Stéphane Beaud, Jean-Louis Fabiani et Jacques Revel (dir.), Un sociologue de métier. Le travail de Jean-Claude Chamboredon

Texte intégral
- 1 Jean-Claude Chamboredon, Jeunesse et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015 [1966] ; Jea (...)
- 2 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, É (...)
1Il est des livres qu’il fait du bien d’avoir lu, et cet ouvrage collectif en est un, à la fois pour son contenu intellectuel et la chaleur humaine qui l’accompagne. Tout n’y est pas joyeux, loin s’en faut, mais le travail de mémoire qu’il accomplit le classe dans la catégorie des travaux importants. Réunis sous la direction de Stéphane Beaud, Jean-Louis Fabiani et Jacques Revel, ses contributeurs y poursuivent la restitution de l’œuvre de Jean-Claude Chamboredon, disparu en 2020 à l’âge de 81 ans. Cette entreprise intellectuelle avait commencé avec la publication aux Éditions de la Rue d’Ulm de trois volumes qui réunissent la plupart des textes publiés par Chamboredon, livres édités par plusieurs contributeurs de cet ouvrage1. Elle se poursuit ici dans une autre tonalité, où chacun assume à sa manière une filiation avec l’auteur resté le moins connu mais le plus fidèle à l’épistémologie du célèbre Métier de sociologue2.
2Il ne s’agit donc pas de distinguer l’œuvre de l’homme, tellement les deux sont intriqués. Amis de longue date, anciens élèves devenus collègues et plus jeunes lecteurs l’ayant fréquenté sur le tard, tous les contributeurs évoquent de façon érudite et personnelle leur rapport à Jean-Claude Chamboredon. Généreux, facétieux, volontiers provocateur, auteur de bons mots qui, assurent certaines autrices, ne passeraient plus aujourd’hui, l’homme était surtout un puits de science d’une prodigieuse générosité. Son immense connaissance des sciences sociales en faisait une réserve de références qui alimentaient les recherches de ses interlocuteurs. Grand chercheur, Chamboredon était aussi un grand enseignant qui savait transmettre des savoirs complexes, et un mentor qui prenait plaisir à accompagner ses élèves et les mettre en relation avec des personnalités reconnues. Sa rigueur s’exprimait dans ses conseils sur la conception des enquêtes et l’analyse des données, avec un souci de toujours faire ressortir la diversité des configurations. Enfin, sa contribution aux sciences sociales est d’ordre institutionnel, puisqu’il joua un rôle décisif dans la création et l’animation du Laboratoire de sciences sociales de l’ENS, ainsi que la mise en place d’une formation doctorale portée par cet établissement et l’EHESS.
3Après une introduction des trois coordinateurs, trois parties organisent le livre. La première rassemble des témoignages de femmes et d’hommes qui ont connu Jean-Claude Chamboredon. La deuxième étudie les programmes intellectuels qu’il a élaborés. La dernière présente plusieurs études sur ce que son œuvre donne toujours à penser. Plusieurs recensions et un article inédit figurent également dans l’ouvrage, qui se clôt par un texte court et poignant de ses enfants, Hélène et Julien Chamboredon. La richesse de l’ensemble est cependant telle qu’il serait impossible d’en suivre l’ordre ou d’en rendre compte intégralement dans l’espace d’une recension dont la taille est limitée à dix mille signes. Nous faisons donc le choix de nous concentrer sur deux enseignements, parmi d’autres possibles.
- 3 Jean-Claude Chamboredon et Annie Méjean, « Styles de voyage, modes de perception du paysage, stéréo (...)
- 4 Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands (...)
- 5 Jean-Claude Chamboredon, Territoires, culture et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2019 (...)
4Jean-Claude Chamboredon était d’abord un sociologue dont la sociologie s’inscrivait dans une pratique de l’interdisciplinarité, bien avant que l’interdisciplinarité ne devienne une injonction des agences de financement à défaut d’assurer que les savoirs disciplinaires se rencontrent et se fécondent réellement. Bien différente est en effet l’interdisciplinarité dans laquelle s’inscrit Chamboredon, pour lequel (même s’il ne le formulait pas ainsi) il n’y avait d’interdisciplinarité possible sans fort ancrage disciplinaire. Normalien, agrégé de lettres classiques, il s’est tourné vers la sociologie après avoir fréquenté d’autres disciplines majeures, et, comme il n’était pas sectaire et lisait en anglais, chose relativement rare pour les gens de sa génération, il était de ceux qui connaissaient le mieux ce qui se publiait. Il appréciait la lecture et la compagnie des ethnologues, des géographes et des historiens, et ces derniers le lui rendaient bien. Dans le chapitre qu’il lui consacre, Jacques Revel, historien de l’Italie moderne, rappelle d’abord que c’est le géographe Marcel Roncayolo qui les a fait se rencontrer, avant d’insister sur le rôle de l’espace dans la pensée de son vieil ami. Il évoque ainsi la vision renouvelée de la Provence qui ressort de l’enquête réalisée avec Annie Méjean sur la perception des paysages provençaux dans les récits et guides de voyage entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècles3. L’espace est également au cœur de sa célèbre étude signée avec Madeleine Lemaire qui, lorsqu’elle paraît en 1970, met à mal l’imagerie des relations harmonieuses entre classes sociales vivant dans les grands ensembles juste sortis de terre4. Jean-Louis Fabiani présente, de son côté, le travail de sociologie historique de Chamboredon, un aspect moins connu de son œuvre, en revenant sur ses analyses des structures sensibles de perception du monde. Celles-ci s’observent remarquablement dans le texte qu’il a consacré à la peinture de Jean-François Millet qui, loin de peindre un éternel paysan dans un monde rural figé, a su finement restituer des rapports et des processus sociaux5. Fabiani en conclut que c’est en procédant méthodiquement à ces rapprochements hardis que les travaux de Chamboredon sont parvenus à montrer ce qui avait échappé aux historiens de l’art.
5Un second enseignement tient à la relation de Jean-Claude Chamboredon avec Pierre Bourdieu, même si aucun chapitre n’y est directement consacré. Dans leur introduction, Stéphane Beaud, Jean-Louis Fabiani et Jacques Revel rappellent qu’il fut, jusqu’au tournant des années 1980, membre du Centre de sociologie européenne dont Bourdieu prit la direction en mai 1968 après avoir provoqué le départ de Raymond Aron. À ce titre, Chamboredon fut également un contributeur des premiers temps des Actes de la recherche en sciences sociales, revue fondée par Bourdieu en 1975, où il publia plusieurs articles majeurs, avant d’interdire que ceux-ci soient disponibles sur son site. Les trois organisateurs de l’ouvrage ajoutent sobrement qu’« il s’en éloigna par la suite, pour des raisons qu’il n’a jamais souhaité rendre publiques, et nous respecterons ici son choix » (p. 11). De nombreux chapitres de l’ouvrage vont toutefois plus loin, en fournissant de manière parcimonieuse ou détaillée suffisamment d’éléments pour que le lecteur puisse se forger une opinion sur la dégradation des relations entre les deux hommes. Divergences de fond sur la pratique de la sociologie, refus de continuer à travailler dans un groupe soumis à un chef de file à la direction autoritaire et blessante, ou peut-être même tout à la fois. Toujours est-il que cette rupture provoqua chez Chamboredon une grande souffrance psychique, connue de ses proches à l’ENS et à la Vieille Charité. Pierre-Michel Menger, sur le contexte sociologique de l’époque, et Florence Weber, dans le passage issu de travaux postérieurs sur les troubles psychiques liés à des socialisations paradoxales, offrent à ce propos des clés de compréhension essentielles. Le document le plus intéressant sur ce point reste néanmoins la publication dans ce livre d’un article inédit, refusé en 1992 par la revue Critiques sociales, puis soumis à Genèses sans que ses éditeurs ne le prennent en considération. Chamboredon y revient de façon incisive et documentée sur la sociologie de l’éducation telle qu’elle se pratiquait dans la France des années 1960 aux années 1980. Entre autres choses, sa critique met en lumière plusieurs points aveugles et forçages analytiques de Bourdieu. De la sorte, cet ouvrage collectif éclaire opportunément un moment-clé de la sociologie française, généralement caricaturé par des raccourcis et des anecdotes rapportées et déformées.
6Il s’agit donc d’une publication qui intéressera tous les sociologues et les historiens de la sociologie, et cela suffit à en recommander une lecture serrée, même si le grain à moudre variera probablement selon les centres d’intérêt de chacun. Deux points néanmoins restent dans une ombre relative mais réelle. Le premier point tient à la relation de Jean-Claude Chamboredon à Jean-Claude Passeron, qui aurait sans doute pu contribuer profitablement à l’ouvrage, car co-auteur comme lui du Métier de sociologue et collègue direct une vingtaine d’années plus tard sur le site marseillais de l’EHESS. Le second point concerne le positionnement politique de Chamboredon. Florence Weber l’évoque tangentiellement dans la conclusion de son chapitre, où elle met en relation les transformations des sciences sociales et les transformations des sociétés contemporaines depuis les années 1980. Nous n’en saurons toutefois pas plus, ce qui est regrettable mais laisse la possibilité d’un autre ouvrage sur Jean-Claude Chamboredon. Et s’il est de la même facture que celui-ci, nous l’attendons avec impatience !
Notes
1 Jean-Claude Chamboredon, Jeunesse et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015 [1966] ; Jean-Claude Chamboredon, Émile Durkheim : le social, objet de science. Du moral au politique ?, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2017 [1984] ; Jean-Claude Chamboredon, Territoires, culture et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2019 [1977] ; note critique de Gérard Mauger pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.17278.
2 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Éditions de l’EHESS, 2021 [1968] ; compte rendu de Gaspard Sénéchal pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.48814.
3 Jean-Claude Chamboredon et Annie Méjean, « Styles de voyage, modes de perception du paysage, stéréotypes régionaux dans les récits de voyage et les guides touristiques : l’exemple de la Provence méditerranéenne (fin XVIIIe – début XXe). Essai de sociologie de la perception touristique », in Marcel Roncayolo (dir.), Territoires, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2016 [1983], p. 103-191.
4 Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, n° 1, 1970, p. 3-33.
5 Jean-Claude Chamboredon, Territoires, culture et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2019 [1977], « Chapitre 1. Peinture des rapports sociaux et invention de l’éternel paysan », p. 29-66.
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Référence électronique
Dominique Vidal, « Stéphane Beaud, Jean-Louis Fabiani et Jacques Revel (dir.), Un sociologue de métier. Le travail de Jean-Claude Chamboredon », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 juillet 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/67774 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1496h
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