1En 2006, dans un entretien où il évoque diverses organisations occitanes impliquées dans la lutte contre l’extension du camp militaire sur le Larzac entre 1971 et 1981, le poète et militant occitaniste Yves Rouquette déclare :
- 1 N. de l’A. : la graphie « Poble d’Oc » étant celle qui apparaît dans les sources primaires, elle a (...)
Poble d’oc1, c’étaient des drôles de mecs se réclamant de la pensée libertaire. J’ai un peu renoncé à comprendre parce que c’est très incompréhensible. Ça me paraissait ressembler à un truc anarchiste, qu’il soit de droite ou de gauche. J’en connaissais un, il me paraissait très extrême droite, après il a fait de la taule, mais c’est eux qui ont caillassé Mitterrand, ça c’est sûr (Terral 2011, 108).
2Près de 50 ans après les évènements décrits par Yves Rouquette, Poble d’Oc reste enveloppée de mystère. Si la littérature scientifique consacrée au mouvement occitaniste des années 68 dans son ensemble demeure lacunaire, c’est particulièrement vrai en ce qui concerne Poble d’Oc. Hormis notre propre mémoire de Master 2 en 2020, l’organisation n’a fait l’objet d’aucun travail de recherche spécifique. Les rares mentions qui en sont faites dans la littérature existante ne s’appuient pas sur les documents produits par Poble d’Oc elle-même et ne permettent donc guère d’éclaircir la nature réelle de cette organisation et de son activité militante. Ainsi, dans l’article dont est tiré le témoignage d’Yves Rouquette, Pierre-Marie Terral parle de Poble d’Oc en ces termes :
Il faut mentionner la présence du groupe nationaliste Poble d’Oc, créé en 1972, que l’on accuse d’être des “fascistes camouflés ”. Le groupuscule connaît une évolution révolutionnaire, mais reste difficile à situer politiquement à ce moment-là, accusé d’avoir participé avec des militants libertaires à l’agression de François Mitterrand en 1974 (Terral 2011, 108).
3De même, dans un autre de ses articles, paru en 2012, il évoque le « groupuscule occitan Poble d’Oc » (Terral 2012, 369) pour rappeler son rôle dans la même affaire. C’est en des termes similaires que Paul Alliès mentionne Poble d’Oc dans son article de 2019 consacré à l’Occitanie et à l’occitanisme. Parmi les divers groupes nationalistes occitans, il cite « Poble d’Oc (créé en 1972 avec des militants d’extrême-droite) » (Alliès 35). Enfin, dans son mémoire de 2018 consacré à l’organisation Lutte occitane, Loïc Basset recommande, afin de mieux comprendre certains articles teintés de xénophobie publiés dans le journal Volèm Viure Al País, « d’anar veire çò que disiá l’extrèma drecha de l’epòca en particular en estudiar d’articles de la revista publicada per Pòble d’òc » (Basset 136). [d’aller voir ce que disait l’extrême-droite de cette époque, en se penchant particulièrement sur les articles de la revue publiée par Poble d’Oc]
4Dans la littérature disponible, Poble d’Oc n’apparaît donc le plus souvent que comme un groupuscule à l’idéologie mal définie, surtout remarqué pour son « nationalisme » et pour sa proximité supposée avec l’extrême-droite. Cependant, plusieurs sources, dont le témoignage d’Yves Rouquette cité auparavant, mettent également en avant la dimension « révolutionnaire », « libertaire » ou « anarchiste » de Poble d’Oc. C’est à lever cette équivoque que s’attachera le présent article, en s’efforçant de répondre aux questions suivantes : Comment expliquer que les témoins contemporains et les scientifiques d’aujourd’hui aient apparemment éprouvé tant de difficultés à caractériser l’orientation politique de Poble d’Oc ? Que nous disent de cette dernière les sources primaires produites par elle-même ?
5Afin de répondre à ces interrogations, cet article sera divisé en trois parties. Dans une première partie, en raison des lacunes de l’historiographie, il s’agira de rendre compte de manière synthétique de la doctrine et de l’activité de Poble d’Oc entre 1971 et 1983. La deuxième partie du texte se penchera sur l’origine de la réputation ambiguë de Poble d’Oc, en se focalisant sur le conflit qui l’oppose entre 1971 et 1974 à l’organisation occitaniste Lutte occitane. Enfin, la troisième partie reviendra sur les premières années de Poble d’Oc, afin d’expliquer comment il a pu être possible de qualifier cette organisation à la fois de « libertaire » et de « fasciste ».
- 2 . Poble d’Oc, no6, 1972.
6L’année 1970 est celle du début des grandes luttes viticoles qui secouent le Languedoc et ses environs jusqu’en 1976. C’est durant ce conflit que se rencontrent à Béziers les quelques étudiants qui, en 1971, fondent la revue occitaniste Jeune Languedoc (Roudier 37). Cette dernière change de nom à partir de son sixième numéro, et devient Poble d’Oc en 19722. Dès ses débuts, le groupe de militantes et de militants occitanistes rassemblés autour de Jeune Languedoc se comporte à la fois comme l’équipe de rédaction d’une revue et comme l’embryon d’une future organisation politique.
- 3 . Poble d’Oc, no8, 1972.
- 4 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no1, 1973.
7À partir de 1972, Poble d’Oc se réclame du « socialisme libertaire », tout en multipliant dans ses colonnes les références à la tradition anarchiste sociale3. Au-delà de ces grands concepts, la doctrine et sa la stratégie de Poble d’Oc apparaissent cependant comme particulièrement floues, ce qui vaut à l’organisation au fil des années de nombreux reproches de la part d’autres groupes libertaires ou occitanistes. À partir de 1973, les militants et les militantes de Poble d’Oc entament donc un travail de réflexion collective visant à préciser et à clarifier leur pensée4. En 1975, cet effort intellectuel débouche sur la publication du Schéma pour une révolution occitane, véritable livre-programme qui devient, peu après sa parution, le socle idéologique de Poble d’Oc (Poble d’Oc 1975, 8).
8Le Schéma définit l’Occitanie comme une « ethnie » dont l’existence est attestée par la présence sur un même territoire d’une langue commune, de traits psychologiques partagés et de fortes similitudes dans le mode de vie des habitants. La permanence de ces éléments malgré les vicissitudes de l’histoire est également vue comme un indice fort de la réalité du fait occitan. (Poble d’Oc 1975, 9-12). Pour Poble d’Oc, l’ethnie occitane est à la fois dominée politiquement et colonisée économiquement par la France (Poble d’Oc 1975, 13-16). Afin de libérer l’Occitanie, le Schéma met au centre de sa stratégie les « luttes populaires » plutôt que les entreprises électorales. Il dénonce également toute forme de collaboration de classe avec la bourgeoisie occitane (Poble d’Oc 1975, 50). Une fois l’Occitanie délivrée, il s’agira selon Poble d’Oc de mettre en place une société nouvelle, qui prendra la forme d’une fédération de communes autogérées et dont l’économie sera organisée selon les principes d’un socialisme anti-étatique et autogestionnaire (Poble d’Oc 1975, 89-104).
- 5 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no10, 1974.
- 6 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no9, 1974.
9Parallèlement à ces élaborations théoriques, cette période est également celle où Poble d’Oc, d’abord petit collectif militant informel uniquement présent dans le Languedoc, cherche à se transformer en une véritable organisation politique. En janvier 1973, afin de faciliter les échanges et les débats entre ses membres de plus en plus nombreux, Poble d’Oc se dote d’une circulaire interne. À partir d’octobre 1973, toujours en pleine croissance, elle renforce peu à peu sa structuration, ce qui passe par la tenue régulière de réunions décisionnelles rassemblant des délégués venus des diverses régions où Poble d’Oc est implantée5. À compter d’avril 1974, un système de cotisations est également mis en place6.
10Enfin, durant cette première période, les progrès de Poble d’Oc sur le plan idéologique et sur le plan organisationnel sont nourris – et parfois entravés – par l’activité militante déployée par ses membres sur divers fronts de lutte. Leur engagement frénétique et protéiforme leur vaut à plusieurs reprises d’être qualifié « d’activistes » par d’autres organisations (Poble d’Oc 1985, 33). Il se déploie d’abord dans les manifestations viticoles, mais également dans les luttes contre la construction du barrage de Naussac ou l’extension du camp militaire du Larzac. Cette activité occitane est complétée, sur le plan international, par un engagement marqué en faveur de la cause palestinienne.
- 7 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no26, 1976.
- 8 . Poble d’Oc, no23, 1976.
11En mai 1976, le premier congrès de Poble d’Oc vient officialiser l’ensemble de ces évolutions idéologiques et organisationnelles. Il se déroule à Montpellier les 1er et 2 mai de cette année et rassemble une trentaine de participants, militants et sympathisants de Poble d’Oc. Le compte-rendu qui en est fait le 20 mai dans la circulaire interne rapporte qu’il s’est très bien déroulé et qu’il a en outre « permis à la plupart des militants de faire connaissance, instaurant une confiance réciproque »7. Le Schéma pour une révolution occitane devient la base idéologique de l’adhésion, tandis qu’une instance exécutive composée de membres élus est mise en place afin d’en coordonner l’activité8.
- 9 . Entretien avec Jean-Pierre Richaudeau, Annecy (74). 23 décembre 2019.
12L’ambition de Poble d’Oc est alors de parvenir à mettre en place une organisation aux effectifs modestes, mais exigeant de ses membres un engagement d’une grande intensité. Au sommet de son développement, Poble d’Oc compte une quarantaine de militantes et de militants actifs9. La structure est présente dès 1973 dans toute l’Occitanie ainsi qu’à Paris, mais ses principaux foyers d’implantation sont l’Hérault et le Puy-de-Dôme. Sa composition sociale ne diffère guère de celle d’autres groupes « gauchistes » ou libertaires de cette époque, la plupart de ses membres étant alors de jeunes hommes célibataires, qui vivent en ville et sont plus éduqués que la moyenne de la population (Genoud 54-65).
- 10 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no31, 1976.
13Renforcé·e·s par le succès du congrès de 1976, les militantes et les militants de Poble d’Oc se mettent au travail avec un élan renouvelé. En novembre, Poble d’Oc organise notamment une série de meetings en Bretagne et en Occitanie afin de soutenir le combat de l’IRA-Provisoire en Irlande du Nord10. Cependant, cet élan ne dure pas, et il semble que l’activité de l’organisation montre des signes d’affaiblissement à partir de la fin de l’année 1976. Les difficultés financières, le départ de plusieurs militantes et militants ainsi que l’exil hors de l’Occitanie de certains de ses responsables les plus importants sont à l’origine de ce ralentissement.
Figure 1 – Affiche réalisée par Poble d’Oc à l’occasion d’une campagne contre l’exil et pour l’organisation d’une Union des travailleurs occitans exilés (UTOE), 1978
- 11 . Poble d’Oc, no29-30, 1977.
14Dès le début de l’année 1977, l’action de Poble d’Oc se limite donc de plus en plus à la poursuite coûte que coûte de la publication de son journal ainsi qu’à la participation à quelques coups d’éclats internationalistes liés à la cause palestinienne. C’est dans ce contexte difficile que le second congrès de Poble d’Oc se tient à Toulon, les 17 et 18 novembre 1977. La réunion est un échec, l’affluence étant décrite comme « largement inférieure à celle du précédent Congrès », tandis qu’aucune solution aux problèmes financiers et organisationnels qui grèvent l’activité de Poble d’Oc ne semble pouvoir être trouvée11.
- 12 . Entretien avec Jean-Pierre Richaudeau, Annecy (74). 24 mai 2019.
- 13 . Poble d’Oc, no32, 1978.
15Le déclin de l’organisation s’accélère en réalité à partir de 1978. Parmi les facteurs qui expliquent cette accélération figure notamment le décès brutal de Jean-Louis Lin. Fondateur de Jeune Languedoc en 1971, ce militant historique de l’organisation avait dû quitter Montpellier en 1977 afin de rejoindre Paris pour y chercher du travail12. En juillet 1978, alors que la pression policière se fait plus forte autour de Poble d’Oc, son cadavre est retrouvé dans la Seine. Après une rapide enquête, la police conclut au suicide et classe l’affaire. Pour les militants de Poble d’Oc, il est clair qu’il s’agit d’un assassinat commandité par l’État français. Selon eux, cet acte est lié d’une part aux activités de soutien à la Palestine de Jean-Louis Lin et de l’autre à la dénonciation par Poble d’Oc de plusieurs tentatives d’infiltration policière au sein des mouvances régionalistes dans les années qui précèdent13. Suite à cet événement, l’effroi s’empare de plusieurs militants de Poble d’Oc, qui prennent rapidement leur distance vis-à-vis de l’organisation. Par ailleurs, le vide organisationnel que laisse derrière lui Jean-Louis Lin est considérable. C’était lui qui s’occupait largement de l’élaboration du journal. En outre, il possédait un vaste réseau de contacts, tant à l’international qu’à travers la France, et le mettait au service de Poble d’Oc. Sa mort en 1978 constitue donc un événement traumatique qui met fortement en danger la pérennité de l’organisation (Poble d’Oc 1985, 3-6).
- 14 . Circulaire interne de Poble d’Oc, sans numéro, 1980.
16Poble d’Oc survit pourtant à ce choc, qui inaugure ce que ses derniers militants appelleront en 1985 la « troisième phase » de son activité (Poble d’Oc 1985, 2). Cette dernière s’étend jusqu’en 1983, et elle voit l’organisation se rabougrir peu à peu jusqu’à n’avoir plus qu’une activité épisodique, quoique réelle. Nonobstant, le délitement de Poble d’Oc se poursuit. Dans un exemplaire non daté de la circulaire interne, émis à la fin de l’année 1980, un militant de l’organisation fait le constat que « notre collectif n’est composé que de « correspondants » qui limitent leurs interventions à des tâches administratives ou rédactionnelles »14. Lorsque Poble d’Oc se dissout en 1983 elle n’est depuis 1980, de l’aveu des quelques militants encore présents, « plus qu’un journal dont la régression l’amènera à un arrêt de fait. » (Poble d’Oc 1985, 6).
17Au regard des éléments évoqués jusqu’à maintenant, les caractérisations faisant de Poble d’Oc un groupuscule nationaliste occitan proche de l’extrême-droite peuvent paraître surprenantes. En réalité, elles tirent pour la plupart leur origine de la polémique qui, particulièrement entre 1971 et 1974, oppose Poble d’Oc à Lutte occitane. Cette dernière est alors la principale organisation politique de la mouvance occitaniste. Dès 1971, elle attaque publiquement Jeune Languedoc, puis Poble d’Oc, en l’accusant d’être « un groupuscule d’extrême-droite, pas du tout représentatif du mouvement occitan » (Lutte occitane 5).
- 15 . Poble d’Oc, no7, 1972.
18Le conflit entre les deux organisations se poursuit dans les années qui suivent. En 1972, un article de la revue Viure, proche de Lutte occitane, dénonce Jeune Languedoc pour son « discours droitier » et l’accuse de vouloir « récupérer le fait occitan » (Lutte occitane 6). Poble d’Oc dénonce les attaques de Lutte occitane dans plusieurs articles de son journal, allant jusqu’à traiter de « connards qui font d’elle un portrait totalement opposé à la réalité » les auteurs du texte paru dans Viure15.
19Le conflit entre Lutte Occitane et Poble d’Oc culmine lors de l’année 1974, qui est d’abord celle de la publication par Lutte Occitane d’une brochure d’une trentaine de pages intitulée Mise au point sur le groupe Jeune Languedoc-Poble d’Oc. Cependant, 1974 est également le théâtre d’un affrontement physique de grande ampleur entre les militantes et les militants de Lutte occitane et de Poble d’Oc.
- 16 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no13, 1974.
20C’est le 17 août que se déroule cette confrontation, à l’occasion du grand rassemblement de la fête des moissons, qui voit converger sur le plateau du Larzac une foule considérable. Comme les années précédentes, une dizaine de militantes et de militants de Poble d’Oc installent un stand sur place pour vendre leur journal. Après quelques heures, ils sont pris à partie par des membres de Lutte occitane et du PSU, qui les somment de démonter leur stand. Dépassée par le nombre, la délégation de Poble d’Oc s’exécute, mais refuse cependant de quitter le rassemblement16.
- 17 . Entretien avec Jean-Pierre Richaudeau, Annecy (74). 24 mai 2019.
21Plus tard dans la journée, c’est lors de l’arrivée sur le plateau du Larzac de François Mitterrand, le premier secrétaire du Parti socialiste, que l’affrontement reprend. Dès son apparition, des collectifs maghrébins et un groupe de maoïstes se rassemblent autour de lui en scandant « Mitterrand, bourreau du peuple algérien ! ». En réponse, des membres du Parti socialiste et de Lutte occitane commencent à scander « Unité ! Unité ! » puis à former un service d’ordre pour protéger Mitterrand17. Après quelques instants de flottement, l’attroupement gagne en ampleur et la confrontation vire à l’émeute. C’est à ce moment-là que des militantes et des militants de Poble d’Oc arrivent sur la scène et rejoignent la foule en colère face à la poussée de laquelle Mitterrand, toujours protégé par Lutte occitane, se voit contraint de prendre la fuite. Très secoué, le premier secrétaire du PS finit par regagner son hélicoptère et parvient à s’échapper, tandis que le calme retombe peu à peu sur le Larzac (Roudier 43-44).
- 18 . Midi libre, 26 août 1976.
- 19 . Archives privées de Jean-Pierre Richaudeau, Collection de coupures de presse et de divers documen (...)
22À mots voilés, Lutte occitane ne tarde pas à attribuer à Poble d’Oc la responsabilité de l’incident, en dénonçant dès le 26 août le rôle joué dans cette affaire par des « transfuges de l’extrême-droite » adeptes du « poujadisme et du nationalisme occitan »18. Le 15 septembre, Poble d’Oc répond en publiant un communiqué de presse dans lequel l’organisation nie toute responsabilité, mais reconnaît que certains de ses membres ont bien participé à la manifestation contre Mitterrand19.
23Par-delà les confrontations physiques, quels sont les arguments mobilisés par Lutte occitane pour dénoncer comme « fasciste » Poble d’Oc, alors que cette dernière se réclame ouvertement du « socialisme libertaire » ? La brochure de 1974 en fournit un panorama exhaustif, qui permet de mieux comprendre les tensions entre ces deux organisations.
24Le principal argument que met en avant Lutte occitane est le suivant : Jeune Languedoc, dont descend Poble d’Oc, aurait été fondée en 1971 par deux militants venus de l’extrême-droite. Avant leur arrivée dans le mouvement occitaniste, ils auraient milité au sein de plusieurs groupuscules fascistes. Durant leurs années de militantisme dans ces structures, ils auraient déjà participé à des tentatives d’infiltration fascistes au sein de la mouvance occitane. En 1970, ils auraient notamment essayé d’organiser à Montpellier une conférence sur l’Occitanie avec l’écrivain Saint-Loup, connu pour son engagement dans la Waffen-SS et pour sa proximité avec les milieux de droite radicale. Échaudés par l’échec de cet évènement, les deux militants mis en cause auraient d’abord essayé de se faire oublier, avant de réapparaître en 1971 pour fonder Jeune Languedoc, qui ne serait donc qu’une nouvelle tentative d’infiltration fasciste au sein du milieu occitaniste. (Lutte occitane 3-4)
25Après avoir retracé l’itinéraire des fondateurs de Poble d’Oc, c’est à la doctrine de cette organisation que s’attaque l’essentiel de la brochure de Lutte occitane de 1974. Pour ce faire, ses auteurs s’efforcent surtout d’en souligner le caractère vague et confus. En s’appuyant sur de nombreuses citations, ils dénoncent l’utilisation par Jeune Languedoc et par Poble d’Oc d’une « phraséologie marxiste […] sans aucune cohérence », et attribuent ce manque de clarté à la volonté de « cacher des analyses et des objectifs de droite sous une couche de plus en plus épaisse de langage de gauche ». Les références répétées de Poble d’Oc au « socialisme libertaire » sont balayées par Lutte occitane, qui répond qu’il ne suffit pas « de dénoncer le capitalisme, de parler de socialisme et de révolution pour se dédouaner », comme le prouve l’existence du « national-socialisme » (Lutte occitane 5-6). Ainsi, si Lutte occitane ne conteste pas l’attachement des membres de Poble d’Oc à l’Occitanie, elle les accuse en revanche de vouloir promouvoir à bas bruit une conception de l’occitanisme dans laquelle la question nationale prime en réalité largement sur la question sociale (Lutte occitane 12).
26Enfin, Lutte occitane dénonce les liens entretenus par Poble d’Oc avec divers mouvements de droite radicale. Pour ce faire, les auteurs de la brochure s’appuient sur la liste des titres de presse dont Jeune Languedoc, puis Poble d’Oc, recommandent la lecture. Ils relèvent que figurent dans cette liste un nombre significatif de publications liées à la droite radicale, comme Bretagne Action, L’Avenir de la Bretagne ou Le Courrier Lillois. À partir du début de l’année 1972, ces références disparaissent de la revue et sont remplacées par des titres de presse occitanistes ou anarchistes. Lutte occitane affirme qu’elle n’est pas dupe de cette manœuvre et dénonce la multiplication de références occitanistes comme un « fouillis » dont l’unique but est de « servir de caution », toujours afin de dissimuler les intentions réelles des militantes et des militants de Poble d’Oc (Lutte occitane 28-29).
27L’ensemble de la démonstration de Lutte occitane repose sur son premier argument. Pour l’organisation occitaniste, l’itinéraire des fondateurs de Jeune Languedoc est la preuve de l’existence d’une tentative d’infiltration des milieux occitanistes par l’extrême-droite. C’est ce qui lui permet de qualifier de simple stratégie rhétorique l’utilisation de concepts et de références historiques issus de la tradition socialiste libertaire par Jeune Languedoc et par Poble d’Oc. En outre, forts de cette conviction, les auteurs de la brochure n’ont pas de peine à trouver dans les colonnes de Jeune Languedoc et de Poble d’Oc des passages peu clairs qu’ils vont interpréter dans un sens favorable à leur thèse.
- 20 . Poble d’Oc, no18, 1974.
28Visiblement ulcérée par la parution de la brochure de Lutte occitane, l’équipe d’animation de Poble d’Oc lui répond en avril 1974 dans un contre-dossier qualifié dans son journal de réponse « aux staliniens de Lutte occitane »20. Elle apporte dans ce document une réponse à quasiment chaque paragraphe de l’argumentaire de Lutte occitane. Quels sont les grands axes de cette plaidoirie ?
Figure 2 – Couverture de la brochure Poble d’Oc répond aux 107 faux, mensonges, oublis, affabulations… de Lutte occitane, 1974.
29Tout d’abord, Poble d’Oc admet que les fondateurs de Jeune Languedoc ont effectivement été actifs dans des organisations de droite radicale avant leur passage vers l’occitanisme et le socialisme libertaire. L’importance de cette information est cependant fortement relativisée et les auteurs du contre-dossier écrivent que « les passages de l’extrême-droite à l’extrême-gauche et vice versa ne sont pas rares au niveau individuel » (Poble d’Oc 1974, 4). Rappelant le très jeune âge des militants mis en cause par Lutte occitane, Poble d’Oc souligne le rôle de « révélateur » joué par les évènements de mai-juin 1968 pour « certains individus entraînés […] vers l’extrême-droite sur des thèmes purement passionnels (Algérie, Budapest, Prague…) ». C’est également au jeune âge et au manque de formation politique de leurs auteurs que Poble d’Oc attribue le caractère confus de certains textes publiés dans les premiers numéros de Jeune Languedoc (Poble d’Oc 1974, 7).
30Ensuite, Poble d’Oc dénonce les procédés rhétoriques employés par Lutte occitane dans sa brochure. Les auteurs du contre-dossier soulignent notamment que de nombreuses citations utilisées par Lutte occitane pour prouver ses affirmations sont tronquées ou sorties de leur contexte, ce qui amène parfois à de véritables contresens. En outre, ils constatent que plusieurs affirmations de Lutte occitane ne sont étayées par aucun élément solide et relèvent de l’invention. Ainsi, alors que la brochure accuse les fondateurs de Jeune Languedoc d’avoir « cassé de l’Arabe pendant la guerre d’Algérie », Poble d’Oc rappelle que ses deux militants mis en cause étaient respectivement âgés de 12 et 16 ans en 1962, ce qui rend l’accusation peu crédible. Enfin, le contre-dossier remarque que l’essentiel de l’argumentaire de Lutte occitane repose sur l’examen de quelques textes bien précis datant de 1971 ou de 1972, alors que sa brochure paraît en 1974. L’essentiel des articles publiés depuis 1971 dans Jeune Languedoc puis dans Poble d’Oc ne sont donc pas discutés, et le corpus retenu ne permet pas de faire un bilan correct de l’évolution de la revue depuis ses origines (Poble d’Oc 1974, 3-4).
31Pour terminer, Poble d’Oc tente d’identifier les causes profondes de la polémique qui l’oppose à Lutte occitane. Selon les auteurs du contre-dossier, c’est dans la volonté d’hégémonie de Lutte occitane sur le mouvement occitaniste que réside le principal facteur explicatif. Selon Poble d'Oc, Lutte occitane s’inquiéterait d’être dépassée sur sa gauche et souhaiterait entraver par ses attaques le développement d’une organisation qui risquerait, à terme, de lui faire de l’ombre. La nécessité pour Lutte occitane de se créer un ennemi extérieur afin de renforcer l’unité dans ses propres rangs alors qu’elle connaît de nombreuses difficultés politiques et financières est également invoquée comme explication par Poble d’Oc. Enfin, Poble d’Oc réaffirme son désaccord avec Lutte occitane, et accuse cette dernière de n’être que la succursale occitane du Parti socialiste français. Pour Poble d’Oc, Lutte occitane n’est donc révolutionnaire ni sur le plan occitan, en raison de ses compromissions avec la gauche française, ni sur le plan social, en raison de son approche réformiste incapable de sérieusement remettre en cause l’emprise du capitalisme en Occitanie (Poble d’Oc 1974, 35-37).
32La brochure de Lutte occitane comprend de nombreuses inexactitudes, et son objectif polémique l’empêche de présenter une critique nuancée de la doctrine et de la pratique de Poble d’Oc. Pour autant, l’argumentaire développé par cette dernière n’est pas non plus exempt d’angles morts. Quand bien même Poble d’Oc ne nie pas l’itinéraire des fondateurs de Jeune Languedoc, elle semble expliquer que ce parcours militant n’a guère eu de conséquences pratiques ou théoriques. Ainsi, le caractère confus de certains textes dénoncés par Lutte occitane est-il d’abord attribué à un manque de maturité lié au jeune âge des militants qui les ont rédigés. De même, les références à diverses publications et groupes de droite radicale présents dans les premiers numéros de Jeune Languedoc sont expliquées par des « erreurs » de l’équipe de rédaction, parfois liées à « l’idéologie confuse » de certaines des revues citées (Poble d’Oc 1974, 30.) En somme, alors que Lutte occitane accuse Jeune Languedoc d’être le fruit d’une tentative d’infiltration fasciste du mouvement occitan, Poble d’Oc balaie ces accusations en réduisant les éléments soulevés par Lutte occitane au rang de simples erreurs de jeunesse.
33Les choses sont en réalité plus subtiles. Ainsi, il apparaît nettement que les premiers numéros de Jeune Languedoc sont héritiers des expérimentations idéologiques et politiques réalisées par les militants nationalistes-révolutionnaires français depuis la fin de la guerre d’Algérie. L’historien Nicolas Lebourg a montré dans plusieurs de ses travaux la manière dont une partie de l’extrême-droite française s’est efforcée après sa défaite en 1962 de rompre avec le nationalisme français traditionnel (Camus & Lebourg 30-31). À ce dernier, ces militants vont préférer un nationalisme ethnique européen, fortement teinté de néo-paganisme et ouvert aux influences venues d’autres courants politiques comme l’anarchisme ou le marxisme (Lebourg 97). Des éléments provenant de cette mouvance peuvent reprendre à leur compte des concepts issus de la tradition socialiste autogestionnaire (Marty 118-119) et n'hésitent pas à se poser en adversaires des autres mouvements néofascistes de l’époque (Beauregard et alii. 65-66). En outre, ils ne se gênent pas pour clamer leur admiration devant les diverses luttes anti-impérialistes à travers le monde, notamment en Palestine, ainsi que pour les expériences socialistes se déroulant dans ce que l’on appelle alors le Tiers-Monde (Lebourg 96). Enfin, ils inscrivent leur projet politique dans le cadre d’un fédéralisme ethnique européen parfois violemment hostile aux États-nations existants, et faisant la part belle aux revendications des diverses mouvances régionalistes (Lebourg 97).
- 21 . Poble d’Oc, no4, 1971.
- 22 . Poble d’Oc, no3, 1971.
- 23 . Poble d’Oc, no4, 1971.
34Force est de constater que, dans ses premiers numéros, Jeune Languedoc s’inscrit tout à fait dans la lignée de ces groupes nationalistes-révolutionnaires. Son nom rappelle celui d’autres revues ou organisations d’extrême-droite de cette époque, comme le mouvement Jeune Europe (Camus & Lebourg 91), fondé en 1962, la revue militante Pour une Jeune Europe, fondée en 1969 (Beauregard et alii. 25-26) ou l’organisation Jeune Bretagne, fondée en 1971. Plusieurs des fondateurs de Jeune Languedoc ont un passé au sein de cette mouvance, que ce soit par leur engagement au sein de la Fédération des étudiants nationalistes ou de structures d’ampleur plus restreinte comme Union-Action-Droit (Poble d’Oc 1974, 7). La liste des titres de presse dont la lecture est recommandée dans les colonnes de Jeune Languedoc mêle revues nationalistes-révolutionnaires comme Socialisme européen, périodiques anarchistes comme Front libertaire ou journaux régionalistes comme Enbata ou Le Peuple breton21. Le caractère hétéroclite de ces recommandations est caractéristique de ce type de revues héritières du nationalisme-révolutionnaire. Enfin, la présence dans ces premiers numéros de caricatures de bourgeois français reprenant certains codes traditionnels de l’antisémitisme22 ou la promotion par la revue d’un fédéralisme ethnique européen très similaire dans ses formulations à celles qui pouvaient par exemple être celles de Pour une Jeune Europe23 constituent des indices supplémentaires de l’influence de la droite radicale sur Jeune Languedoc.
Figure 3 – Caricature tirée du troisième numéro de Poble d’Oc, septembre 1971.
- 24 . Les deux premiers numéros d’Argad sont particulièrement représentatifs de cette tendance, la revu (...)
35Ainsi, il semble que Jeune Languedoc fasse partie à ses débuts de l’aile la plus gauchisante de cette constellation nationaliste-révolutionnaire issue des débats idéologiques de la fin des années 60. Il est possible de comparer ses premiers numéros à ceux d’Argad, un autre journal participant de cette même mouvance, qui paraît entre 1969 et 1971 et est animé par un ancien militant de la Fédération des étudiants nationalistes (Taguieff 6.) Argad se proclame « tribune libertaire du combat païen » et mêle, sur fonds d’antisionisme et de soutien aux diverses mouvances régionalistes, des références aux travaux de la Nouvelle Droite, des citations tirées du Monde libertaire et des emprunts aux textes classiques de la tradition anarchiste individualiste24. L’ensemble de la revue se caractérise par son ton railleur et impertinent, qui sera aussi celui des premiers numéros de Jeune Languedoc.
Figure 4 – Extrait du quatrième numéro de la revue Argad, été 1969.
- 25 . Poble d’Oc, no6, 1972.
- 26 . Poble d’Oc, no8, 1972.
36En 1972, à l’occasion de son sixième numéro, Jeune Languedoc entame le processus qui l’amène progressivement à se transformer en Poble d’Oc. Les changements ne semblent pas se limiter au nom de la revue. En effet, la revue de presse a été largement épurée des titres liés à l’extrême-droite, qui sont remplacés par des revues occitanistes ou libertaires25. Les références au fédéralisme ethnique européen s’effacent également, tandis que se font plus explicites les références à l’histoire du mouvement anarchiste et que la revue se met à se réclamer ouvertement du socialisme libertaire. Cette évolution de la revue vers des références et des positions plus clairement libertaires peut avoir plusieurs causes. La pression exercée sur elle par les autres composantes du mouvement occitaniste, et notamment par Lutte occitane, constitue une explication possible de ce changement. L’hypothèse semble d’autant plus vraisemblable que l’éditorial du premier numéro portant le titre de Poble d’Oc s’efforce déjà de répondre aux attaques lancées par Lutte occitane26.
37Au-delà des critiques émanant du mouvement occitaniste, il est également possible d’expliquer cette transition par l’influence idéologique que ce dernier exerce sur les militants de Jeune Languedoc. En effet, ils sont encore jeunes et leurs références hétéroclites indiquent des positions politiques qui, bien que réelles, ne sont pas encore solidement ancrées. Dans ce contexte, l’influence d’un mouvement occitaniste fortement marqué à gauche et où dominent les idées révolutionnaires issues des événements de mai-juin 1968 peut avoir précipité la transition idéologique de l’équipe de Jeune Languedoc.
38Cette transition se manifeste dans la maquette même du journal. Alors que « Poble d’Oc » et « Jeune Languedoc » sont typographiés dans une police de taille similaire sur la couverture des numéros 6 et 7, « Poble d’Oc » prend clairement le dessus à partir du numéro 8 et « Jeune Languedoc » ne demeure dès lors présent que sous la forme d’un discret sous-titre. C’est probablement pour des raisons administratives que l’ancien nom de la revue subsiste sur la couverture, car les procédures nécessaires à un changement complet de titre sont à l’époque compliquées et donc susceptibles d’entraver la bonne marche d’une petite revue comme l’est Poble d’Oc (Poble d’Oc 1985, 3).
- 27 . Poble d’Oc, no12, 1973.
- 28 . Circulaire interne de Poble d’Oc, no7 1974.
39Dans les mois qui suivent le changement de nom de la revue, les traces visibles de l’influence nationaliste-révolutionnaire se font rapidement bien plus rares, jusqu’à complètement disparaître en un peu moins d’une année. Hormis l’itinéraire passé de quelques-uns de ses militants les plus en vue, Poble d’Oc ne semble pas conserver de liens avec la droite radicale, et exprime en outre une hostilité grandissante à l’égard de cette famille politique. Une bande-dessinée publiée dans le numéro 12 de Poble d’Oc fournit un bon exemple de cette prise de distance. En effet, elle dépeint les ennemis de la révolution occitane sous la forme de poubelles arborant le symbole du mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau et portant des brassards frappés de la croix gammée27. À ce mouvement de rupture politique avec la famille nationaliste-révolutionnaire correspond un renforcement progressif des liens de Poble d’Oc avec divers groupes d’extrême-gauche. Cet effort est cependant souvent entravé par la réputation sulfureuse que garde l’organisation28.
Figure 5 – Extrait de la bande-dessinée intitulée « La revolta de las escobilhas » publiée dans le douzième numéro de Poble d’Oc, mai 1973
- 29 . Archives confédérales de la CFDT, CH/8/1650.
- 30 . Entretien avec Jean-Pierre Richaudeau, Annecy (74). 23 décembre 2019.
- 31 . Archives nationales, 20050367/2.
- 32 . Le Poing dans la gueule, no1, 1974.
40Il convient de noter que Jeune Languedoc ne semble pas être la seule publication nationaliste-révolutionnaire à connaître une évolution similaire. C’est apparemment aussi le cas de la revue Auvergne Combat, décrite comme proche de la droite radicale au début des années 7029, et dont une partie de l’équipe de rédaction rejoindra Poble d’Oc pour en constituer l’antenne auvergnate à partir de la fin de l’année 197230. C’est aussi le cas de Jeune Bretagne, émanation de la revue de droite radicale Bretagne-Action, et dont plusieurs des membres participeront en 1974 à la création de Stourm Breizh, l’organisation-sœur de Poble d’Oc en Bretagne31. Stourm Breizh se définira, dans le premier numéro de son journal, comme « autonomiste révolutionnaire » et « socialiste libertaire »32.
41À partir de 1973, l’évolution de Poble d’Oc se double d’un effort de clarification théorique dont il a déjà été question, et qui débouche en 1975 sur la publication du Schéma pour une révolution occitane. Dans ce document, de nombreuses prises de positions semblent nettement antagonistes à celles de la droite radicale. Ainsi, Poble d’Oc rejette toute conception raciale de l’Occitanie et souligne le rôle positif que sont appelés à jouer les « travailleurs immigrés » originaires du Maghreb ou de l’Afrique sub-saharienne dans la révolution occitane. Refusant toute idée d’une « assimilation forcée » de ces populations, l’organisation souhaite au contraire « leur permettre en Occitanie de développer leurs droits culturels et linguistiques ». (Poble d’Oc 1975, 42) Elle proclame également que la mise en place d’une « fédération mondiale » doit être un « but à long terme » des révolutionnaires occitans, tandis que l’établissement d’une « confédération des peuples libérés dans le bassin méditerranéen est un objectif […] réaliste dans les années à venir ». (Poble d’Oc 1975, 76-77) Enfin, elle affirme qu’il est primordial de lutter contre « toute une idéologie nationaliste réactionnaire [qui] peut aussi trouver sa voie dans le dessein d’une Grande Europe et instaurer rapidement un fascisme new-look » (Poble d’Oc 1975, 91).
- 33 . Entretien avec Jean-Pierre Richaudeau, Annecy (74). 23 décembre 2019.
42La ligne de démarcation entre Poble d’Oc et la droite radicale est donc clairement posée à partir de la publication du Schéma. Cette clarification constitue sans doute l’une des principales raisons du départ de Richard Roudier en 1976. Fondateur avec Jean-Louis Lin de Jeune Languedoc en 1971, il avait joué un rôle significatif dans l’activité pratique de Poble d’Oc durant ses premières années, en laissant cependant de côté les questions théoriques33. Après son départ, il poursuivra son engagement politique au côté de la mouvance nationaliste-révolutionnaire puis identitaire française, en coupant tout lien avec ses anciens camarades de Poble d’Oc (Roudier 45).
- 34 . Archives confédérales de la CFDT, CH/8/1650.
- 35 . Archives nationales, 19990426/1.
43L’évolution de Poble d’Oc est également remarquée par d’autres acteurs. En 1977, l’organisation et son programme sont en effet analysés dans une note rédigée par l’URI CFDT du Languedoc-Roussillon. Après une discussion des propositions figurant dans le Schéma pour une révolution occitane, le document précise que « Poble d’Oc interroge les tendances autogestionnaires de la CFDT par ses idées fédéralistes ». En traitant de Poble d’Oc comme d’une organisation occitaniste parmi d’autres, cette note de l’URI du Languedoc-Roussillon permet de constater les effets de l’important effort de clarification réalisé par Poble d’Oc depuis 1973. En effet, un autre document similaire, daté de 1972 et consacré à l’analyse des positions de Lutte Occitane et du Parti nationaliste occitan, désignait au passage les ancêtres de Poble d’Oc comme des « fascistes se disant occitanistes libertaires, anciens d’Ordre Nouveau et regroupés autour de Jeune Languedoc et Auvergne Combat »34. Un changement similaire est perceptible dans plusieurs sources policières qui, dans des notes consacrées à l’analyse de la mouvance occitaniste, classent jusqu’en 1975 Poble d’Oc parmi les organisations « traditionalistes » puis, à partir de 1976, parmi « les mouvements de gauche et d’extrême-gauche qui sont en pointe du combat occitan »35.
44Au terme de cet article, Poble d’Oc ne paraît plus si « incompréhensible », pour reprendre le terme utilisé par Yves Rouquette. Fondée en 1971, cette organisation devient rapidement la principale représentante de la frange libertaire du mouvement occitaniste des années 70. Cependant, le conflit qui l’oppose jusqu’en 1974 à Lutte occitane obscurcit durablement son image. En effet, en dépit de son adhésion proclamée aux idéaux du « socialisme libertaire », Poble d’Oc se voit alors accusée de n’être qu’une structure fasciste dissimulée de manière malhabile derrière un masque occitaniste et révolutionnaire. Les attaques de Lutte occitane frappent par leur caractère outrancier. Elles s’appuient néanmoins sur une réalité indéniable : à ses débuts Jeune Languedoc, l’ancêtre direct de Poble d’Oc, fait partie d’une constellation hétéroclite de groupes issus du nationalisme-révolutionnaire de la fin des années 60. Pour des raisons diverses, une part des militants et des militantes de ces structures opéreront durant les années 70 une véritable conversion politique à l’occasion de leur implication dans les luttes nationalistes périphériques de l’Hexagone. L’étude systématique de ces trajectoires militantes atypiques, dont Jeune Languedoc et Poble d’Oc ne sont que des exemples parmi d’autres, reste cependant à faire.