Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2025Henri Boullier et Nicolas Fortané...

Henri Boullier et Nicolas Fortané, Antibiodépendance. L’impossible transition de l’élevage industriel

Antoine Dumont
Antibiodépendance
Henri Boullier, Nicolas Fortané (dir.), Antibiodépendance. L'impossible transition de l'élevage industriel, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2025, 291 p., ISBN : 978-2-7246-4415-9.
Haut de page

Texte intégral

1D’après le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), 35 000 décès en Europe sont imputables chaque année à l’antibiorésistance1. L’antibiorésistance est la capacité des bactéries à résister progressivement aux traitements antibiotiques. L’ouvrage dirigé par Henri Boullier et Nicolas Fortané étudie ce phénomène dans le secteur de l’élevage. En effet, la résistance des bactéries aux antibiotiques résulte des usages médicamenteux en santé humaine, mais aussi du développement des antibiotiques vétérinaires2, notamment suite à l’avènement des élevages industriels dans les années 1950. Il s’agit donc d’une thématique pointue, mais les auteurs – membres du collectif AMAGRI (Antimicrobials in Agriculture) – nous font découvrir cet univers avec pédagogie et une grande rigueur. L’introduction pose un constat préoccupant. L’antibiorésistance est une menace en termes de morbidité, mais elle l’est aussi pour la sécurité alimentaire. L’élevage s’est industrialisé grâce à l’usage d’antibiotiques, nécessaires à de grandes exploitations où les animaux vivent dans des espaces fermés et denses, ce qui accroît le risque pathogène. Mais cet usage suscite aussi une « antibiodépendance » : trop souvent vus comme « médicament miracle », les antibiotiques apportent des solutions sanitaires à bas coût, des « béquilles » (p. 15) qui, paradoxalement, entretiennent l’antibiorésistance. L’antibiorésistance n’est une « pandémie silencieuse » que pour le grand public : le problème est connu, il est l’objet de politiques publiques et de réflexions par les spécialistes. L’ouvrage montre alors comment l’élevage industriel et ses acteurs prennent en compte l’antibiorésistance. Il se demande dans quelle mesure ces transformations remettent en cause le modèle industriel et capitaliste, tant dans l’élevage que chez les vétérinaires. Le verdict est posé d’emblée : « En dépit de ces nouveaux cadrages, l’antibiodépendance reste profondément inscrite dans nos sociétés. Seule est mise en cause une consommation massive et excessive, mais pas l’usage structurel des antibiotiques comme quick fix » (p. 18). L’antibiodépendance serait donc l’incapacité des différents acteurs à sortir d’une utilisation importante d’antibiotiques et du modèle économique qui y est associé, et donc de régler – d’après les auteurs – le problème de l’antibiorésistance.

  • 3 Les besoins sont alors thérapeutiques, mais aussi en tant qu’additif alimentaire à facteur de crois (...)
  • 4 Clin d’œil de Delphine Berdah au concept de Jean-Baptiste Fressoz (développé dans son ouvrage L’Apo (...)
  • 5 Il s’agit en réalité d’un monopole en demi-teinte car ces vétérinaires peuvent directement être sal (...)

2La première partie du livre dévoile que le problème de l’antibiorésistance n’est pas simplement technique, mais il s’inscrit aussi dans des rapports entre professionnels aux intérêts divergents. Dans le premier chapitre, Delphine Berdah montre comment le besoin d’antibiotiques3 dans le monde agricole n’est en rien spontané. L’usage se développe dans les années 1950, suscité par une offre à bas coût de l’industrie pharmaceutique, qui accoutume progressivement les éleveurs. Un esprit optimiste favorise l’introduction de cet usage, même si le phénomène de résistance bactérienne n’est pas ignoré. Les années 1960 marquent une phase de « désinhibition »4 (p. 35) : face à un risque vu comme contrôlable, il faut faire preuve de pragmatisme pour assurer le développement de l’élevage de masse en acceptant le risque. Delphine Berdah, Nicolas Fortané et Annick Jacq analysent dans le deuxième chapitre la « construction vétérinaire du problème de l’antibiorésistance » (p. 51) au début des années 1970. Par un travail de cadrage, le groupe professionnel des vétérinaires met en avant un enjeu de santé publique pour légitimer leur monopole du contrôle des prescriptions de médicaments, stratégie qui s’inscrit dans une recherche longue de légitimation à intervenir sur la santé animale. Le corps vétérinaire participe ainsi à la création d’un problème public en communiquant sur les dangers pour la santé humaine et en se plaçant comme garant d’un usage régulé. Cela débouche sur un monopole vétérinaire des prescriptions en 19755. Dans les années 2000, la profession doit porter un discours de responsabilité, car son monopole est vu comme alimentant un conflit d’intérêt. Son investissement dans les différents plans « EcoAntibio » qui, depuis 2012, visent à réduire les usages, est donc un moyen de montrer patte blanche. Enfin, Lucile Benoit et Florence Hellec étudient dans le chapitre 3 comment la phytothérapie est progressivement envisagée comme une alternative aux antibiotiques au fil de son assimilation par les vétérinaires. La difficulté pour la profession tient aux différences entre médicaments et produits à base de plantes, notamment dans l’évaluation clinique de leur efficacité. Cette alternative entre aussi en décalage avec la culture vétérinaire, puisque la phytothérapie est absente des formations en école et est historiquement promue par des praticiens « positionnés dans les marges de la profession » (p. 87). On observe une acceptation progressive de la phytothérapie, de plus en plus encouragée dans les plans EcoAntibio, et une réappropriation par les écoles qui font le rapprochement entre produits à base de plantes et médicaments à travers de nouvelles formations.

3La deuxième partie se focalise sur la réinvention des métiers de la santé animale dans un modèle où l’usage des antibiotiques devient plus rare. Le chapitre 4, rédigé par Lucile Benoit, Clémentine Comer, Nicolas Fortané et Florence Hellec, montre un tournant dans le travail des vétérinaires vers une médicine plus préventive qui s’opère dans les années 2010. Ce tournant est perçu comme « une reconfiguration économique attractive » (p. 103). Le modèle économique des vétérinaires ne repose plus sur la vente de médicaments, mais sur celle de services, alors qu’ils étaient souvent gratuits par le passé. Embrassant une posture de « référent santé » (p. 107), les vétérinaires gagnent en respectabilité tout en devenant omniprésents dans les élevages. Un modèle de suivi régulier des exploitations s’impose, sur le mode de contrats longs. Ce suivi permet de prescrire des médicaments lorsque cela est nécessaire, le curatif étant légitimé par le préventif. Cette focalisation sur le suivi transforme les conditions de la concurrence : les cabinets sont incités à se spécialiser, tandis leurs secteurs géographiques s’élargissent. Certes encore marginales, des holdings de grande envergure se développent en associant plusieurs cabinets vétérinaires, qui ringardisent les professionnels ruraux de petite taille. Dans le chapitre 5, Joséphine Eberhart étudie les efforts des sociétés pharmaceutiques pour s’inscrire dans la logique de vente de « services » aux vétérinaires. Ne pouvant plus depuis 2014 fournir de rabais pour les vétérinaires qui achètent de grandes quantités d’antibiotiques, les entreprises se réorientent vers la vente de tests. Ce « tournant diagnostic » n’est pas vu comme un mal. Il accompagne les vétérinaires. À la fois « support pédagogique et objet marketing » (p. 131), le test permet de convaincre les éleveurs de la nécessité de soins et d’intégrer les vétérinaires dans des partenariats. L’autrice suggère aussi une possibilité de contournement des vétérinaires, puisque les éleveurs peuvent utiliser les tests eux-mêmes. Enfin, dans le chapitre 6, Clémentine Comer et Nicolas Fortané se penchent sur l’effet de la diffusion de labels « sans antibiotiques ». Ces labels, en réalité plus ou moins exigeants et dont les modalités sont variables, constituent finalement un « nouveau standard » (p. 147) réclamé en amont (coopérative, groupes industriels) et en aval (supermarchés, restauration…) de la filière. Les chercheurs soulignent l’ambivalence de ces labels, qui associent limitations des usages d’antibiotiques et injonctions productivistes. Le respect du cahier des charges renforce parallèlement un contrôle sur les techniques de production des éleveurs et constitue un outil de « sélection des “meilleurs” » (p. 154), qui renforcerait l’industrialisation du secteur. Les éleveurs peuvent être motivés par la démarche qualité et une meilleure rémunération, mais subissent aussi la pression d’être écartés du marché. L’analyse montre en outre des effets pervers de ces labels au sein de grandes exploitations productivistes, comme le fait de ne pas soigner des animaux pour garder le label, et donc tolérer davantage de mortalité.

  • 6 En même temps, on peut se demander si cela n’est pas lié à la présence d’un plus grande nombre de r (...)

4La dernière partie de l’ouvrage analyse les politiques de lutte contre l’antibiorésistance. Alors que l’expression « one health » (« une seule santé ») est devenue la devise de ces politiques et souligne la nécessité d’une approche globale des questions sanitaires, les auteurs font le bilan d’une ambition insuffisante et d’une approche anthropocentrée. Ainsi, dans le chapitre 7, Aurélien Féron et Nicolas Fortané mesurent la prépondérance de la santé humaine par rapport aux autres dimensions sanitaires, par une analyse lexicométrique des articles scientifiques traitant de l’antibiorésistance. À partir d’un corpus – dont on aurait aimé connaître le détail – les chercheurs notent une primauté accordée aux enjeux de santé humaine, dont les thématiques transparaissent par l’analyse des co-occurrences6. Ils observent aussi un fonctionnement de la recherche en silo : les questions médicales, vétérinaires et environnementales sont peu mélangées, et l’antibiorésistance est principalement étudiée sous l’angle humain… Et ce, y compris dans les thématiques vétérinaires et environnementales. Cela reste tout de même peu surprenant. Le chapitre 8, écrit par Nicolas Fortané, rend compte d’observations au sein d’un groupe de travail composé de vétérinaires mis en place par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) pour produire une expertise en amont des plans EcoAntibio. L’observation ethnographique atteste des préoccupations des experts devant se positionner. Comment faire preuve de crédibilité scientifique, par exemple face aux médecins, tout en faisant des recommandations pragmatiques et raisonnables pour les élevages ? De fait, ces préoccupations sont ouvertement assumées. Par exemple, l’identification des usages antibiotiques les plus risqués anticipe la réception qu’en feront médecins et éleveurs. Dans la même veine, Henri Boullier étudie dans le chapitre 9 les largesses du règlement européen de 2019, où les contraintes sont en fait très limitées. Le classement des antibiotiques y est peu exigeant afin de ménager les partenaires commerciaux hors-UE, les normes européennes apparaissant comme protectionnistes à l’échelle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le dernier chapitre, écrit par Muriel Figuié, permet de décentrer l’étude en soulignant les spécificités des élevages en Afrique subsaharienne. Intégrés dans l’approche One health, ces élevages sont présentés sous l’angle d’une « menace » liée à des usages trop peu éclairés des antibiotiques, bien que ceux-ci soient comparativement réduits. Par ailleurs, l’importation des modes de régulation occidentaux a des effets pervers. Ils favorisent uniquement les exploitations industrielles et négligent les difficultés des éleveurs des exploitations peu capitalistiques, qui jonglent entre impératif d’industrialisation et inaccessibilité des alternatives thérapeutiques.

5En définitive, cet ouvrage démontre les capacités du capitalisme à phagocyter la critique pour se renforcer, sur le mode d’une « antibiorésilience » (p. 257). Pour le collectif AMAGRI, les efforts de rationalisation des antibiotiques s’avèrent insuffisants tant qu’ils ne questionnent pas l’élevage industriel. Il ne s’agit pas de défendre un élevage sans antibiotiques, mais un élevage dans lequel leur usage ne joue pas un rôle de palliatif du mode de production. S’il est dommage que la parole des éleveurs reste assez absente, l’ouvrage offre de belles études de cas qui, on l’espère, n’intéresseront pas que les sociologues mais aussi les acteurs du secteur !

Haut de page

Notes

1 Voir : https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/antimicrobial-resistance/ (consulté le 22 août 2025). Reprenant les estimations des centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), Henri Boullier et Nicolas Fortané donnent le même nombre de décès annuels pour les États-Unis.

2 D’une part, ces antibiotiques vétérinaires représentent l’essentiel des usages mondiaux d’antibiotiques et d’autre part, ils sont responsables de résidus présents dans la viande consommée par les humains.

3 Les besoins sont alors thérapeutiques, mais aussi en tant qu’additif alimentaire à facteur de croissance (pour la prise de poids des animaux). Ce second usage est interdit depuis 2006 à l’échelle de l’Union européenne. Ce qui n’empêche pas le risque lié à l’importation de produits en provenance de l’extérieur de l’Europe (cf. chapitre 9).

4 Clin d’œil de Delphine Berdah au concept de Jean-Baptiste Fressoz (développé dans son ouvrage L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012), relatif à l’acceptabilité sociale a posteriori du risque industriel.

5 Il s’agit en réalité d’un monopole en demi-teinte car ces vétérinaires peuvent directement être salariés de groupements d’agriculteurs (du moins jusqu’en 2007).

6 En même temps, on peut se demander si cela n’est pas lié à la présence d’un plus grande nombre de revues médicales dans le corpus.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Dumont, « Henri Boullier et Nicolas Fortané, Antibiodépendance. L’impossible transition de l’élevage industriel », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 septembre 2025, consulté le 15 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/68314 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14nkr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search