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Arnaud Pierrel, Ingénieurs mais apprentis

Meryl Merran
Ingénieurs mais apprentis
Arnaud Pierrel, Ingénieurs mais apprentis, Paris, Classiques Garnier, coll. « Histoire des techniques », 2024, 248 p., ISBN : 978-2-406-16449-4.
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Texte intégral

  • 1 Jean-Jacques Arrighi, Damin Brochier, « 1995-2003 : l’apprentissage aspiré par le haut », Bref, n°  (...)
  • 2 Arnaud Pierrel, Des amphis d’apprentis. Genèses, structurations et composition sociale des formatio (...)

1En 2022-2023, la majorité des apprentis (60 %) est inscrite dans l’enseignement supérieur. Ce déplacement de l’apprentissage, longtemps cantonné à la préparation du Certificat d’aptitude professionnelle (CAP), interroge : comment expliquer une telle expansion au sein des formations post-bac ? Dans Ingénieurs mais apprentis, Arnaud Pierrel examine cette « aspiration par le haut »1 et propose une étude approfondie des mécanismes ayant permis aux formations d’ingénieurs d’opérer cette « traversée de l’espace social » (p. 10). Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2020 sous la direction de Gilles Moreau et Prisca Kergoat, l’ouvrage interroge une association qui « ne va pas de soi » (p. 12) en mettant en lumière les dynamiques par lesquelles l’essor de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur contribue à « déplacer ou brouiller des frontières sociales instituées »2.

2Maître de conférences en sociologie à l’université Paris 10 Nanterre, l’auteur appuie sa démonstration sur une enquête en trois axes mobilisant des méthodes mixtes. Le premier repose sur l’exploitation d’archives écrites et orales, complétée par l’exploitation de plusieurs sources statistiques relatives aux effectifs d’apprentis. Le deuxième s’intéresse au rôle des acteurs institutionnels impliqués dans l’apprentissage au sein des écoles d’ingénieurs, à partir d’entretiens croisés avec des données statistiques sur le coût de l’apprentissage et la structuration du champ de ces écoles. Enfin, le troisième porte sur les apprentis ingénieurs, en mobilisant l’observation des processus de recrutement ainsi que deux questionnaires : l’un consacré à leurs conditions de travail, l’autre visant à comparer leur situation à celle des étudiants sous statut scolaire. Tout en maintenant une attention constante à la délimitation du périmètre de validité des résultats, Arnaud Pierrel propose ainsi une « étude globale » (p. 16) des formations d’ingénieurs, en adoptant une approche qui ne dissocie pas l’analyse sociographique des apprentis de leurs « conditions de production » (p. 16). Il relève ainsi le défi d’articuler l’examen des publics de l’apprentissage, des conditions organisationnelles qui façonnent leur composition, et de l’histoire des établissements ayant investi ce mode de formation.

3Structuré en cinq chapitres, l’ouvrage commence par une mise en perspective du décloisonnement légal de l’apprentissage et des dynamiques ayant conduit à la croissance de ses effectifs dans l’enseignement supérieur. Pour en saisir les logiques, Arnaud Pierrel retrace l’élaboration de la loi du 23 juillet 1987, dite « loi Séguin », qui consacre l’apprentissage comme une voie de formation à part entière, s’étendant « du CAP au diplôme d’ingénieur ». Son travail sur archives nuance les recherches existantes sur la sociogenèse de cette réforme, qui tendent à minimiser le rôle du ministère de l’Éducation nationale en raison d’un cadrage chronologique restreint. En adoptant une perspective plus large, couvrant l’ensemble des années 1980, l’auteur met en évidence l’écart entre les prémices de la loi, élaborées principalement au sein du ministère de l’Éducation nationale, et son appropriation politique et symbolique par le ministère du Travail – et son ministre –, à qui en revient officiellement la paternité. À la suite du décloisonnement de l’apprentissage, la priorité accordée à la croissance des effectifs devient un leitmotiv des gouvernements successifs, s’inscrivant dans un cadre plus large de promotion de la professionnalisation des formations supérieures et de généralisation de la norme des études longues.

  • 3 Avant la réforme de 2018, le financement des CFA reposait sur des versements directs des entreprise (...)
  • 4 Depuis la réforme de 2018, la création d’un CFA ne fait plus l’objet d’une autorisation préalable, (...)

4Le deuxième chapitre met en évidence les « deux principes de structuration du travail des CFA » (p. 60) : d’une part, une logique académique, d’autre part, une logique économique. L’auteur y décrit les configurations organisationnelles dans lesquelles s’inscrivent les établissements formant les apprentis ingénieurs, en prenant pour exemple les Instituts des techniques d’ingénieurs de l’industrie (ITII). Ces organisations doivent articuler une quête de légitimité académique – loin d’être acquise – avec une volonté d’autonomie financière, rendue possible par leur capacité à collecter la taxe d’apprentissage. Cette ressource permet aux ITII de limiter leur dépendance aux subventions régionales, si bien que le plafond de places fixé par les instances régionales ne constitue pas un paramètre contraignant, ce qui leur confère « une autonomie accrue quant à la construction de leur offre de places en apprentissage » (p. 99). Arnaud Pierrel interroge la portée de ses résultats à l’aune des évolutions induites par la loi du 5 septembre 2018 dite « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». S’il souligne que ces changements, notamment ceux relatif à la taxe d’apprentissage3 ne constituent pas une rupture, mais prolongent les pratiques observées au cours de son enquête, il n’aborde pas, même sous forme d’hypothèse, les effets de l’assouplissement des conditions d’ouverture des CFA4 sur le travail de ces établissements.

5Le troisième chapitre s’attache à décrire la répartition des rôles entre l’ITII, l’école et les entreprises dans le processus de recrutement des apprentis ingénieurs. À travers l’étude des catégories de jugement mobilisées par ces différents acteurs, il met en évidence l’idéal-type du « bon » candidat et, plus encore, la figure repoussoir du « sous-ingénieur ». Pour l’ITII et l’école, « ce qui est fondamentalement en jeu dans le processus de recrutement est la définition sociale de l’ingénieur, distincte et distinctive de celle du technicien » (p. 101). Dans cette perspective, ces derniers accordent une attention particulière aux profils scolaires et aux expériences professionnelles antérieures, mais aussi – et parfois davantage – aux « propriétés sociales incorporés que reflètent les loisirs pratiqués, l’élocution, les manières de se mettre en discours et de se tenir » (p. 116). Toutefois, cette opposition entre les figures sociales du technicien et de l’ingénieur apparaît moins structurante pour les employeurs. Dès lors, l’« organisation séquentielle du recrutement » (p. 225), qui confère aux recruteurs des entreprises l’arbitrage final et la possibilité de « réhabilitation » (p. 142) des techniciens, tend à relativiser la logique de distinction portée par l’ITII et l’école.

  • 5 Prisca Kergoat, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·e·s et élèves de lycées professi (...)

6Adoptant une perspective comparative, le quatrième chapitre met en évidence ce qui distingue les ingénieurs apprentis de leurs homologues sous statut scolaire. À partir d’un questionnaire interrogeant les représentations des deux groupes quant à la reconnaissance sociale et professionnelle de leur diplôme, l’auteur met au jour une inversion hiérarchique5 des voies de formation. Interrogés sur la voie jugée la plus favorable pour accéder à l’emploi (valeur d’échange du diplôme), la grande majorité des répondants placent l’apprentissage en première position. En revanche, s’agissant de la reconnaissance par l’entourage (valeur symbolique), les deux voies sont le plus souvent perçues comme équivalentes. Il interprète cette hiérarchie comme le signe d’une reconfiguration dans la pondération entre les deux dimensions de la valeur des diplômes, la première tendant à primer sur la seconde du point de vue des apprentis. Plus largement, ce chapitre montre que la distinction majeure entre les deux groupes réside dans leur socialisation au monde du travail, à laquelle s’ajoutent des conditions matérielles d’existence différenciées : les apprentis bénéficient d’une autonomie financière plus grande et d’une autonomie résidentielle plus marquée. En saisissant « les logiques de différences dans la différence » (p. 144), Arnaud Pierrel évite toutefois l’écueil d’une approche réifiante qui essentialiserait le statut de formation.

7Le dernier chapitre déplace « le regard du monde scolaire vers le monde du travail » (p. 181). Ce faisant, l’auteur s’inscrit dans la littérature sur la socialisation professionnelle des apprentis, en transposant aux apprentis ingénieurs les questionnements traditionnellement appliqués aux apprentis de l’enseignement secondaire. Il contribue à ce champ en montrant que « faire sa place en entreprise » (p. 182) implique pour les apprentis ingénieurs étudiés comme pour les moins diplômés, une double socialisation : au métier, à travers l’apprentissage des savoirs professionnels propres à la fonction d’ingénieur, mais aussi au monde du travail. En affirmant que « l’apprentissage dans le monde du travail est d’abord et avant tout un apprentissage du monde du travail » (p. 181), Arnaud Pierrel met en lumière des dimensions souvent négligées : la confrontation précoce au marché de l’emploi via la recherche d’entreprise, et l’apprentissage du positionnement dans la hiérarchie salariale, notamment à travers l’appropriation des normes associées aux fonctions d’encadrement. L’auteur aurait toutefois pu prolonger son investigation en interrogeant non seulement les contenus de cette socialisation, mais aussi ses agents (qui au sein du collectif de travail ou qu’est-ce qui socialise ?) et ses modalités concrètes (quand et comment s’opère-t-elle ?).

8À l’heure où la libéralisation de l’apprentissage suscite une attention croissante, tant de la part des chercheurs travaillant sur la formation professionnelle et l’enseignement supérieur que des acteurs institutionnels et économiques du secteur, les analyses d’Arnaud Pierrel sur la formation des ingénieurs par la voie de l’apprentissage offrent un cadre heuristique pour appréhender les reconfigurations en cours. En retraçant les dynamiques d’expansion de cette modalité dans l’enseignement supérieur, l’ouvrage met en lumière un brouillage de frontières sociales et institutionnelles : entre apprentis d’en haut et d’en bas, entre diplômes conçus comme passeports scolaires ou comme permis d’insertion professionnelle, entre système éducatif et système productif, entre territoires ministériels, mais aussi, plus spécifiquement, entre les figures sociales de l’ingénieur et du technicien. En ce sens, l’ouvrage contribue à documenter un brouillage des frontières d’autant plus essentiel à comprendre qu’il favorise l’émergence de nouveaux acteurs privés sur le marché de la formation, dans un contexte de régulation encore limitée.

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Notes

1 Jean-Jacques Arrighi, Damin Brochier, « 1995-2003 : l’apprentissage aspiré par le haut », Bref, n° 217, 2005.

2 Arnaud Pierrel, Des amphis d’apprentis. Genèses, structurations et composition sociale des formations en apprentissage dans l’enseignement supérieur, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Poitiers, 2020.

3 Avant la réforme de 2018, le financement des CFA reposait sur des versements directs des entreprises, calculés à partir de coûts par diplôme fixés par arrêté préfectoral, ainsi que sur des subventions versées par les régions, financées par une fraction du produit de la taxe d’apprentissage. Désormais, les CFA sont rémunérés par les opérateurs de compétences (OPCO), en fonction du nombre de contrats signés et des niveaux de prise en charge déterminés par les branches professionnelles.

4 Depuis la réforme de 2018, la création d’un CFA ne fait plus l’objet d’une autorisation préalable, et donc d’un contingentement par les conseils régionaux, qui s’exerçait notamment via une carte des formations.

5 Prisca Kergoat, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·e·s et élèves de lycées professionnels, Paris, La Dispute, 2022 ; compte rendu de Selim Nadi pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.59145.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Meryl Merran, « Arnaud Pierrel, Ingénieurs mais apprentis », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 avril 2025, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67292 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13tow

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Rédacteur

Meryl Merran

Doctorante au Centre de sociologie des organisations (Sciences Po/CNRS).

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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