Marion Coville, Héloïse Morel, Stéphanie Tabois (dir.), Idées reçues sur les menstruations. Corps, sang, tabou

Texte intégral
1« La relégation [des règles] dans le domaine du caché et du secret favorise le silence et les sentiments de honte ressentis par de nombreuses personnes menstruées ; elle maintient les idées reçues, productrices de stigmates, d’inégalités et de violence » (p. 20), tout en banalisant les souffrances qui y sont liées. C’est à partir de ce constat que cet ouvrage collectif nous propose une prise de distance avec les idées reçues sur les règles. Se voulant militant et pluridisciplinaire, il met en lumière les menstruations sous l’angle de la sociologie, de l’histoire, de la démographie, de la santé, de la communication, de la philosophie et également du point de vue d’une journaliste et d’une doula. Au-delà des idées reçues donc, l’ouvrage propose également des articles autour des tabous des règles dans le sport (Stéphanie Tabois), du sang menstruel comme ressource négligée (Camille Berthelot), des règles en tant que vectrices de contestation artistique (Maël Baussand) et de la place des émoticônes dans la représentation des menstruations (Marion Coville). L’ouvrage s’articule autour de trois axes : la contextualisation historique et culturelle, la biopolitique et la médicalisation des corps menstrués, ainsi que la politisation des menstruations. Dès la préface, Élise Thiébaut remet en question le terme même de règles, signifiant « régulier » en latin : « Le sang menstruel […] ne marche pas au pas de l’oie et comme l’amour ne connaît pas de loi » (p. 17).
2La première partie du dossier offre une contextualisation historique et culturelle. Lydie Bodiou inaugure la partie historique en infirmant l’idée selon laquelle les médecins de l’Antiquité ont ignoré les règles. Les règles ont bien été étudiées par ceux-ci, qui les quantifient et les associent à la pathologie et à la reproduction, et donc à la faiblesse mais aussi à l’utilité féminine. En revanche, ils ne s’intéressent guère à la ménopause, qui signifie selon eux uniquement un arrêt de la possibilité de reproduction, la femme perdant ainsi son utilité. En faisant ensuite un bond dans le temps – la partie historique ne contenant pas de travaux sur le Moyen Âge ou l’Époque moderne –, Jean-Yves le Naour et Catherine Valenti nous exposent les croyances des médecins aux XIXe et XXe siècles, qui associaient le fait d’avoir ses règles à un état pathologique, voire toxique : « La médecine contemporaine a ainsi contribué à naturaliser le social et à ancrer dans la société les superstitions millénaires renvoyant à l’impureté des femmes » (p. 33). Structurés par la peur d’une baisse de natalité, ces savoirs prétendument scientifiques se dispersent au-delà du champ médical. Par exemple, des accusées ayant leurs règles au moment des faits reprochés ont pu plaider l’irresponsabilité.
3Concernant la partie culturelle, Lorraine Gehl dément l’idée selon laquelle l’écoféminisme, en glorifiant le « féminin sacré », essentialise les règles. En effet, la notion de nature dans l’analyse écoféministe fait référence avant tout au continuum entre violences faites aux personnes menstruées et violences faites à la nature, loin de l’image hétéronormée et essentialiste reprise dans le domaine du marketing. Aurélia Mardon montre ensuite que les règles sont toujours associées à la souillure et considérées comme étant un déchet, que ce soit dans les représentations savantes ou populaires actuelles. Une telle association ressort dans les discours hygiéniques des publicités ciblant les adolescentes, qui mettent un point d’honneur sur la discrétion. Pour terminer la partie sur les représentations culturelles des règles, Valentine Becquet et Marion Ravit prennent en compte la dimension Nord-Sud de la précarité menstruelle. Les dépenses liées aux règles pénalisent en effet les personnes menstruées déjà vulnérables. De plus, les problèmes de santé qui y sont liés restent extrêmement invisibilisés dans certaines cultures, bien que des associations de militantes apportent le sujet dans le débat public.
4La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la biopolitique et la médicalisation des corps menstrués. Jeanne Guien décrypte l’idée selon laquelle la commercialisation des produits menstruels émancipe les personnes menstruées. Dans les faits, ces « promesses reposent sur un réductionnisme technologique et marchand qui ampute les questions de genre de leur dimension politique et sociétale pour en faire des problèmes techniques solubles par l’achat de produits » (p. 69). Stéphanie Pache, Margaux Nève, Carolanne Magnan-St-Onge, Tommy de Ganck, Isabelle Courcy et l’équipe de recherche PRISSM s’intéressent ensuite aux discours autour du syndrome prémenstruel. Les hypothèses et théories (non testées) autour de ce dernier présentent souvent les personnes menstruées comme étant « sous l’emprise de leurs hormones » (p. 71). Toujours en lien avec la question hormonale, Cécile Thomé met au centre du débat les contraceptions. Elle s’intéresse en particulier aux causes de la diminution de la prise de contraception hormonale, qui passe par une envie de retour au naturel ou une « volonté de mieux comprendre son corps […] afin de se le réapproprier » (p. 83). Margaux Nève se penche quant à elle sur le manque de connaissances scientifiques sur l’endométriose et le danger de ne prendre en considération que les règles douloureuses comme symptôme. Cette focale « peut produire une invisibilisation d’autres symptômes, mais aussi une invisibilisation des personnes dont l’expérience de la maladie ne correspond pas ou ne se limite pas aux douleurs menstruelles » (p. 88). Toujours dans une réflexion sur les limites de la démarche scientifique, Cécile Charlap interroge les enjeux autour de la notion de ménopause, qui, bien qu’elle puisse paraître un fait biologique, n’est que « le produit de la société occidentale du XIXe siècle ». En appréhendant la ménopause comme un dérèglement et une carence, les médecins uniformisent les vécus féminins, pathologisent le vieillissement et excluent de la norme les femmes non fécondes. Clément Moreau et Eva Luna Tholance abordent le sujet de la transidentité et des règles, afin de sortir d’une vision binaire et essentialiste des personnes menstruées. En effet, visibiliser l’ensemble des personnes menstruées et sensibiliser le personnel soignant et médical assurerait une meilleure prise en charge des personnes concernées. Une logique d’exclusion se reflète également dans le suivi numérique des règles, selon Marion Coville. En effet, celles-ci ne s’adressent qu’aux femmes cisgenres, vendent leurs données stockées et sont conçues pour le suivi des cycles réguliers : « […] plus le corps s’éloigne d’une norme, moins l’usage de l’application est possible » (p. 111). De plus, les personnes menstruées faisaient déjà des suivis sur papier bien avant la création de ces applications, qui sont donc loin d’être révolutionnaires.
5La troisième partie aborde la politisation des menstruations et les luttes qui y sont liées. Hélène Breda discute l’idée reçue selon laquelle on ne pourrait pas avoir de rapports sexuels pendant les règles. Selon elle, une telle idée reçue découle en partie des représentations médiatiques et culturelles qui occultent le sang des règles, qui « serait […] trop indécent pour être montré à l’écran de manière générale et […] dans des scènes d’amour » (p. 118). Cependant, le regard féminin s’empare peu à peu du sujet des règles et de la sexualité et fait émerger de nouveaux récits et œuvres qui dépassent les stéréotypes réducteurs déployés dans les médias, la pornographie et le cinéma. Sophie Barel dément ensuite une autre idée reçue : les personnes menstruées exposeraient massivement leurs règles sur les réseaux sociaux. Bien loin d’être accepté par le public, ce type de publication reste largement censuré. La poétesse et illustratrice Rupi Kaur, qui avait publié un autoportrait dans sa chambre avec une tache de sang menstruel, a vu son post banni à deux reprises et a été cyberharcelée, à cause d’une scène du quotidien de toute personne menstruée. Aline Bœuf revient quant à elle sur les problématiques liées au fait de ne plus le considérer le travail comme un fardeau pour les personnes menstruées. En effet, les postes hiérarchiques étant encore en majorité composés d’hommes, la question des règles est considérée comme étant du ressort de la « sphère privée et passée sous silence » (p. 136) et, dès lors, peu prise en compte ou mal comprise. Lucie Ruault souligne de son côté les défis liés à l’idée reçue selon laquelle on ne voit pas d’où coulent les règles, de par l’« intériorité des organes génitaux » (p. 143) qui les rendrait plus difficilement observables. Face à ce supposé mystère, des personnes menstruées s’organisent et pratiquent le Self-help gynécologique, qui consiste par exemple à simplement regarder sa vulve dans un miroir. Ketty Steward parle ensuite de la place des règles dans les littératures de l’imaginaire (science-fiction et fantasy). Bien que ce type de récits n’expose pas des vécus, événements et univers réalistes, ils « n’échappent pas aux normes sociales » (p. 154). Le monde de l’édition, majoritairement masculin, privilégie des thèmes comme la guerre, le pouvoir ou la colonisation, laissant peu de place aux sujets perçus comme féminins, et donc aux règles. Les publications ou expérimentations liées aux thématiques dites féminines demeurent marginales.
- 1 L’ouvrage de Delphine Gardey offre une perspective similaire sur le clitoris, en replaçant ce derni (...)
6Pour conclure, Marion Coville, Héloïse Morel et Stéphanie Taïbos soulignent que les travaux scientifiques critiques sur les règles ne sont pas rares et méritent d’être visibilisés. Plus largement, ce dossier nous invite à reconsidérer les limites entre nature et social et à « mieux comprendre comment sont intriquées les dimensions physiologique et politique de nos expériences corporelles » (p. 163). Dans la richesse de cet éventail d’articles, nous trouvons des argumentaires solides pour briser les idées reçues sur les menstruations : sortir du regard masculin sur les règles et sur les corps féminins, « replacer l’intime dans un contexte social » (p. 163) et continuer « de politiser, de résister et d’exiger » (p. 164). Cette publication s’inscrit dans les débats scientifiques contemporains portés par les gender studies de manière transversale, en adoptant une perspective attentive à ce qui est invisibilisé1. En restant accessible à un large public sans perdre de sa scientificité, cet ouvrage s’adresse à un lectorat étendu : aux spécialistes, aux personnes menstruées ainsi qu’à toute personne souhaitant sortir les règles du « domaine du caché et du secret » (p. 20).
Notes
1 L’ouvrage de Delphine Gardey offre une perspective similaire sur le clitoris, en replaçant ce dernier dans le champ médical et politique et en interrogeant la manière dont les discours et pratiques impactent le vécu intime des femmes : Gardey Delphine, Histoire politique du clitoris, Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2021.
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Référence électronique
Alix Vogel, « Marion Coville, Héloïse Morel, Stéphanie Tabois (dir.), Idées reçues sur les menstruations. Corps, sang, tabou », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 avril 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67279 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13svc
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