et politiques. Dès lors, plusieurs enjeux cruciaux surgissent : celui de la transparence des procédures utilisées ; celui du contrôle des choix opérés dans ces procédures ; et, finalement, celui des contre-pouvoirs en mesure de contrôler les dispositifs de matching. Le traitement des données et le pouvoir sont aujourd’hui si intimement mêlés que leur lien constitue bien plus qu’un objet pour l’analyse sociologique et économique : c’est un enjeu politique et citoyen.

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Notes

1 Melchior Simioni, Philippe Steiner (dir.), Comment ça matche. Une sociologie de l’appariement, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Collection académique », 2022.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Beraud Martin, « Melchior Simioni, Philippe Steiner, La société du matching », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 avril 2025, consulté le 22 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67166 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13q45

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Rédacteur

Olivier Beraud Martin

Professeur à l’université Paris-Cité.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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