L’Opération du Saint-Esprit
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Elle, défunte nue en le miroir,
encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
Mallarmé,
Ses purs ongles très haut…
AVERTISSEMENT CIRCONSTANCIEL
1Pour des raisons qui n’en sont pas, la prestation orale dont ce texte n’est que la pâle copie, n’a pas été chantée comme cela avait été envisagé. C’est rapé ! Le chœur était pourtant gros de troupes, mais le cœur n’y était pas : y avait le hip, mais pas le hop. Franchement, on fait des excuses d’avoir eu un peu d’émotion quand le réel a pris le dessus sur le cymbalique. Le Maître laissait une place que nul n’osait pourvoir : en rupture avec des siècles de continuité du pouvoir, il n’y avait plus deux corps du roi. Les unités d’élite philosophiques avaient perdu leur GPS (lisez : Garant Progressif du Signifiant). Quant aux armées de pouilleux et de scrofuleux, habituées à voir l’Ébouriffé toucher leurs écrouelles, elles n’avaient plus qu’à se tourner vers l’État-Social. Il faut bien dire que se mêlait à la foule des subtils dialecticiens, à la fine fleur des herméneutes et à la poignée d’hyperboréens, plus d’un quidam, tombé sur la vérité par hasard (comme on le verra plus loin) ou venu par ouï-dire avec l’une de ses connaissances pour une visite à l’aveugle, la première du genre. On entendit même un sociologue mal informé crier : « Reste Weber ! ».
Du rasoir au bistouri1
- 1 . L’inspiration du texte est de Boby Lapointe. Le lecteur doit donc s’attendre à beaucoup d’homopho (...)
- 2 . J.-P. Resweber, « Dieu comme terme : Guillaume d’Occam », Le Paradoxe absolu, Paris, Cariscript, (...)
2Jean-Paul Resweber avait autrefois emprunté à Guillaume son célèbre rasoir (d’occase, je crois), histoire de bien séparer le « nom de Dieu ! » que Thomas laissa choir par inadvertance à la fin d’un somme, du « nom de nom ! » par quoi le venerabilis inceptor rendait possible une philosophie. A partir de la plus petite liste possible de tout ce que le Maître écarte2 (un PPCM contre un PGCD).
3J’ai décidé, quant à moi, de célébrer notre relation d’amitié et de répéter le geste reswébérien en empruntant plutôt à la chirurgie plastique et réparatrice (option éthique) certains de ses outils. Pour quoi faire ? Pour opérer, tiens donc ! Et, comme nous avons tous deux un goût pour le méta-, j’ai imaginé d’opérer une opération.
- 3 . Soit dit en passant, comme Resweber s’en va en emportant tout, plus de permanence : Resweber est (...)
4Là, il fallait frapper fort, choisir l’Opération entre toutes : l’opération du Saint-Esprit, rien de moins. Opérer le Saint Esprit pour comprendre l’Eucharistie comme sumbolon du Dieu hébraïque (l’Absent) et du Dieu grec (Présent !) ? Et pourquoi pas ? Après tout, les Pères sont parvenus à ce que des habitués de la baston se passent le Témoin. Et voilà que, quelques siècles plus tard, ce jeu de l’absence et de la présence qu’est le Saint-Esprit s’est sédimenté en permanence de la fonction et périssabilité des fonctionnaires. La modernité c’est : Dignitas non moritur !3 J’en étais sûr : Jules Ferry, Émile Durkheim (et même le petit père Combes), Atatürk et Bourguiba, sont le résultat – certes inattendu, certes improbable, mais si charnu – d’une opération du Saint-Esprit. Pas de doute : faut opérer ! Peut-être deux entités. Appelons-les, une femme, Val’ et un homme, Mehdi.
L’opération du Saint-Esprit est désespérante pour le sociologue
5Le Saint-Esprit (hamdullah ! quant à lui) n’opère pas souvent : c’est ce qu’on appelle un événement (le premier fut d’ailleurs dit : « heureux ») qu’il aura fallu équiper sans lui faire perdre sa singularité.
- 4 . Dit par Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs. Il me semble toutefois que ce n’est pas du Sain (...)
6Mais lorsqu’opère une opération du Saint-Esprit, on ne voit rien ! À peine l’opération et sûrement pas le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit ose faire des coups pareils. Le Saint-Esprit ose tout. Comme disait Michel Audiard : « c’est même à ça qu’on le r’connaît »4.
7En première analyse, la biopsie nous livre une alternative, presque une fracture. Ou bien l’opération du Saint-Esprit serait un artefact, une réalité fictive (pseudea : le Saint-Esprit c’est un pseudo pour le divin), quasiment une boîte noire théologique. Ou bien ce serait une réalité vraie (Alêthea). Un truc bien équipé pour nous endormir dans la répétition ou au contraire, a-lèthéia, un dire l’événement pour nous sortir de la torpeur ? Et au milieu coulerait la rivière ?
- 5 . Derrière alêthea, il y a lanthanô : « [...] Le verbe lanthanô ne signifie pas que j’ignore ce qui (...)
8Le microscope électronique (œil de guerre pour l’être des lointains) nous confronte à une deuxième fêlure dans la vérité eucharistique : c’est à savoir si se trouve dévoilée une transcendance ou bien ou bien si tout est déjà là, mais m’échapperait parce que je ne puis en ce moment y porter attention5. Si le mo(i)nothéisme est volontiers monoculaire, penser l’immanence du Saint-Esprit supposerait une vision pour le moins binoculaire avec strabisme divergent.
- 6 . Mots-clés du souffle : 1. Rouah. 2. Pneuma. 3. Arrouah.
9On était en première instance dans l’aquatique, là c’est pneumatique, me souffle-t-on6. Et même si on retrouvait parmi tout ça les sandales d’Empédocle, on n’y verrait que du feu. Ce ne sont pas des éléments pour une cosmologie, une fixation de coordonnées par Platon intimée. Ce sont des modes d’existence possibles qui nous prennent au dépourvu et, lorsqu’on se demande où habite l’être, ils nous font honte au logis.
- 7 . À la nue accablante tu, quel sépulcral naufrage, se dit le technicien du social retraité, en cont (...)
10Face à ces modes d’existence aquatiques, pneumatiques, calorifiques, le sociologue, plutôt terrien, est mal armé7 tandis que le chirurgien procède de l’épaule vers l’aine. Il y trouve, comme dit Stéphane : « faute / De quelque perdition haute / Tout l’abîme vain éployé ». Il n’est pas exclu que le Saint-Esprit tienne tout entier dans son opération. Mais il n’est pas certain que je puisse la saisir pour autant.
Le signifiant fait des barres parallèles
11Bon, restons-en là. On ne pourra guère aller plus loin. Vous voulez vraiment en savoir un peu plus ? Je vais m’arranger avec le secret médical qui, comme le secret de la confession (chacun devrait le savoir depuis Everett C. Hughes) est un « savoir coupable ». On va s’en payer une tranche. Juste une et pas épaisse, pour ne pas laisser croire que je suis plus doué en psychanalyse qu’en théologie.
12Lorsqu’on opère l’opération du Saint-Esprit, puisqu’on ne sait pas ce qu’on voit, que peut-on espérer voir ? Jacques-a-dit : le Signifiant. « Le Saint-Esprit est l’entrée du signifiant dans le monde » (J. Lacan, La Relation d’Objet, Paris, Seuil, 1994, p. 48).
13Alors, on pourrait trouver :
14– le principe de plaisir (au repos, direct !) et le principe de réalité (faire un détour, genre : « prenez le rond-point, troisième sortie et continuez à suivre la N4 ») ;
15– la pulsion de mort, m’sieurs-dames ! C’est elle, nous dit-on, qui est l’opération du Saint-Esprit par laquelle S existe.
16Et dans tout ça, le signifiant fait des barres parallèles :
17• _____________________________ la mort
• _____________________________ S
• _____________________________ s
18Quoique… C’est quand même un peu le bazar là-dedans, c’est mal rangé : il y a des tas de signifiants de quelque chose qui deviennent des signifiants d’autre chose, des signifiés qui glissent sous les signifiants et l’inverse.
Aliquid et Quiddam sont dans un bateau…
19Moi, je n’y crois pas trop. Comprenez-moi : je crois à l’existence et à la puissance du Bazar (le Shah aurait dû y croire aussi), mais il faut chercher une autre voie d’accès à cette opération.
20Je suis donc allé dans le Berry, voir le père Anselme. Je lui ai parlé de mon affaire. C’est un peu comme le rendez-vous pré-opératoire avec l’anesthésiste. Il m’a raconté une histoire…
21Je vous la raconte, l’histoire (elle ressemble à une blague juive) : Aliquid et Quiddam sont dans un bateau. Aliquid fait son petit malin : il me dit qu’il faut d’abord définir Dieu à partir de l’être. Son argument ? D’un trait, il m’a séché net :
22Aliquid quo nihil majus cogitari possit
(Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé)
23Typiquement masculin, vous ne trouvez pas ? On est dans la pensée, on va vers la limite, mais on reste dans la pensée, on contrôle. Donc, on pourrait opérer, trouver l’idée de Dieu, mais je ne vois pas où serait le Saint-Esprit. Vous êtes d’accord ?
24… Heureusement (voï, voï), Aliquid tombe à l’eau. Reste Quiddam. Drôle de client (féminin ?) : il (elle ?) me dit qu’il faut voir ça autrement, que c’est du Tout Autre, pas de la pensée. Enfin si, mais pas comme je me l’imagine : avec Aliquid, c’était trop sec, il faut lubrifier ! Alors, il (elle ?) pose son cogitari, son possit, son majus, tout ça et il (elle ?) me fait entrevoir un majus quam, qui m’a ébranlé (et pourtant, moi, les histoires de « plus grande que », je m’en méfie, depuis la cour de récréation à l’école primaire).
25Voici ce qu’elle (allons-y pour un choix de genre) m’a dit :
26Quiddam majus quam cogitari possit
(La chose plus grande que tout ce qui peut être pensé)
- 8 . J.-P. Resweber, Cours sur le désir, Université de Metz, novembre 1983 (source non confirmée).
- 9 . E. Husserl, Recherches logiques, III, Paris, PUF, 1963, § 45, p. 174-177.
27Là, on bascule carrément de l’autre côté, on entrevoit des horizons inconnus, une pensée qui donnerait une réalité ontologique à ce qui ne peut être pensé ! Encore une fois, le Maître écarte, puis lame de douze et enfin, sociologue chirurgien, il croit tenir entre ses pinces la glande pinéale : bon sang, mais « c’est par trop clair »8, c’est la réflexivité ! Et il imagine déjà tenir la modernité tardive, en Mehdi et Val’ nichée. Eh bien non, ce serait un truc humide, pas besoin de le réfléchir, ni de l’intuitionner. Ou peut-être, à la rigueur, comme intuition catégoriale9.
Une opération du genre, c’est de la grammaire ?
- 10 . B. Latour, « Le rappel de la modernité – approches anthropologiques », Ethnographiques.org, 6.
- 11 . Rappelons que la première opération du Saint-Esprit qui nous soit connue a permis d’établir la lé (...)
- 12 . Ce qui est important, dans le Saint-Esprit, c’est son opération. Eh oui, mon canard, c’est là qu’ (...)
28Réalité ontologique, certes, mais tout de même on tique : une « chose » ? On va voir revenir Thomas et parler realiter ? Pas du tout, intervient Anselme : en tant qu’au-delà du pensé, la chose ce n’est pas un ob-jet, posé devant moi sur une table, la chose est une Cause10. On est dans le performatif, la prophétie auto-réalisatrice. Avec Aliquid, on pouvait penser le Père et le Fils (plus grands que moi). Et avec Quiddam on pourrait voir se profiler la Femme (plus grande que ce que j’arrive à penser) ? Non : pas la Femme, le féminin. Pas le sexe, le genre11. Pas le Saint-Esprit, l’opération12.
29Bon, le genre. Mais si on opère ?
- 13 . Tout de même : Aliquis, quam et quidam sont dans la liste des syncatégorèmes d’Hendrik de Gent au (...)
- 14 . Le chirurgien, aux aguets suppute : perturbateur endocrinien ? C’est tout le contraire répond le (...)
- 15 . Boèce de Dacie, Modi significandi, Pinborg & Roos (éd.) 1969, Corpus Philosophicorum Danicorum Me (...)
- 16 . Dans la foule des logiciens-grammairiens qui, au xiiie siècle, tiennent cette distinction pour ac (...)
- 17 . E. Husserl, Recherches logiques, II, Paris, PUF, 1962, § 11, p. 116-119.
30Dans ce qui est parlé et qu’on ne peut pas penser, l’opération du Saint-Esprit devient syncatégorème, articulé-je, légèrement troublé par l’audace13, voire le blasphème (le Saint-Esprit-copule ?). Et finalement, si je veux opérer cette opération, c’est quoi, un syncatégorème ? Un modificateur de signification14, suggérait le Roumain15 : quand il passe, tout s’en trouve changé et pourtant, il n’a pas de signification en lui-même. Pas de signification ? Ce n’est pas tout à fait vrai, si l’on applique la distinction, très « Mehdi et Val’ » entre « signification générale » (un principe de la relation) qui vaudrait pour les syncatégorèmes et « signification spéciale » (la relation à un référent) qui s’applique aux catégorèmes16. Et même, selon Robert Bacon (attention, par Roger), Nicolas de Paris et Jean Le Page, les syncatégorèmes qui agissent (ils distribuent, ils modalisent, ils excluent) sans signifier les actes qu’ils rendent possibles, ont une existence cognitive sans avoir été véritablement conçus (une existence d’affect et pas de concept). Et voilà, on y est ! Husserl ne fera pas mieux, d’ailleurs il mobilise même la suppositio materialis scolastique17.
Bon ! Et Resweber dans tout ça ?
31C’est lui qui nous donne la conclusion : méta ou pas, cette opération n’était pas faite pour déboucher sur quelque chose. On peut lui chercher noèse, on ne trouvera pas Noémie. Erfülung et pourtant, rien de Fülle.
32« Une seule issue, c’est la déception. » (J.-P. Resweber, Vie d’Erfindung, Basel, Mangel Verlag, 1989).
Notes
1 . L’inspiration du texte est de Boby Lapointe. Le lecteur doit donc s’attendre à beaucoup d’homophonies approximatives et il lui est conseillé de lire ces lignes à voix haute.
2 . J.-P. Resweber, « Dieu comme terme : Guillaume d’Occam », Le Paradoxe absolu, Paris, Cariscript, 1999.
3 . Soit dit en passant, comme Resweber s’en va en emportant tout, plus de permanence : Resweber est post-moderne.
4 . Dit par Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs. Il me semble toutefois que ce n’est pas du Saint-Esprit qu’il parle.
5 . Derrière alêthea, il y a lanthanô : « [...] Le verbe lanthanô ne signifie pas que j’ignore ce qui va se révéler ou se manifester en surgissant d’un ailleurs absolu, mais plutôt que je n’ai pas conscience de quelque chose qui est déjà là, pour ainsi dire sous mes yeux, et qui m’échappe parce que je me trouve momentanément incapable d’y porter mon attention [...] » Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2013, p. 164.
6 . Mots-clés du souffle : 1. Rouah. 2. Pneuma. 3. Arrouah.
7 . À la nue accablante tu, quel sépulcral naufrage, se dit le technicien du social retraité, en contemplant son mât dévêtu.
8 . J.-P. Resweber, Cours sur le désir, Université de Metz, novembre 1983 (source non confirmée).
9 . E. Husserl, Recherches logiques, III, Paris, PUF, 1963, § 45, p. 174-177.
10 . B. Latour, « Le rappel de la modernité – approches anthropologiques », Ethnographiques.org, 6.
11 . Rappelons que la première opération du Saint-Esprit qui nous soit connue a permis d’établir la légitimité théologique de la plus célèbre opération trans-genre : passer de vierge à vierge-mère !
12 . Ce qui est important, dans le Saint-Esprit, c’est son opération. Eh oui, mon canard, c’est là qu’est le Signifiant (S ; Das Es), là où, à travers les pousses de bambou, tu chopes suées !
13 . Tout de même : Aliquis, quam et quidam sont dans la liste des syncatégorèmes d’Hendrik de Gent au xiiie siècle ! Henry de Gand (Hendrik van Gent), Syncategoremata, H. A. G. Braakhuis (éd.), vol. 1. In : Braakhuis, H. A. G., De 13de eeuwse tractaten over syncategorematische termen : Inleidende studie en uitgave van Nicolaas van Parijs’ Sincategoreumata (Dissertation Leiden), Meppel, 1979, 2 vols.
14 . Le chirurgien, aux aguets suppute : perturbateur endocrinien ? C’est tout le contraire répond le sociologue. Vous l’allez voir.
15 . Boèce de Dacie, Modi significandi, Pinborg & Roos (éd.) 1969, Corpus Philosophicorum Danicorum Medii Aevii, IV, I, 1969.
16 . Dans la foule des logiciens-grammairiens qui, au xiiie siècle, tiennent cette distinction pour acquise, je prélève Nicolas de Paris parce qu’il écrivit, au iota près, une somme messine ! Nicolas de Paris (Nicholas of Paris), Summe Metenses, L. M. de Rijk (éd.), Logica modernorum. A contribution to the History of Early Terminist Logic, vol. II, 1 : The origin and Early Development of the Theory of Supposition, Assen, Van Gorcum, 1967.
17 . E. Husserl, Recherches logiques, II, Paris, PUF, 1962, § 11, p. 116-119.
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Référence papier
Jean-Yves Trépos, « L’Opération du Saint-Esprit », Le Portique, Cahiers du Portique n°14 | 2014, 201-210.
Référence électronique
Jean-Yves Trépos, « L’Opération du Saint-Esprit », Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°14 | 2014, document 16, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/leportique/4068 ; DOI : https://doi.org/10.4000/leportique.4068
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