Raphaël Morera, Une histoire au fil de l’eau. Paris et son environnement, XVIe-XVIIIe siècle

Texte intégral
1L’ouvrage écrit par Raphaël Morera, chargé de recherche au CNRS, a pour objet les rivières dans le territoire de l’actuelle petite couronne parisienne, entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Poursuivant ses travaux sur l’histoire environnementale européenne au cours de l’Époque moderne, il y montre que l’énergie hydraulique n’est pas une simple ressource tirée de la nature mais bien « une production, c’est-à-dire le résultat d’un travail socialement élaboré » (p. 251). L’enquête historique rend en effet compte d’une véritable « mise au travail des rivières à des fins de production énergétique » (p. 24) pendant les trois siècles au cours desquels s’effacent les effets du féodalisme et apparaissent les débuts d’une économie capitaliste. Écrire cette histoire implique pour l’auteur de mobiliser les « outils de l’histoire sociale » (p. 18) et d’appréhender, dans le sillage de la political ecology, les facteurs de cette mise au travail ainsi que leurs effets politiques et économiques. Pour ce faire, chacun des sept chapitres met l’accent sur un élément particulier de cette économie de l’eau.
2Le chapitre premier commence par identifier le territoire des moulins à eau qui produisent l’énergie hydraulique et constituent une condition de la croissance économique. L’équipement est cependant replacé dans les « rapports de force et de propriété » (p. 25). L’analyse de 518 baux portant sur 54 rivières (p. 31) permet à l’auteur d’aborder les mécanismes de propriété foncière et d’investissement, d’identifier les acteurs des contrats, le prix des loyers et les rivières considérées (selon leur gabarit). L’énergie hydraulique résulte donc de la combinaison de différents facteurs sociaux, qu’il s’agisse de la rente foncière des propriétaires, du statut juridique des cours d’eau ou de la fonction vivrière de la meunerie chargée de nourrir la population. Par exemple, l’intégration des principaux cours d’eau au domaine de la Couronne, et leur caractère inaliénable, permet de mettre l’eau au service de la ville et de sa population.
3Le chapitre suivant porte sur le métier de meunier, travailleur « polyactif » (p. 89) et acteur incontournable de l’économie de la rivière. Contrairement à une idée reçue, le meunier n’est pas exclusivement un producteur de farine. Le contrat (fermage ou métayage) qui le lie au propriétaire de l’équipement contient diverses obligations à sa charge : payer le loyer, effectuer les réparations de l’équipement et assurer l’entretien du cours d’eau, afin que son débit ne soit pas entravé et qu’il offre au moulin les meilleurs rendements possibles (p. 75-78). L’auteur décrit également les réseaux sociaux que construisent les meuniers pour se maintenir, voire accroître leur position, dans la profession. Des solidarités familiales se font jour ; des relations financières se nouent ; diverses trajectoires s’observent, entre maintien en place du meunier sur le temps long et mobilité géographique comme mode de mobilité sociale.
4Ce premier niveau d’analyse est complété, avec le chapitre 3, par un examen de la pression sur les rivières résultant de l’évolution des données sociales et économiques. À l’accroissement de la population s’ajoute une modification de ses habitudes de consommation, « les Parisiens exige[a]nt davantage de biens manufacturés et de denrées fraîches » (p. 91). Il en résulte de nouvelles activités au bord des rivières : installation, avant l’abattage, du bétail venant de la Normandie dans des prés le long des cours d’eau ; usage de l’eau à des fins récréatives (par exemple dans les jardins des nobles) ; implantation de manufactures le long des rives (tannerie, tapisserie, blanchisserie, mégisserie). C’est un besoin global en eau qui s’accroît. Le cas de la Bièvre illustre la pression humaine sur les cours d’eau ; son tracé est modifié, son débit limité, son lit, ses berges et son eau exploités. Les acteurs et les usages artisanaux deviennent variés.
5Les variations du flux d’eau qui perturbent l’énergie hydraulique (chapitre 4) sont également liées à des « processus sociaux qui conduisent au dysfonctionnement des cours d’eau et au surgissement d’aléas » (p. 127). D’abord les crues. Il s’avère qu’elles résultent pour partie des activités humaines. Dans le cas des crues de la Seine, peu fréquentes mais néanmoins destructrices, les autorités publiques ont conscience qu’elles sont favorisées par le suréquipement en établissements et manufactures qui contribuent à resserrer le cours et conduisent les eaux superflues à déborder (p. 137). Ensuite l’étiage. Il génère des tentatives d’appropriation privée de l’eau sans considération pour l’usage des autres riverains, comme le montre l’exemple fouillé de l’action de l’abbaye de Saint-Denis en plein étiage de l’année 1664 (p. 138-140). Les tensions liées à des usages distincts de l’eau (navigation, flottage du bois, irrigation des prés, production de blé et d’objets manufacturés, pêche…) témoignent des divergences d’intérêts, y compris lors des inondations.
6Vient alors logiquement le thème du partage de l’eau (chapitre 5). En effet, si la propriété de la terre et du cours d’eau se répartit entre le domaine de la Couronne et les propriétaires privés, l’eau est pour sa part gérée en commun par ses utilisateurs. Pour faire respecter les règles juridiques, l’administration des Eaux et forêts intervient dans la gestion des rivières en veillant au bon écoulement de l’eau. À cette fin, elle joue un rôle primordial dans l’équilibre entre usagers de l’eau, en particulier sur la Seine, par son pouvoir de constater et réprimer les entraves à l’écoulement. Toutefois, des mécanismes conventionnels de régulation des enjeux apparaissent également, instituant une sorte de gouvernance horizontale d’un bien commun. Des « contrats de rivière » sont parfois établis (p. 178), actés devant notaire, afin de régler les modalités de partage des eaux entre les utilisateurs. De même, les Eaux et forêts peuvent déléguer l’exécution de travaux d’entretien à des syndicats de rivière, constitués de riverains.
7Dans une approche organique, le chapitre 6 approfondit les diverses formes de surveillance des rivières qui peuvent varier selon les situations politiques et institutionnelles locales, dans une sorte de « pragmatisme hydraulique » (p. 218). Sur les rivières de taille modeste, les seigneuries – laïques ou ecclésiastiques – interviennent encore pour garantir l’entretien. Plus largement, l’administration monarchique se développe avec l’ordonnance de 1669. Chaque année, les Eaux et forêts mettent en place une Assise, juridiction d’exception qui statue sur les requêtes des riverains des rivières (en particulier, les meuniers) qui se plaignent d’atteintes au débit du cours d’eau. Ses agents sont présents surtout le long des cours d’eau domaniaux en raison des intérêts de la Couronne qu’il faut préserver, à la recherche d’une parfaite alimentation en eau des manufactures royales. Dans le cas de la Bièvre, un arrêt de règlement du Conseil d’État (de l’Ancien Régime), en date du 26 février 1732, met un terme aux différends en énonçant les règles de gestion du cours d’eau.
8Le dernier chapitre envisage la manière dont, à partir de l’obligation de curage des rivières, l’édifice institutionnel garantit le déroulement des activités humaines exploitant l’eau. Après avoir décrit la manière dont s’effectue le curage – travail harassant qui exige une main-d’œuvre importante et solidement encadrée –, l’auteur expose ses modes de financement par les riverains qui contribuent à rémunérer l’entrepreneur emportant l’adjudication des travaux. Progressivement, des mécanismes de gestion permettent d’affiner le savoir administratif, ainsi faut-il par exemple connaître les occupants des rives afin de répartir entre eux les sommes à verser à l’entrepreneur. Des « rôles de rivière » (sur le modèle du rôle fiscal) sont établis, surtout par les agents des Eaux et forêts, de même que se développent les enquêtes et les registres de propriétés – préfigurant la technique cadastrale. Différentes professions – entrepreneur, géomètre, architecte, arpenteur, garde de rivière, etc. – sont indispensables à cet encadrement économique de l’entretien des rivières et à la régulation de l’économie de la rivière.
- 1 Bordeaux Raymond, De la législation des cours d’eau dans le droit français ancien et dans le droit (...)
9Au terme de la lecture de l’ouvrage, il apparaît que la focale pluridisciplinaire de Raphaël Morera permet d’appréhender un objet complexe – les cours d’eau franciliens – en pleine évolution des conditions socio-historiques. Véritable moteur du développement économique de la région francilienne, le flux d’eau est au cœur d’enjeux politiques et institutionnels, sociaux et environnementaux. Pour le lecteur, et singulièrement le juriste, l’ouvrage est particulièrement fécond parce qu’il permet de mieux saisir les défis contemporains de la gestion des cours d’eau, toujours principalement tournée vers la satisfaction des besoins diversifiés de la population. Les conflits d’usage de l’eau, des cours d’eau et leurs abords n’ont pas disparu, comme on peut le voir avec le contentieux né des projets de retenues d’eau dites méga-bassines. De même, l’intérêt de l’ouvrage réside dans l’invitation à penser un élément de la nature comme bien commun, à l’heure d’une nouvelle mobilisation générale des cours d’eau, cette fois au titre des politiques publiques de transport ou de tourisme fluvial. Enfin, la lecture de Raphaël Morera confirme la profondeur historique de la logique anthropique du « droit fluvial »1, alors que les pollutions liées aux activités humaines sont toujours à l’œuvre et que, plus que jamais, le réchauffement climatique risque d’affecter l’économie des cours d’eau.
Notes
1 Bordeaux Raymond, De la législation des cours d’eau dans le droit français ancien et dans le droit moderne, Paris, Librairie Alphonse Delhomme, 1849. Dans une note au bas de la page 2, l’auteur écrit : « Droit fluvial, j’ai cru pouvoir hasarder cette expression nouvelle. »
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Référence électronique
Nicolas Guillet, « Raphaël Morera, Une histoire au fil de l’eau. Paris et son environnement, XVIe-XVIIIe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67504 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1418t
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