Serge Proust, Les intermittents du spectacle : 35 ans de lutte

Texte intégral
- 1 Sinigaglia Jérémy, Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradox (...)
- 2 Langeard Chloé, Les intermittents en scènes. Travail, action collective et engagement individuel, R (...)
- 3 L’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce est une associ (...)
1En 2003, l’Unedic durcit les règles d’accès au régime d’intermittence. En réaction, des intermittents du spectacle se mobilisent pour défendre leur régime. Souvent qualifié de « crise », ce moment a fait l’objet de plusieurs travaux. Certains ont étudié les mobilisations sous l’angle de leurs répertoires d’actions collectives1 ou encore des identités des intermittents en jeu2. Environ 20 ans après cette « crise », l’ouvrage de Serge Proust interroge à nouveau ces mobilisations. En s’inscrivant dans « une perspective de longue durée » (p. 18), ce livre prolonge l’habilitation à diriger des recherches du sociologue, soutenue en 2011, qui proposait déjà d’étudier 25 ans de luttes. Enquêtant initialement sur le théâtre public, Serge Proust constate que le spectacle vivant administré par l’État, en particulier le théâtre, est un lieu central des mobilisations. À travers la notion d’État-providence culturel, l’ouvrage questionne le rôle de l’État, dans la confrontation entre les militants (intermittents), et le Medef et l’Unedic3. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur différents matériaux, recueillis de 1992 à 2016, alliant un travail documentaire de veille médiatique et des données d’enquêtes de terrain.
2La première partie de l’ouvrage revient sur l’instauration progressive d’un État-providence culturel, dont l’intermittence serait un élément constitutif en assurant le maintien d’une « importante masse de travailleurs flexibles ». En resituant ses usages individuels et collectifs, il montre que l’intermittence n’est pas réductible à un régime d’assurance chômage, puisqu’elle définit une position professionnelle spécifique. Les critères d’éligibilités de ce régime et sa durée d’indemnisation en sont deux aspects décisifs ; remis en cause par la réforme de 2003. Le deuxième chapitre situe les différents acteurs impliqués dans les mobilisations de militants intermittents. Le régime d’intermittence est accusé par le Medef et l’Unedic d’être responsable du déficit de cette dernière. Le Medef est cependant un adversaire difficilement accessible pour les intermittents qui ne sont souvent pas en conflit avec leurs propres employeurs dont ils connaissent les contraintes, et qui sont souvent eux aussi redevables du régime. La principale stratégie des militants est donc de sortir du cadre d’une négociation interprofessionnelle, au profit de montées en généralité opposant à la logique de rentabilité invoquée par le Medef, un choix de société reliant « l’intermittence non seulement à la définition de politiques culturelles au bénéfice de tous, mais aussi à la définition d’une société plus juste » (p. 80). L’inscription de l’intermittence au sein de l’État-providence culturel apparaît donc comme un élément clef de compréhension des mobilisations des intermittents. Les actions collectives des militants ne sont ainsi opérantes que lorsqu’elles obtiennent un écho médiatique et politique visibilisant la mobilisation.
- 4 Le festival d’Avignon se divise en deux sections. Le « in » correspond à la programmation officiell (...)
- 5 Hardt Michael, Negri Antonio, Multitudes : guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Déco (...)
3La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « organiser la lutte et réunir le groupe » rend compte des formes prises par la mobilisation des intermittents. Le chapitre 3 développe les différentes raisons pour lesquelles le théâtre public a été l’un des principaux lieux de mobilisations collectives. Une des originalités de la démonstration consiste à observer comment le travail des comédiens est propice à une politisation et participe à la plus grande mobilisation de ce groupe. L’auteur en vient à penser la place occupée par le festival d’Avignon dans la mobilisation des intermittents. Après un rapide historique du festival, il le présente comme un « espace-temps » favorable au déploiement de la mobilisation en conjuguant espace de rencontre (qui réunit l’essentiel de la profession) et espace de réflexion. Il est cependant traversé par des divisions, entre in et off4 du festival mais aussi entre artistes et techniciens, pris dans des contraintes économiques et des stratégies d’actions collectives différentes limitant l’unité de la mobilisation. Le chapitre 4 éclaire la faible implantation des syndicats dans ce secteur où la CGT occupe avec la Fédération Nationale du Spectacle de l’audiovisuel et de l’action culturelle (FNSAC-CGT) occupe un « quasi-monopole syndical ». Calquée sur le modèle classique d’un salariat opposé au patronat, la FNSAC peine cependant à se faire l’écho des intermittents qui se ressentent pour l’essentiel hors des règles salariales en raison de leur flexibilité et du rôle d’employeur qu’ils endossent parfois lors de projets. Dans un contexte général de déclin du syndicalisme, les intermittents privilégient un type d’organisation étonnamment pérenne pour l’auteur : les coordinations. L’informalité organisationnelle caractérise ces coordinations voulues plus démocratiques. Serge Proust observe cependant l’inégale répartition de la parole en leurs seins, la longévité des coordinations tenant à l’existence de commissions réunissant les intermittents les mieux dotés. L’auteur remarque la résonnance que trouve dans les coordinations la pensée politique de Toni Negri5 qui théorise une convergence entre travailleurs précaires. Cette aspiration peine néanmoins à se réaliser autour des intermittents en raison de la distance sociale qui les séparent d’autres travailleurs précaires. À l’appui d’un questionnaire auto-administré, l’auteur montre aussi que les intermittents se définissent peu souvent comme « précaires ».
4La dernière partie de l’ouvrage consacrée au « temps des luttes », identifie des cycles de mobilisation récurrents aux différents mouvements des intermittents. Les années 1990 sont marquées par un premier cycle de mobilisation à l’encontre des volontés de l’Unedic de réformer le régime afin de le supprimer. Des militants se mobilisent et l’État neutralise les souhaits de l’Unedic en prorogeant systématiquement les réformes de l’intermittence. La « crise » de 2003 marque la fin de ce compromis où l’État soutient les intermittents et la défense de leur régime. Souvent interprétée comme une défaite pour les intermittents, l’auteur y voit cependant des « effets de longue durée » qui font l’objet du chapitre 6. Il y analyse l’action de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France (CIP-IDF) qui mobilise des ressources originales notamment en investissant le champ intellectuel à travers la prise de positions d’universitaires. La CIP-IDF se dote ainsi d’une expertise qui lui permet de s’opposer aux arguments avancés par le Medef et l’Unedic. Pour l’auteur, la mobilisation démontre aussi la capacité des militants à infliger des coûts politiques durables. L’année 2014 marque la fin de la convention interbranche des intermittents. Le Medef et l’Unedic espèrent pousser plus loin la réforme du régime. La renégociation de l’accord donne lieu à un nouveau cycle de mobilisation qui voit un rapprochement de la CIP-IDF et de la FNSAC. De son côté, le gouvernement socialiste, ouvert aux propositions des militants, entend défendre le régime des intermittents, dans un contexte de fortes mobilisations suscitées par la loi travail à partir de 2016. L’intervention de l’État met fin à ce cycle de mobilisation en validant un accord marquant un quasi-retour aux conditions d’avant 2003 et en prenant en charge le différentiel avec les économies espérées par l’Unedic. Un dénouement vécu comme une victoire des militants malgré quelques critiques pointant une trop grande dépendance à l’égard de l’État.
5 L’auteur conclut sur la question de la précarité attribuée aux intermittents. Il rappelle les propriétés sociales de ce groupe dont les dispositions et les ressources, plutôt associées aux classes supérieures, sont une des conditions de réussite de leurs mobilisations. L’incertitude à laquelle les expose l’intermittence crée cependant un écart entre ces propriétés sociales et leurs chances de réaliser leurs aspirations. Ainsi, pour l’auteur, « au lieu d’une précarité dont ils sont objectivement éloignés, il serait alors plus juste d’évoquer des surnuméraires menacés de déclassement » (p. 260). La temporalité explorée par l’auteur, ainsi que les différents enjeux et acteurs étudiés rendent l’ouvrage riche d’éclairages sur ces mobilisations. Tout du long, Serge Proust veille à ne pas faire des intermittents un ensemble homogène en pensant les différentes lignes de clivages qui partagent ce groupe entre artistes et techniciens, spectacle vivant et audiovisuel, public et privé, etc. La pluralité des éléments d’analyses convoqués fait la richesse de la démonstration, mais conduit cependant à en perdre parfois le fil. L’auteur montre bien dépendances entre le régime d’intermittence et l’État-providence culturel, bien que l’on puisse regretter que cette dernière notion soit peu explicitée dans l’ouvrage. L’ouvrage trouve, sur ce point, une résonnance particulière, peu de temps après sa sortie, au moment où la réduction du budget du ministère de la Culture menace l’emploi de nombre d’intermittents dépendant des financements publics.
Notes
1 Sinigaglia Jérémy, Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, PUN - Éditions universitaires de Lorraine, 2012.
2 Langeard Chloé, Les intermittents en scènes. Travail, action collective et engagement individuel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2013.
3 L’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce est une association de droit privé qui, par délégation de service public, gère l’assurance chômage pour les salariés du secteur privé.
4 Le festival d’Avignon se divise en deux sections. Le « in » correspond à la programmation officielle du festival, le « off » repose sur l’initiative indépendante de compagnie se produisant à leur frais durant le festival.
5 Hardt Michael, Negri Antonio, Multitudes : guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte, 2004.
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Référence électronique
Etienne Tardy, « Serge Proust, Les intermittents du spectacle : 35 ans de lutte », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 avril 2025, consulté le 24 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67302 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13u54
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