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Mathilde Julla-Marcy, Des spécialistes de la polyvalence. Sociologie des carrières dans les sports pluridisciplinaires

Marion Beauvalet
Des spécialistes de la polyvalence
Mathilde Julla-Marcy, Des spécialistes de la polyvalence. Sociologie des carrières dans les sports pluridisciplinaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Des Sociétés », 2025, 320 p., ISBN : 9782753596269.
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Texte intégral

  • 1 Mathilde Julla-Marcy est maîtresse de conférences au sein de l’UFR STAPS de l’Université de Nantes. (...)
  • 2 Muriel Darmon, Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, coll. « La Déco (...)
  • 3 Everett Hughes, « Institutional Office and the Person », American Journal of Sociology, vol. 43, 19 (...)

1Dans cet ouvrage issu de sa thèse, la sociologue Mathilde Julla-Marcy1 étudie la construction d’une carrière sportive polyvalente à travers la comparaison de deux disciplines : les épreuves combinées en athlétisme (pentathlon, heptathlon, décathlon) d’une part et le pentathlon moderne (natation, course, tir, escrime, équitation) d’autre part. L’ouvrage vise à donner des « contours et une profondeur sociologique » (p. 38) à la notion de polyvalence, définie comme « l’aboutissement d’un processus dans lequel sont engagés les sportives et les sportifs pluridisciplinaires » (p. 30). Précisons que « pluridisciplinaire » est un terme peu utilisé dans la recherche sociologique qui privilégie celui de « polyvalence ». L’enjeu principal est de renouveler l’approche sociologique de la carrière2 en sortant de la matrice du sport uni-disciplinaire pour comprendre un phénomène tant valorisé que stigmatisé selon qui l’exerce. Mathilde Julla-Marcy rappelle l’ambivalence de cette polyvalence : sa perception pour les cadres n’est ainsi pas la même que celle des professions socialement dominées. Le recours à la notion de carrière permet de surcroît d’articuler l’individuel au collectif ainsi que l’objectif et le subjectif3 pour rendre compte de la manière dont l’individu devient cet athlète polyvalent.

  • 4 Georges Marcus, « Ethnography in/of the world system: The emergence of multi-sited ethnography », A (...)
  • 5 Luc Boltanksi, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 6 Raphaël Verchère, Philosophie du triathlon, Le Crest, Les éditions du Volcan, 2020.

2La sociologue s’appuie sur une double ethnographie multisituée4 (soixante-sept journées entre 2014 et 2019), complétée par de nombreux entretiens qualitatifs et des données fédérales. Plus largement, l’ouvrage a pour ambition de faire dialoguer la sociologie du sport avec la sociologie du travail et des professions et de montrer « qu’étudier un terrain sportif permet de prolonger et de discuter les résultats de la sociologie du travail » (p. 2). Cette polyvalence trouve particulièrement sa place dans le capitalisme contemporain, au point d’être valorisée dans l’idéologie néo-managériale de la « cité par projet »5. L’ouvrage postule une convergence entre la carrière sportive polyvalente et les normes du capitalisme contemporain, qui valorisent l’adaptabilité et la flexibilité6.

3Le livre suit une logique chronologico-analytique, retraçant les différentes phases de ce processus de spécialisation progressive, de l’origine de la pratique à la reconnaissance d’une identité de « spécialiste de la polyvalence ». Dans le premier chapitre, l’autrice revient sur l’origine de la carrière, phase centrale qui conduit à l’entrée dans l’athlétisme et le pentathlon moderne. Cette étape est suivie d’une phase de spécialisation, qui peut ensuite laisser place à des moments de réorientation ou de maintien dans la carrière. Le cinquième chapitre porte sur ce moment spécifique de l’entrainement, décrit comme le moment permettant de développer une expertise (l’objectif de ce moment est de développer des compétences qui rapprocheront le plus d’un·e sportif·ve spécialisé·e). Enfin, dans la dernière partie, elle s’intéresse à la reconnaissance de l’identité de sportif·ves polyvalent·e, en examinant notamment la perception genrée qui leur est attribuée par les amateur·ices de sport (leurs pair·es ou encore les commentaires sportifs), ainsi que la manière dont ils et elles se perçoivent.

  • 7 Fabrice Burlot, L’univers de la boxe anglaise : sociologie d’une discipline controversée, Paris, IN (...)

4L’un des apports majeurs de l’ouvrage est de déconstruire l’idée d’une pratique pluridisciplinaire innée pour mettre en lumière les conditions d’émergence et les mécanismes sociaux qui régissent l’entrée dans ces sports, en contraste avec le modèle uni-disciplinaire. Ainsi, on n’entre pas dans le sport comme « sportif·ve pluridisciplinaire » : tout débute par la découverte, rendue possible par l’intervention de divers acteur·ices, notamment les parents et les enseignant·es d’éducation physique et sportive, et ce, dès le plus jeune âge. Dans cette partie, l’autrice met en lumière l’ancrage social multipratique des classes supérieures, ce qui fait écho à l’introduction du livre présentant la polyvalence comme une qualité professionnelle contemporaine, allant bien au-delà du sport. Concrètement, les parents diplômé·es, en particulier les mères, jouent un rôle fondamental en encourageant très tôt leurs enfants à s’engager dans une diversité d’activités, qu’elles soient sportives ou non. Ce faisant, ils favorisent un processus de socialisation à la polyvalence et le développement d’une capacité à maîtriser des emplois du temps denses et variés, constituant ainsi une étape préliminaire essentielle à la future carrière. Les enfants issu·es des milieux les plus populaires sont, quant à eux, généralement plus éloignés de ces pratiques, leur accès à la pluridisciplinarité étant souvent plus tardif. Dans le cas du pentathlon, l’importance du « bénévolat parental », qui peut aller jusqu’à l’implication dans l’organisation des compétitions, souligne l’engagement familial fort nécessaire à la poursuite de ces carrières exigeantes. La sociologue souligne que si la pluridisciplinarité en athlétisme ne semble pas être un héritage familial, contrairement à d’autres disciplines7, la découverte dépend ensuite de l’implantation des clubs et de la communication locale. L’adoption du pentathlon peut par ailleurs s’inscrire dans une logique de rationalisation des activités sportives : pour un·e enfant pratiquant déjà deux disciplines distinctes, cette transition permet de simplifier l’emploi du temps et de n’avoir qu’une seule licence. Toutefois, la répartition des clubs sur le territoire national, concentrés à 70 % dans seulement trois régions (l’Île-de-France, Provence-Alpes-Côte d’Azur et les Pyrénées), constitue d’emblée une barrière géographique pour les pratiquant·es potentiel·les, influençant dès lors fortement les possibilités d’orientation et de spécialisation.

  • 8 Christine Mennesson, « Socialisation familiale et investissement des filles et des garçons dans les (...)

5Le processus de spécialisation est aussi intrinsèquement lié au prestige différencié des sports pratiqués. La natation et l’athlétisme sont les plus valorisés, considérés comme des sports physiologiques où l’excellence demande une pratique jeune et intensive, offrant en cas de performance une reconnaissance particulière. À l’inverse, l’escrime, le tir ou l’équitation sont perçues comme des disciplines techniques où l’amélioration est progressive. Un·e jeune athlète ne découvre pas la polyvalence via ces dernières. Ce distinguo est fondamental, car il alimente un rapport genré au sport hérité, comme le rappelle l’autrice en s’appuyant sur les travaux de Christine Mennesson8 : la mère transmet un intérêt général pour le sport, tandis que le père transmet une passion pour une discipline spécifique. Cette entrée en matière permet ainsi d’analyser la carrière polyvalente en partant des moments souvent laissés de côté, ceux où les contraintes sociales et logistiques s’exercent concrètement. La carrière sportive est jalonnée de moments critiques, notamment l’entrée dans les études supérieures, qui peut compliquer l’accès aux infrastructures ou engendrer une lassitude due aux exigences (volume d’entraînements, distance du domicile). L’autrice observe que, à ce moment, les pentathlètes femmes issues des classes supérieures ont tendance à renoncer plus souvent que les hommes de milieux plus défavorisés.

6Pour conclure, Des spécialistes de la polyvalence se distingue par la richesse de ses matériaux et la précision des descriptions des étapes de la carrière polyvalente. Le travail de terrain exigeant permet d’accéder à des moments rarement étudiés, dont l’entraînement quotidien. L’autrice parvient à démontrer que la polyvalence est un processus dynamique et socialement construit. Le grand intérêt de l’ouvrage est de donner à voir d’autres aspects du sport, aspects qui transgressent les normes qui influent également sur la carrière. Cet ouvrage fournit une contribution méthodologique importante et offre une analyse essentielle à la sociologie du sport, éclairant l’élaboration de l’identité complexe et parfois stigmatisée du ou de la sportif·ve polyvalent·e. Si nous aurions pu aimer voir certaines références citées en introduction davantage remobilisées dans le cœur de l’ouvrage, celui-ci tient ses promesses : documenter de manière précise ce qui fait une carrière sportive s’éloignant de la norme et souligner que la sociologie du sport permet de prolonger et discuter les résultats de sociologie du travail.

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Notes

1 Mathilde Julla-Marcy est maîtresse de conférences au sein de l’UFR STAPS de l’Université de Nantes. Sa thèse porte le même titre que son livre et a été soutenue en 2019.

2 Muriel Darmon, Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2008 ; compte rendu de Samuel Lézé pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.651.

3 Everett Hughes, « Institutional Office and the Person », American Journal of Sociology, vol. 43, 1937, p. 404-413.

4 Georges Marcus, « Ethnography in/of the world system: The emergence of multi-sited ethnography », Annual Review of Anthropology, vol. 24, 1995, p. 95‑117.

5 Luc Boltanksi, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

6 Raphaël Verchère, Philosophie du triathlon, Le Crest, Les éditions du Volcan, 2020.

7 Fabrice Burlot, L’univers de la boxe anglaise : sociologie d’une discipline controversée, Paris, INSEP éditions, 2013.

8 Christine Mennesson, « Socialisation familiale et investissement des filles et des garçons dans les pratiques culturelles et sportives associatives », Réseaux, no 168-169, vol. 4, 2011, p. 87-110.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marion Beauvalet, « Mathilde Julla-Marcy, Des spécialistes de la polyvalence. Sociologie des carrières dans les sports pluridisciplinaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 octobre 2025, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/68895 ; DOI : https://doi.org/10.4000/152qn

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Rédacteur

Marion Beauvalet

Doctorante en théorie des organisations au sein du laboratoire DRM-MOST (Université Paris-Dauphine, PSL). Ses travaux portent sur les effets des outils de gestion sur l’identité et les pratiques professionnelles.

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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