Wolf Feuerhahn et Rafael Mandressi (dir.), Histoire de l’interdisciplinarité

Texte intégral
1La prégnance des injonctions à l’interdisciplinarité aboutit à ce que cette notion s’impose plus sur le mode de l’évidence que comme une modalité de la pratique scientifique digne de réflexivité épistémologique et méthodologique. L’apport de cet ouvrage collectif est d’ouvrir à une appréhension historique de l’esprit interdisciplinaire sous l’angle de l’articulation ou la combinaison des disciplines en objet de connaissance, et non de polémique. Toute dimension critique n’est pour autant pas absente des contributions, dont plusieurs abordent les usages institutionnels ou les atteintes à l’autonomie scientifique se réclamant d’un renforcement d’une interdisciplinarité aussi impérieuse qu’indéfinie. Le terme connaît en effet une multiplicité de définitions et de voisins sémantiques difficiles à distinguer, comme la multidisciplinarité ou la pluridisciplinarité. Reste que le large spectre des terrains nationaux, des périodes historiques, des domaines scientifiques et des configurations académiques traités fait de ce livre une contribution majeure à l’histoire et à la sociologie des sciences.
2Le chapitre introductif de Wolf Feuerhahn et Rafael Mandressi refuse de retracer une généalogie de l’interdisciplinarité, qui la repèrerait dans le passé des sciences pour mieux imposer l’idée de sa nécessité contemporaine. Il se livre plutôt à une analyse des usages de labels et mots d’ordre interdisciplinaires, en s’arrêtant sur plusieurs épisodes significatifs tels que le projet Manhattan (qui permit, en pleine Seconde Guerre mondiale, la fabrication de la bombe atomique américaine) ou la loi sur les universités élaborée par Edgar Faure après Mai 68 pour favoriser la « multidisciplinarité » contre l’ancienne organisation en facultés cloisonnées. Cette introduction relève aussi certains traits récurrents, à l’instar de la prévalence des injonctions top down ou l’existence de contextes historiques plus propices que d’autres aux appels à l’interdisciplinarité.
3La suite de l’ouvrage est organisée en quatre parties, parmi lesquelles on retiendra, faute de place suffisante pour les évoquer toutes, certaines contributions parmi les plus significatives. Intitulée « Chronologies et espaces de l’interdisciplinarité », la première partie s’ouvre sur un chapitre de Marie-Claire Robic consacré aux imaginaires et métaphores de l’interdisciplinarité. La prévalence des registres de la « fertilisation croisée » et de « l’imaginaire spatial » est ensuite confirmée par le chapitre de Julie Thompson Klein. Celui-ci souligne, à partir du cas des area studies, combien les revendications d’interdisciplinarité s’accompagnent d’un travail de démarcation qui tend certes à résoudre des problèmes scientifiques complexes mais aussi à ériger de nouvelles frontières disciplinaires. Dans le chapitre suivant, Wolf Feuerhahn et Serge Reubi comparent quant à eux les cas étatsunien, allemand et français. Via une étude bibliométrique, ils repèrent plusieurs tendances des usages lexicaux de l’interdisciplinarité, dont une mobilisation du terme par les secteurs les moins en vue du paysage académique, et des recours à l’interdisciplinarité lorsque chercheurs et institutions doivent attester leur légitimité face à leurs concurrents.
4Beaucoup plus tangible apparaît la conception englobante de l’ethnologie proposée dans les années 1930 par Paul Rivet et dont le musée de l’Homme constitue la matérialisation. Le chapitre que lui consacre Claude Blanckaert montre que si cette conception conduisit à associer différentes disciplines (anthropologie physique, préhistoire, technologie, linguistique, etc.) dans un même projet de connaissance, ce n’était pas sur le mode du désenclavement mais de la synthèse dans une « science de l’homme » unifiée – montrant ainsi combien l’appel au décloisonnement peut obéir à des conceptions diversifiées et aboutir à des arrangements académiques complexes. Dans le chapitre suivant, Christian Hottin livre une réflexion sur les concrétisations architecturales de l’interdisciplinarité : si, à l’opposé du modèle pavillonnaire allemand, l’université française a privilégié à partir de la fin du XIXe siècle la cohabitation des disciplines dans de grands bâtiments (sur le mode : chacun chez soi mais près des autres), les réformes et constructions post-68 ont tendu à privilégier la proximité et l’ouverture aux disciplines voisines. Enfin, la contribution de Mariana Labarca montre, en étudiant les pratiques de « médecine intégrale » promues au Chili entre les années 1960 et 1973, que la collaboration des savoirs n’est pas nécessairement exempte de hiérarchisation, tant les sciences sociales y restèrent cantonnées à un statut d’auxiliaires de la médecine.
5La deuxième partie, « Des objets aux studies : terrains et représentations de l’interdisciplinarité », s’ouvre sur une contribution de Gisèle Sapiro qui rappelle les modalités récurrentes de l’autonomisation disciplinaire (formation d’un sous-champ scientifique distinct, institutionnalisation académique et professionnalisation) pour souligner le rôle spécifique qu’y occupe l’invocation de l’interdisciplinarité. L’étude de Jean-Christophe Coffin (sur la reconnaissance des études de genre à l’Université de Californie à Los Angeles) et celle de Taïeb El Boujjoufi et Stephan Mierzejewski (sur l’institutionnalisation des STAPS) montrent le caractère souvent heurté et contradictoire des processus d’institutionnalisation de domaines de connaissance interdisciplinaires. Quant au chapitre que Roland Lardinois consacre à l’évolution de l’œuvre de Louis Dumont, il montre comment celle-ci combine la sociologie descriptive héritée de Mauss et les savoirs lettrés de l’indologie classique, mais aussi comment cette combinaison a inspiré les démarches ultérieures de la sociologie pragmatique française.
6Intitulée « Institutions vectrices de l’interdisciplinarité », la troisième partie s’ouvre sur un texte éclairant de Christian Topalov sur les injonctions à l’interdisciplinarité, qui distingue interdisciplinarités respectivement revendiquée et administrée. La première est généralement invoquée par les marginaux d’une discipline qui entreprennent de constituer un nouveau domaine scientifique dont ils seraient le centre. La seconde est la remise en cause, par les institutions académiques, de l’autonomie d’un champ disciplinaire. Si l’auteur relève que les deux peuvent se combiner pour produire de l’innovation, il remarque également que, précisément parce qu’ils sont organisés en champs disciplinaires, les scientifiques ne sont pas démunis pour résister aux injonctions bureaucratiques.
7C’est à un appel institutionnel à une interdisciplinarité transnationale qu’est consacré le chapitre de Ludovic Tournès, qui montre comment la Société des Nations a, avec l’appui de la Fondation Rockefeller, contribué à la fois à une mise en commun des données épidémiologiques mondiales et à l’autonomisation d’un champ de connaissance distinct, celui de l’expertise économique. Le texte d’Emmanuel Bertrand sur la promotion de l’interdisciplinarité par le CNRS de 1975 à 1997 souligne ensuite un paradoxe dont la portée dépasse largement son cas d’étude : « La pérennisation d’un champ de recherche interdisciplinaire déboucherait ainsi sur la création d’une nouvelle discipline, et donc, en quelque sorte, sur la disparition de son caractère interdisciplinaire » (p. 244). Ce constat ne peut que relativiser les attentes quant aux bienfaits scientifiques de l’interdisciplinarité et les craintes devant les effets de son invocation institutionnelle.
8Introduite par Jean-Louis Fabiani, la dernière partie aborde la question des « affinités interdisciplinaires » et propose la traduction de deux textes importants. Le premier est de Peter Galison, et expose plusieurs concepts clés de son approche. Parmi ces concepts, celui de « zone d’échange » (trading zone) est essentiel pour mettre à distance la représentation, hérité de Kuhn, d’une science composée de « blocs de connaissance » indépendants. Une des contributions du texte est ainsi de rappeler la vanité d’une opposition entre sciences « hybrides » ou « pures », toutes étant le produit historique de logiques d’autonomisation et d’hybridation consacrées par leur institutionnalisation académique. Le second texte, de Jerry A. Jacobs et Zoe Nyssa, poursuit la réflexion en montrant, à partir de la recherche biomédicale dans les universités américaines, que la spécialisation ne s’oppose pas nécessairement à l’interdisciplinarité, la première procédant fréquemment par collaboration voire hybridation avec des disciplines voisines. Dans la contribution suivante, Vincent Leblan montre alors que de tels processus ne sont ni linéaires ni assurés de succès. L’échec de la mise en place, au sein du Museum national d’histoire naturelle, d’un Institut d’écologie et de gestion de la biodiversité atteste que se prévaloir de l’interdisciplinarité pour se poser en intermédiaire obligé de différents domaines de connaissance n’est pas suffisant lorsque les ressources institutionnelles font défaut.
9Rédigé par Fabrizio Li Vigni, Sébastien Dutreuil et Hélène Guillemot, le dernier chapitre est dédié à une comparaison des reconfigurations interdisciplinaires dans trois domaines : sciences du climat, des systèmes complexes et du système Terre. Il propose une typologie heuristique des acteurs de l’interdisciplinarité (traducteurs, transfrontaliers, ambassadeurs, polyglottes et transnationaux) qui ouvre à une saisie des pratiques par lesquelles celle-ci est mise en œuvre. Ce texte évoque, sans s’y arrêter, une idée également présente dans l’introduction de la partie, à savoir que l’interdisciplinarité serait imposée par l’apparition de nouveaux objets dont l’existence excèderait le cadre disciplinaire. Une telle conception des objets de la connaissance scientifique paraît curieuse, puisque ceux-ci ne se donnent jamais tels quels à l’investigation mais sont construits par le chercheur, selon les méthodes et procédures propres à sa discipline. En d’autres termes, l’objet de connaissance ne précède pas le regard savant mais procède de la démarche scientifique, qu’elle soit mono ou pluridisciplinaire. Une meilleure prise en compte de la tension entre réalités empiriques et constructions des objets scientifiques pourrait ainsi permettre de prolonger les pistes de réflexion ouvertes par le présent ouvrage.
Pour citer cet article
Référence électronique
Lilian Mathieu, « Wolf Feuerhahn et Rafael Mandressi (dir.), Histoire de l’interdisciplinarité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 mai 2025, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67356 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13x6j
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