Karel Yon, Pierre Rouxel, Maxime Quijoux, Amin Allal, Mohamed Slim Ben Youssef, Anne Bory, Sidy Cissokho, Guillaume Gourgues, Decathlon ou les tactiques de la vertu. Sociologie politique d’une entreprise citoyenne

Texte intégral
- 1 La RSE, encadrée par les législations nationales et européennes, correspond aux actions menées par (...)
- 2 L’ouvrage restitue toutefois les critiques adressées à Decathlon, portant par exemple sur le recour (...)
1Championne de la responsabilité sociale des entreprises (RSE)1, l’enseigne Decathlon apparaît comme vertueuse en tous points : démocratisation de l’accès aux sports, développement de produits écoconçus et d’occasion, attention portée à la qualité de vie au travail des salarié·es... Comment ne pas adhérer à cette politique d’entreprise ? S’appuyant sur les matériaux tirés d’une enquête monographique multisituée, menée entre 2019 et 2023, les huit sociologues et politistes à l’origine de cet ouvrage retracent l’avènement de cette « entreprise citoyenne » (p. 8) engagée pour le bien commun. À rebours d’une approche gestionnaire visant à évaluer l’efficacité des politiques RSE, ou d’une analyse qui les prendrait seulement pour des « ruses cyniques » (p. 93) masquant des pratiques plus immorales2, cet ouvrage questionne la manière dont les récits et actions vertueuses viennent servir et légitimer un intérêt économique. Comment se fabrique et s’entretient cette « imbrication permanente entre profit et vertu » (p. 21) dont Decathlon est un cas emblématique ?
- 3 Bosvieux-Onyekwelu Charles, Boussard Valérie, « Moraliser le capitalisme ou capitaliser sur la mora (...)
- 4 Projet ANR « Professionnel·les de la Vertu du Capitalisme : la RSE saisie par ses managers » (https (...)
- 5 Boltanski Luc, Chiapello Ève, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
2L’ouvrage collectif, tiré d’un projet coordonné par Karel Yon et financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), s’inscrit dans un ensemble de travaux récents centrés sur la « moralisation »3 du capitalisme et sur les professionnel·les qui cherchent à le « réformer »4. Ces recherches ont pour point commun d’interroger les « modalités d’intégration de la critique » (p. 9) par les entreprises, dans la lignée de l’ouvrage fondateur de Luc Boltanski et Ève Chiapello5. Néanmoins, elles ne se contentent pas d’analyser les discours managériaux et prennent plus directement pour objet les pratiques et acteurs du « capitalisme vertueux » au sein de l’entreprise. C’est en étant incarnés dans les pratiques de « professionnel·les de la vertu » que ces discours obtiennent l’adhésion des consommateur·rices et des salarié·es, qui consentent plus aisément à l’achat ou au travail. Tout en s’inscrivant dans cette littérature sur le capitalisme de la vertu, cet ouvrage collectif adopte une approche spécifique de « sociologie politique de l’entreprise » (p. 14). Cette perspective interroge concrètement les manières dont les travailleur·ses s’ajustent aux valeurs portées par la firme, qui façonne in fine des « citoyens d’entreprise » (p. 16) incités à participer aux activités communautaires. Le propos porte ainsi sur les usages de cette vertu d’entreprise, autrement dit sur les manières dont les salarié·es de toute la chaîne de valeur, du personnel d’entretien aux cadres, en passant par les ouvrières des entreprises sous-traitantes en Tunisie, s’approprient (ou non) les préceptes sociaux et environnementaux de la direction de l’enseigne.
3L’échafaudage méthodologique, détaillé en annexe, est à la hauteur de l’ambition théorique de l’ouvrage. La dimension collective de l’enquête, sur quatre années, permet de déployer un dispositif de grande envergure : les huit sociologues et politistes réalisent un grand nombre d’entretiens (environ 220) et des observations directes et participantes dans des magasins et usines, dans cinq pays (Espagne, France, Mexique, Sénégal et Tunisie). Dans un contexte scientifique où les « enquêtes collectives multisites se retrouvent […] menacées » (p. 205) par le manque de moyens financiers ou la diminution des postes consacrés spécifiquement à la recherche, cette enquête apparaît ainsi comme un modèle du genre. Revenant réflexivement sur la cuisine interne de ce travail de recherche, le collectif insiste à la fois sur les efforts de décloisonnement des recherches individuelles (« tout le monde a fait un peu de tout, un peu partout », p. 205), et sur la prise en considération des contraintes personnelles et des spécialités académiques de chacun·e.
- 6 La famille Mulliez est notamment à l’origine d’Auchan, de Norauto ou encore de Saint-Maclou.
4Les trois premiers chapitres reviennent sur la sociogenèse de cette multinationale citoyenne et sur l’institutionnalisation progressive de ses politiques de RSE. Le premier chapitre se penche sur l’histoire de l’entreprise depuis sa création en 1976 au sein du groupe Mulliez6, et identifie les racines de la vertu « decathlonienne » dans le catholicisme social et le paternalisme caractéristique de cette famille de dirigeants du Nord. Cette origine explique en partie le fonctionnement communautaire de l’entreprise, à l’image de la valorisation de la promotion interne, ou les missions d’intérêt général qu’elle assume au dehors, comme le soutien à des associations locales. Le deuxième chapitre montre comment ce modèle vertueux se professionnalise et se systématise à partir des années 2000, moment où apparaissent les premières politiques nationales de RSE et où l’entreprise fait face à des critiques liées à son internationalisation. Alors que les expert·es de la vertu sont de plus en plus présent·es au sein de l’entreprise, les politiques de RSE se structurent autour d’indicateurs formant in fine une véritable « métrique de la vertu » (p. 49) dans les années 2010. Le troisième chapitre revient quant à lui sur « l’exportation » de ce modèle vertueux dans les Suds anciennement colonisés (Mexique, Sénégal, Tunisie), qui se caractérise par des circulations de cadres européen·nes expatrié·es et des créations d’emplois à l’échelle locale. Finalement, ce sont moins les cadres qui s’acculturent au pays d’accueil que la main d’œuvre étrangère qui est contrainte d’apprendre à travailler selon les normes de l’entreprise.
5Partant, les deux chapitres suivants analysent les implications concrètes de ces politiques vertueuses, qui permettent à l’entreprise de capter davantage de profits et de construire, pour ses salarié·es, des alternatives à l’engagement syndical. Filant la métaphore sportive, le quatrième chapitre avance la notion de « tactiques », reprise dans le titre de l’ouvrage. Si celle-ci n’est pas pleinement théorisée, elle permet toutefois de souligner la pluralité des manières dont la vertu peut être mise au service de l’intérêt économique : la mise en place de politiques environnementales et sociales permet à la fois de « désamorcer les critiques » (p. 94), d’assurer la pérennité de la production dans les Suds en offrant des conditions de travail décentes, et d’ouvrir de nouvelles perspectives marchandes. Centré spécifiquement sur la citoyenneté salariale, le cinquième chapitre montre que l’entreprise réduit l’horizon des engagements possibles des travailleur·ses, en proposant des formes moins conflictuelles, conformes à une éthique « decathlonienne » qui atténue les écarts hiérarchiques : par exemple, si le rôle de « représentant du personnel » est valorisé, il vise seulement à assurer une convivialité dans les espaces de travail. L’enjeu de ces postes, comme celui de « responsable qualité de vie au travail », est « d’endosser des causes sans adversaire » (p. 132), sans jamais remettre en cause l’ordre decathlonien.
6Les deux derniers chapitres rentrent dans le détail des usages individuels de cette vertu et des clivages créés au sein du groupe hétérogène de travailleur·ses. Le sixième chapitre montre que la figure valorisée du « bon decathlonien », sportif et engagé dans son travail, est surtout incarnée par des jeunes hommes. Tous·tes les salarié·es ne peuvent ou ne veulent pas jouer le jeu de l’entreprise : les femmes qui ont des enfants peuvent moins facilement se plier aux exigences de flexibilité du travail ; les étudiant·es contractuel·les sont occasionnellement suspecté·es de manquer d’implication au travail ; les salarié·es de prestataires, agents d’entretiens ou de sécurité, sont tenu·es à l’écart des évènements festifs et conviviaux. À partir de l’hétérogénéité des positions sociales au sein de la communauté decathlonienne, le septième chapitre analyse les clivages dans les prises de position contre l’entreprise : si la plupart des cadres insatisfait·es des mesures environnementales se résolvent à « l’exit », le mécontentement des vendeur·ses donne très occasionnellement lieu à des mobilisations, comme les deux débrayages de 2021 à l’initiative de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Néanmoins, la critique sociale reste « légitimiste » (p. 184), fidèle aux valeurs de l’enseigne : les grévistes portent le gilet Decathlon et débrayent le plus petit samedi de l’année en termes de chiffre d’affaires.
7Chacun de ces trois temps se caractérise par un équilibre constant entre analyse empirique et montée en généralité, permettant de situer le cas Decathlon dans des phénomènes sociaux plus globaux. Entreprise citoyenne et vertueuse, Decathlon apparaît comme une « personne pleinement morale » (p. 13), expression qui décrit la revendication par les firmes d’un rôle éthique non réductible à la seule responsabilité juridique des « personnes morales ». Dévoilant les ressorts d’une telle vertu, appropriée par les salarié·es et les syndicats dominants en interne, les auteur·rices de cet ouvrage montrent qu’elle apparaît comme indissociable des objectifs marchands de l’entreprise.
Notes
1 La RSE, encadrée par les législations nationales et européennes, correspond aux actions menées par les entreprises pour prendre en compte leurs effets sur la société (gouvernance et éthique, droits de l’homme, conditions de travail, environnement, engagements locaux…).
2 L’ouvrage restitue toutefois les critiques adressées à Decathlon, portant par exemple sur le recours à la main d’œuvre ouïghoure ou sur la pollution liée à la surproduction textile.
3 Bosvieux-Onyekwelu Charles, Boussard Valérie, « Moraliser le capitalisme ou capitaliser sur la morale ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 241, 2022, p. 4-15.
4 Projet ANR « Professionnel·les de la Vertu du Capitalisme : la RSE saisie par ses managers » (https://provircap.hypotheses.org/) coordonné par Laure Bereni.
5 Boltanski Luc, Chiapello Ève, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
6 La famille Mulliez est notamment à l’origine d’Auchan, de Norauto ou encore de Saint-Maclou.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Léo Chalet, « Karel Yon, Pierre Rouxel, Maxime Quijoux, Amin Allal, Mohamed Slim Ben Youssef, Anne Bory, Sidy Cissokho, Guillaume Gourgues, Decathlon ou les tactiques de la vertu. Sociologie politique d’une entreprise citoyenne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 octobre 2025, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/68876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/152ee
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.
Haut de page
