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S’émanciper aujourd’hui : une visée de moins en moins discernable

Big Tech, vie numérique et réseaux « sociaux »
Laurent Maronneau
p. 85-115

Texte intégral

1La question de l’émancipation a déjà été largement explorée. Des lumières kantiennes à l’Ecole de Frankfort, de Jean-Jacques Rousseau à André Gorz ; de Jacques Rancière ou de Miguel Abensour à Vincent Peillon, sans oublier de passer par la tradition marxiste, la notion fait florès. Le spectre de l’émancipation, qui est donc très large, nous hante. C’est pour tenter de lui échapper qu’il ne sera pas question ici de présenter l’histoire de la notion dans la pensée de ces auteurs et de bien d’autres. Le point de vue du traitement de l’émancipation comme concept, c’est-à-dire comme objet d’un questionnement, sera ici privilégié. Il s’agira d’abord de poser des bases de discussion en revenant au sens étymologique de ce mot, afin de tracer les limites de cette contribution. Puis nous éclairerons le propos en le mettant en lumière avec des exemples tirés de la vie contemporaine, qui montreront le rétrécissement sensible de la marge de manœuvre de celui qui souhaite s’émanciper.

« Un ordre social est machinal. Il nous agit.
On l’a toujours déjà oublié.
Mais toute machine est machinée. Un ordre social est machiné par quelques hommes pour machiner tous les autres hommes. Et plus il va machinalement, moins il va humainement.
Ainsi des intérêts humains – très humains – produisent des rapports inhumains. »

Sandra Lucbert

1. L’Emancipation

2Il est donc question de s’émanciper. Toutefois, l’émancipation ne peut advenir que si l’on est précédemment dépendant, c’est-à-dire sous la coupe d’une personne, d’une institution, d’une organisation ou d’un système ; pris dans les rets d’une idéologie ou de tout autre système de pensée. Émanciper vient du latin emancipo. Il s’agit d’un mot construit sur manceps signifiant possesseur, lui-même formé de manus, la main et de capio, prendre. On prend en main, ce faisant on devient possesseur, propriétaire, maître de ce que l’on tient. A ce radical mancipo est ajouté le préfixe ex afin de désigner la sortie de la possession, la libération par le maître ou la cession par le propriétaire. Le sens premier signifie affranchir de la tutelle paternelle, mais pour cela, il faut que le père l’accepte (ou que la puissance publique le lui impose). Il s’agit donc de quitter une puissance supérieure qui a la main mise sur nous et ce, avec son consentement (rappelons qu’à Rome, le pater familias a droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants) ou, contre elle, avec le consentement de la force publique. Cette puissance peut être l’institution de l’esclavage, la famille, une idéologie quelle qu’elle soit, la société capitaliste, une pratique religieuse, et cetera. Prenons l’exemple d’un mineur qui obtient une émancipation légale. Le moment où cette émancipation advient n’est pas un moment de violence ou de conflit, mais précisément, le moment où la violence cesse, par la résolution légale du conflit. De plus, s’il y a libération de la main qui (re)tenait, cette émancipation ne doit pas avoir pour conséquence de nous aliéner à d’autres mains, à une autre idéologie. Il ne doit pas s’agir d’une forme de transfert de propriété, mais d’une sortie de la possession, sortie de l’appropriation juridique ou idéologique. Quitter un système idéologique pour en embrasser un autre est vain. Cela ne résout par le problème, mais le déplace sur un autre terrain. Chacun de nous, chaque un de nous, a un rapport au monde qui lui est propre et certains ne ressentent pas l’oppression du système capitaliste ou d’une éducation religieuse rigoriste comme d’autres peuvent la subir.

3Il s’agit en définitive de s’émanciper et non d’attendre ou de solliciter une émancipation par autrui. C’est la réflexivité de l’émancipation qui est ici mise en avant. Il s’agit également de passer du niveau individuel au niveau collectif. Et pour que nous puissions nous émanciper collectivement, il faut tisser des liens, il faut entrer en relation et former des collectifs sociaux. Ce sont ces collectifs qui peuvent nous permettre, non pas de revendiquer ou de combattre, mais d’affirmer notre volonté d’un autre monde. Il n’est pas question de dire « non » à ce que nous ne voulons plus, mais de dire « oui » à ce que nous désirons. Il faut réactiver la dimension du désir sur le terrain politique, ainsi que sur le terrain social (et nous verrons que ce n’est pas chose acquise).

4Alors, bien entendu, la lutte n’est ni occultée ni oubliée. Toutefois, laissons-la à sa place : celle du réformisme. Le conflit est l’autre de l’émancipation. On ne s’émancipe pas par le conflit, on ne fait, potentiellement, qu’amender ou réformer. Parce qu’il y a des positions antagoniques et qu’il s’agit de trouver un terrain commun, il ne peut être question d’un autre monde, mais uniquement de la modification de celui-ci. Le mot conflit dérive du latin confligo – heurter, opposer – qui se décompose en un radical fligo, signifiant heurter ou frapper et en un préfixe con qui veut dire ensemble et dérive lui-même du préfixe cum (le même que celui présent dans « communauté », dans « commun », dans « communisme »). Confligo : frapper ensemble. C’est donc une action violente et collective. Le conflit mène généralement à une réaction plus forte qui en accroît l’intensité. Il est possible de penser aux émeutes ouvrières dans la France de la fin du XIXe et jusque dans les années 1920 ou, plus récemment, à celles qui se sont déroulées en Guadeloupe et en Martinique. Il semble que le conflit ne peut jamais mener à l’émancipation, ne serait-ce que parce que ceux qui le mènent le font sur le terrain de ceux qu’ils combattent. Il s’agit donc de changer de terrain, afin de permettre la remise en cause affirmative de ce qui nous oppresse, afin d’affirmer notre désir et non plus notre dégoût. C’est la question de l’émancipation.

5Quitter la tutelle du maître (dominus) est donc un acte qui dépend d’une décision personnelle, prise dans un cadre juridique autorisant cette délivrance. Ce sens étymologique a connu des modifications et il est possible aujourd’hui de parler d’émancipation sur de nombreux plans et dans de nombreux contextes. Nous allons en présenter quelques-uns.

2. La pensée dominante

6Qu’est-ce qu’une pensée dominante ? Elle est comme la main qui vous tient sous son emprise. C’est une pensée qui prétend être normative à un moment donné, ou au cours d’une période historique déterminée. Elle passe pour naturelle, allant de soi. Elle est assénée de manière répétitive et automatique : c’est une opération de réitération infinie des mêmes catégories. Antonio Gramsci la nomme pensée hégémonique, car elle se pose comme seule pensée valable, valide, émanant d’une catégorie de population dont l’idéologie est majoritaire. La pensée hégémonique imprègne la majorité de la population en l’infusant de ses stéréotypes, du prêt-à-penser qu’elle dispense, notamment par le biais des médias de masse et des réseaux dits sociaux. De plus, la pensée dominante n’est pas universelle. Elle est produite à différentes échelles : globale, régionale, nationale, communautaire. A chaque échelle son hégémonie propre pour notre temps : libre échange, libre concurrence, libéralisme économique (ou illibéralisme), intégrisme – idéologique ou religieux qui s’impose sous le couvert d’un libéralisme, c’est-à-dire d’un renouveau présenté comme libérateur : il s’agit alors de se libérer des libertés accordées par la société libérale (liberté de parole, de conscience, d’aller et venir, de se nourrir ou de se vêtir à sa guise). Ajoutons que selon les contextes culturels, une pensée dominante peut aussi être celle d’une tradition. Elle n’émane pas obligatoirement d’une classe sociale, car elle peut également être issue d’un genre, d’une ethnie, d’une origine géographique, d’une couleur de peau, d’une religion, etc.

  • 1 L’inspiration chinoise est importée des USA, où le système de crédit est basé sur une notation des (...)

7Le développement de la pensée critique dans nos sociétés infusées peu ou prou de marxisme ou d’anarchisme permet d’envisager une sortie de l’emprise de la pensée dominante. Cependant, cette émancipation n’est envisageable que pour les individus qui sont au moins en partie dégagés du poids idéologique, traditionnel ou religieux qui pèse sur eux, c’est-à-dire, s’il leur est possible d’échapper à la parole du chef charismatique, ou aux prescriptions morales auxquelles ils ont socialement l’obligation de se conformer. Si certains individus croient, en leur for intérieur, qu’ils ne peuvent penser ni agir autrement que de la manière qui leur a été prescrite, ou s’ils n’ont pas conscience qu’il est possible de vivre autrement que de la manière dont il leur est dit qu’ils doivent vivre (et penser), ils sont incapables d’imaginer ou d’anticiper une modification de leur environnement idéologique ou social (éventuellement porté par un usage spécifique de la technologie, comme dans l’exemple du crédit social en Chine, qui n’est pour le moment développé que dans quelques grandes villes et assez peu automatisé1). L’argument d’autorité peut alors être infrangible aux yeux des individus s’y soumettant. Dans ces cas de littéralismes, l’émancipation est impossible. Elle ne peut pas même être envisagée, ou de manière infinitésimale. Elle ne pourra l’être que si la sécularisation vient opérer en séparant progressivement l’idéologie, la tradition ou la religion de la vie quotidienne, ou en empêchant l’identification de l’idéologie et de la vie de chacun. Cette séparation n’est pas une coupure nette interdisant toute liaison, mais plutôt une distanciation, un écart, un pas de retrait, une posture autorisant l’émergence d’un questionnement. Cette forme de sécularisation est la condition de possibilité de l’émancipation, c’est-à-dire de la sortie de l’emprise.

8Dans tous les cas, c’est la langue qui structure notre pensée et nous plonge dans les jeux de langage mis en place par les tenants du pouvoir (aux différentes échelles indiquées). La langue se fait pourvoyeuse de l’idéologie dominante, comme dans le cas de la LTI (Lingua Tertii Imperii) de Victor Klemperer. La langue du troisième Reich était une langue construite pour justifier et porter la politique nazie (valorisation de l’adjectif « fanatique », style déclamatoire, abondance de superlatifs), mais également, langue parlée à la fois par les bourreaux et leurs victimes. Il en va de même avec la LQR (Lingua Quintae Republicae) d’Eric Hazan. La langue de la cinquième République désigne la propagande quotidienne des médias et des discours politiques, propagande qui retourne le sens des mots pour les rendre moins inacceptables (un clochard devient un « sans domicile fixe », un chômeur devient une « personne sans emploi » : ils ne sont plus présentés comme les produits directs d’un système économique, mais comme des situations neutralisées – naturalisées – par le privatif « sans »). Dans ce cas également, la même langue est utilisée par les gouvernants et par les populations victimes de la LQR. Enfin, une logique identique est à l’œuvre dans la LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis) de Sandra Lucbert. La langue du capitalisme néolibéral est une construction visant à justifier le fonctionnement de ce capitalisme, en gommant tout ce qui peut choquer dans le déroulé de sa mise en acte (des licenciements de masse deviennent un « plan social »). Là encore, la même langue est parlée par les managers et les suicidés de France Télécom.

9Ainsi, la langue porte le discours hégémonique et permet sa diffusion dans toutes les sphères de la vie. Nous baignons dans ce milieu linguistique toxique, qui dans certains cas donne un sens à nos vies, mais qui dans la majorité des autres cas nous enferme dans un monde particulier, un monde que l’usage de cette langue détermine et isole de la réalité commune, de ce qui peut être commun aux individus évoluant au sein de discours hégémoniques différents, voire opposés. Sans prendre de recul par rapport à la pensée dominante dans laquelle je vis, il m’est impossible de remarquer qu’autrui, baigné dans une autre hégémonie linguistique et/ou sociale, est « comme moi », est un frère ou une sœur en humanité ; qu’il ou elle partage les mêmes centres d’intérêts, ou en cultive d’autres auxquels j’ai alors la possibilité de m’intéresser, si je m’écarte des interdits qui cadrent ma vie.

10S’émanciper consisterait alors à quitter, au moins en partie, le discours hégémonique (a minima l’un d’entre eux). Quelle que soit l’échelle à laquelle va être opéré ce geste de sortie de la pensée dominante, cela suppose de remettre en cause ses propres croyances. Prendre du recul par rapport à ses croyances, c’est remettre en cause le réconfort de son monde, la tranquillité de son quotidien. Ce geste n’est ni aisé, ni bien accepté par les autres croyants, que cette croyance concerne une pratique religieuse rigoriste, une idéologie politique crispée, ou une économie bornée à la répétition du même, ou toute autre forme de littéralisme. Plus la croyance est forte, plus la conviction est ancrée, plus sa remise en question est difficile. Les polémiques incessantes et parfois très violentes qui sont diffusées sur les réseaux dits sociaux en sont l’exemple type. Une prise de position déclenche l’ire des opposants, ce qui rend quasi inaudible l’expression d’une opinion dissidente auprès de ceux qui ne partagent pas cette remise en question de la pensée dominante qui les enferme. Selon les échelles, il est possible de se retrouver en opposition sur certains sujets, et en adéquation sur d’autres. Un individu fanatiquement vegan pourra prendre à partie un internaute se revendiquant carnivore, alors qu’ils se retrouveront tous deux à partager et soutenir les publications d’un troisième individu prônant un capitalisme libéral. Les polémiques de ce type interdisent tout échange argumenté de manière rationnelle, car elles sont l’expression de fanatismes idéologiques, de crispations intellectuelles. Est en jeu ici le conflit entre idées reçues non interrogées, non questionnées, non remises en cause, non critiquées. La rationalité est étouffée sous des affirmations péremptoires. L’argument d’autorité prévaut à toutes les échelles. La pensée hégémonique est perçue comme vraie par elle-même, sans aucune comparaison sérieuse avec ses extériorités, avec d’autres pensées, d’autres pratiques, d’autres mondes. Partout règne l’opinion qui s’affronte à d’autres opinions. La tendance est à la disparition de la capacité d’analyse critique.

3. La calculabilité hégémonique

3.1. Mésusage de la statistique

11Un problème récent dans l’histoire de l’humanité est celui que fait naître la statistique prévisionnelle, s’appuyant sur les probabilités. Science par excellence de l’État, la statistique est le socle de la gouvernance moderne. Elle vise à moyenniser les problèmes, afin de pouvoir leur trouver des solutions à plus grande échelle et, ce faisant, moins coûteuses. Cette approche aura permis aux Etats-nations modernes de planifier, de prévoir ; de normaliser leurs territoires, ainsi que les populations qui les occupaient. Il sera alors possible de parler de rationalité économique et de rationalisation de l’action de l’État. La statistique assistant la gouvernance de l’État et de l’entreprise correspond au vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul, comme l’évoque Alain Supiot. Ce rêve scientiste, qui prend notamment forme avec le taylorisme, la planification allemande puis française (respectivement en septembre et décembre 1914), puis l’ère soviétique, se globalise via la cybernétique et les appareils ouvrant la voie au numérique.

  • 2 Cette pratique a pris le nom d’astroturfing (nom d’une marque américaine de gazon synthétique) et c (...)
  • 3 Cf., « Comment les GAFAM ont créé de toutes pièces un faux mouvement citoyen », Courrier internatio (...)

12Si la statistique a pour but d’extraire des informations pertinentes d’une suite de nombres dont la simple lecture est difficile à interpréter, son automatisation via l’outil informatique va entraîner un usage néfaste de cette science qui, d’une fonction de soutien aux décisions de l’État et de l’entreprise, devient un outil de manipulation des populations, comme le montre l’exemple de Cambridge Analytica, lors de la campagne de Donald Trump de 2016 et celle pour le Brexit. Et cet outil a une action clivante forte, mise en lumière par David Chavalarias qui analyse les comportements des usagers de Twitter. Usagers manipulés par des groupes actifs, presque tous d’extrême droite, assistés d’algorithmes relayant leurs messages via de faux profils, qui abreuvent les comptes ciblés de « faits alternatifs » ou de mèmes, dans le but de créer des clivages, des confrontations, des polarisations de la vie politique2. Cette polarisation, qui est la prémisse d’un repli sur soi – en général identitaire – a entraîné des comportements excessifs, comme l’envahissement du Capitol à Washington. Plus proche de nous, ces méthodes sont actuellement utilisées par deux communautés numériques émergentes et très actives, se regroupant respectivement autour d’Eric Zemmour et Florian Philippot. Elles s’évertuent à dresser avec vigueur une partie des Français contre le gouvernement actuel et contre d’autres Français ou étrangers réfugiés sur notre territoire national – la présidence française utilise actuellement les mêmes méthodes de clivage pour diviser sa population en catégories simplistes : pour ou contre. Un autre exemple est celui de l’action, depuis plusieurs mois, des acteurs américains du numérique (GAFAM), qui ont entrepris un lobbying contre la réglementation européenne de la publicité ciblée en ligne en créant un mouvement citoyen fictif.3

3.2. Automatisme néfaste

13Le numérique est une révolution technologique. Sur le plan économique, il a contribué à améliorer nos conditions de vie et de travail, entend-on. Il permet d’aller plus vite, d’être plus efficaces et mieux informés. Dans l’entreprise, il permet aux employés et de perdre moins de temps et de faire moins d’erreurs, en un mot, d’être plus productifs, de faire gagner plus d’argent à l’entreprise. Hors du travail, il permet une vie plus agréable et plus sûre. Toutefois, tout dépend des usages que l’on fait des outils numériques. Tant qu’ils restent sous le contrôle des travailleurs qui en usent, ils peuvent apporter une qualité de travail moins épuisante, en nous permettant tout autant de faire cinquante copies d’un texte sans avoir à le taper vingt-cinq fois avec un carbone sur une machine à écrire, que de faire les plans d’un pont en incluant dans le tracé le calcul des forces en tension et des résistances des matériaux.

14On ne peut nier l’efficacité de la machine numérique qui rend plus productif un travail donné. Par contre, cela augmente les attentes en termes de cadence de travail. Il faut en faire plus maintenant que nous avons des outils permettant de travailler plus vite. Ont simplement été utilisés des dispositifs techniques permettant d’augmenter la production, dans le but de faire « croître » l’entreprise. En ligne de mire, la sempiternelle croissance économique, dont le mode de calcul pourrait et devrait être discuté en profondeur, puisqu’elle semble bien incompatible avec l’économie sobre qu’il faut penser et mettre en acte, afin de faire face à l’épuisement des ressources naturelles, autant fossiles qu’alimentaires.

  • 4 Appelées habituellement GAFAM, pour Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, les changements de (...)
  • 5 La vidéo surveillance algorithmique ou automatisée (VSA) – et nous comprenons que les deux qualific (...)

15Plus insidieux encore sont les nouveaux usages du « numérique » tels que les grandes bases de données (Big Data) stockées par les géants dudit numérique, les entreprises de la Big Tech4. Ces grands stocks de données sont exploités par des robots (des algorithmes) qui trient, classent, hiérarchisent ces données en vue d’en tirer diverses corrélations statistiques, afin de favoriser le marketing, mais également la surveillance des populations, comme le montre avec éloquence l’exemple chinois, ainsi que le développement de la vidéo surveillance5 en France.

16Cependant, ces mines de données qu’exploitent les algorithmes – on parle de Data Mining opéré par des Data Scientists qui élaborent les algorithmes – sont des métaphores inversées de leurs modèles historiques. Dans les mines de minerais ou de charbon, les matériaux désirés sont extraits et les gisements s’appauvrissent : les quantités sont données et diminuent au cours de l’exploitation. Dans les stocks de données, non seulement ce qui est extrait ce sont des corrélations et donc, aucune donnée n’en est sortie, mais au surplus, le gisement croît au lieu de s’épuiser. En effet, chaque activité sur le Web est collectée et enregistrée et quasiment aucun de ces enregistrements n’est effacé. De plus, puisque le stock augmente en quantité de données exploitables, les corrélations qui en sont extraites ou déduites trouvent sans cesse de nouvelles données pour continuer leur exploitation : ça n’a pas de fin, et n’en aura pas tant que le stock pourra croître.

3.3. Causalité perdue

17Ce qui résulte de cette exploitation des données ainsi stockées est ce qu’Antoinette Rouvroy nomme la gouvernementalité algorithmique. Une manière de gouverner – entreprises et Etats – qui se base sur les statistiques issues du traitement automatique de ces données – une sorte de gouvernance par les nombres globale et automatisée. Que nous fait ce traitement de données ? Il nous prive de nos représentations en prétendant nous présenter la vérité du monde mise à nu. Au travers de l’usage de ces techniques, nous n’avons plus accès à la manière dont nous nous représentons le monde, par nous-même, ce qui est la seule manière qu’a un humain de comprendre son environnement, mais à une représentation qui est calculée à partir de simples corrélations et qui nous est présentée comme étant la réalité elle-même. Or, le mythe du renvoi numérique à une réalité « vraiment vraie » est trompeur. Une telle réalité n’existe pas. Toute réalité est constituée par des choix que font des humains. Ici, les algorithmes font des corrélations, ils ne constituent rien.

18Qui plus est, il y a plusieurs problèmes liés à la mise en place de ces grandes bases de données. Les données ne sont pas sourcées – elles sont anonymisées ; elles perdent ainsi tout contexte et donc, toute pertinence réelle. Ces données conservent une pertinence statistique, dans le monde imaginaire qu’elles dessinent avant de tenter de nous y conformer, puisqu’il est présenté comme vrai, comme seul vrai. Entièrement constituée par des abstractions mathématiques, cette soi-disant science des données est un pur formalisme. Chaque donnée a un poids qui est décidé par un humain ayant programmé les algorithmes qui font le tri et le classement de ces données. On ne sait pas quelles sont les intentions guidant les choix de ces poids attribués à telles ou telles données. Par ailleurs, il y a également des algorithmes auto-apprenant. Ils sont de deux sortes, ceux que les programmeurs nourrissent de données qu’ils sélectionnent (il y a des choix qui sont faits en amont et donc une orientation qui est donnée), et ceux qui sont développés dans le cadre d’un apprentissage non supervisé : les données enseignent à l’algorithme. Dans les deux cas, l’algorithme explore les données en développant sa propre logique.

19Contrairement à nous, qui avons un point de vue (ce qui nous limite), l’algorithme a un autre mode d’existence et peut faire des corrélations entre des éléments très éloignés les uns des autres, et auxquels nous n’aurions pas accès depuis notre point de vue. Contrairement à ce qu’une approche de bon sens pourrait penser de ces corrélations, Giuseppe Longo a montré que plus il y a de données, plus le risque que les algorithmes fassent des corrélations abusives est grand. Ce qui veut dire que, dans ces cas, la corrélation ne signifie plus rien car, à ce moment, elle est le fruit du hasard.

20Une corrélation constatée entre deux points (deux ensembles de données) A et B peut s’interpréter de différentes manières : soit c’est A qui cause B, soit c’est B qui cause A, soit il y a un C qui est la cause des deux, mais on ne l’a pas encore aperçu. Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’il n’y a pas recherche de causalité par l’algorithme : il ne cherche que des corrélations. Il n’est donc pas là question de comprendre le monde, mais de déduire des comportements basés sur des corrélations, c’est-à-dire sur des effets issus de faits qui ont été produits par des humains. Les algorithmes font leurs calculs non pas sur des faits, mais sur des effets, dont les faits sont les causes. Ils ne connaissent donc pas les causes des effets entre lesquels ils calculent des corrélations. La corrélation n’est pas causalité. Elle est simple coïncidence. Cette méthode peut être plus rapide, mais elle peut également donner des résultats faux, voire dangereux.

3.4. Humanité absente

21Si la corrélation statistique, qui est une optimisation, peut être utile, il y a des cas où cette méthode est insuffisante. Lawrence Lessig nous met en garde contre le joug du code (informatique) qui devient la loi (Code is law). Ce qui devient normatif dans notre cas, ce sont les résultats des opérations algorithmiques produisant des corrélations (et un algorithme, c’est du code). C’est la corrélation qui devient normative, alors qu’elle doit laisser la place pour une délibération humaine, afin que puissent être pris en compte les éléments de nos vies qui ne peuvent être numérisés : l’interprétation que nous pouvons faire, par nous-mêmes, de nos propres comportements et intentions.

22Ces données massivement collectées passent pour être le langage des choses elles-mêmes (des choses et des humains). Leur traitement prétend nous dispenser de toute interprétation, de tout questionnement, car elles seraient l’émanation du réel, alors qu’elles ne sont que des calculs cherchant à corréler des effets, et non des choses, encore moins des humains. Or, le réel ne parle pas spontanément au travers des données collectées et stockées dans ces bases massives de données. Ces données ne sont pas des faits, elles sont produites. Ce sont des effets de rapports de forces ou de situations spécifiques. Il en résulte une sorte de naturalisation des faits de société, alors que la société humaine n’est pas naturelle, mais un fait culturel.

23Au travers de ces données nous ne sommes plus que des profils issus des corrélations qui ont été repérées par les algorithmes : profil de consommateur potentiel, profil de terroriste potentiel, profil de fraudeur potentiel, profil d’électeur potentiel, etc. Ce ne sont plus alors les actes qui fondent la personnalité (ou plutôt le profil), mais la potentialité statistique. Ce qu’on pourrait faire devient ce que l’on est. Alors que, bien entendu, nous sommes capables d’autres comportements, selon les circonstances de nos vies réelles. La dérive ontologique de la prospective statistique nie la causalité. Dans la gouvernementalité algorithmique, il n’y a plus d’individus ou de groupes, mais des profils spéculatifs permettant de calculer des opportunités et des risques statistiques.

24L’usage abusif des algorithmes porte atteinte à notre liberté d’agir. Dans le cas de Cambridge Analytica, il s’agissait de prédire les croyances et espoirs des électeurs américains, en exploitant à leur insu 50 millions de comptes Facebook, donc, en fabriquant autant de profils, durant la première campagne électorale de Donald Trump, ainsi que le décrit Christopher Wylie. Vouloir prédire le comportement des électeurs n’est certes pas une idée neuve. Mais dans ce cas, les données extraites par un chercheur dans un cadre universitaire ont été utilisées à des fins commerciales, pour le compte de l’alt-right américaine. Le retour aux usagers de ce type d’analyse de données se place à un niveau préconscient des individus transformés en profils anonymes entre lesquels vont être recherchées des corrélations. Ces corrélations permettent le marketing : ici, on a vendu un programme politique comme si on vendait une barre chocolatée, ou une lessive. Il y a donc un retour au producteur de données : l’individu donnant son avis sur Facebook ou répondant à un questionnaire en ligne. Ce retour se fait à un niveau préconscient et a été sélectionné pour l’individu en question par les algorithmes, en fonction des corrélations calculées entre son profil et les autres profils stockés.

25Concrètement, l’utilisateur va être mis en relation avec des personnes dont les profils partagent des points communs avec le sien : affirmations politiques, adhésion à certains messages (pouces levés). L’utilisateur va également être la cible de messages destinés à provoquer une indignation et une réaction automatiques : images de casseurs, discours haineux, photos détournées, etc. Cela transforme le citoyen en consommateur de programmes politiques ou de désinformations sur des thèmes susceptibles de le faire réagir de façon réflexe. C’est parce que ce retour se place au stade préconscient de l’individu que cela l’empêche de devenir sujet, c’est-à-dire de prendre des décisions en étant conscient des tenants et aboutissants. Au demeurant, cela transforme la politique en produit de consommation (c’est précisément ce que fait l’économie comportementale en nous dressant collectivement à consommer).

26Dans le langage de Bernard Stiegler, on dira que la capacité de décision de l’individu a été court-circuitée. Son désir a été remplacé par une pulsion (d’achat, d’association ou de dissociation, de vote, d’abstention). C’est la destruction du désir qui transforme les individus en membres actifs de la société de consommation, stimulés non par leurs besoins, mais par des réflexes conditionnés par le marketing, qui crée des faux-semblants de besoins. Selon Maurizio Lazzarato, la pulsion im-médiate est pure action, elle est disparition de la médiation éthique ou sociale entre désir et action : elle s’apparente à un réflexe, c’est un conditionnement de type action-réaction. A ce stade, le désir n’est plus seulement occulté, il est détruit, laissant libre cours à la pulsion. Il s’agit là d’un asservissement machinique, c’est-à-dire sans médiation.

27Dans le cadre des Big Data, cela devient possible par les calculs des algorithmes. Les résultats de ces calculs nous privent donc de notre liberté de choix en nous présentant des choix prédéfinis qui nous affectent et orientent nos actions de façon non consciente, ou non volontaire : le stimulus court-circuite ce qu’Emmanuel Kant appelle l’entendement. Il n’est plus question de faire des choix en exerçant notre libre arbitre, mais de répondre par un réflexe conditionné aux choix qui sont faits pour nous. Quand votre enfant vous dit qu’il veut tel paquet de bonbons ou telle poupée, ce n’est pas un choix qu’il fait, c’est une pulsion issue d’un conditionnement. Il ne veut pas, il est voulu par le marketing qui fait naître en lui cette pulsion (d’achat). C’est également le cas, si vous utilisez le moteur de recherche de Google, de l’autocomplétion qui propose une façon de progresser dans l’écriture de la requête formulée pour votre recherche, en la basant sur l’analyse de vos recherches précédentes et de vos comportements sur internet.

3.5. Aliénation automatisée

28Nous sommes tous agis par ces pulsions, personne n’y échappe dans la société de consommation ; et il faut faire un pas de côté, prendre du recul, pour parvenir à se poser la question de la pertinence de tel ou tel achat compulsif. Ce que le marketing (qui émerge au début du XXe siècle, avec Edward Bernays) nous fait, les algorithmes l’automatisent. Cela signifie que la puissance de ce marketing est amplifiée par son automatisation, de la même manière que la productivité d’une chaîne de montage automobile augmente avec son automatisation. Il s’agit de contourner la capacité des individus à réfléchir en jouant sur leurs peurs ou leurs couleurs ou sons préférés (neuro-marketing). Les calculs effectués par les algorithmes remplacent notre processus de décision. Il n’y a plus production de jugement par les individus, mais production d’un état de fait par les algorithmes. Et cet état de fait devient la norme.

29La raison se fait rationaliste. Elle est mobilisée de façon automatique par ces pratiques de marketing qui empêchent que le circuit de l’entendement se mette en place. L’entendement, c’est ce qui nous permet d’apprendre de nos actes, de nos pensées, de nos erreurs. Il vient compléter la raison dans le fonctionnement de l’esprit humain. Pour créer un concept, une idée, une œuvre, il faut se dégager des automatismes de la raison calculante. La création est étrangère aux automatismes. Google et les autres Big Tech sont, quant à elles, focalisées sur la raison calculante. Alors que l’entendement, qu’elles ne prennent pas en compte, est un principe actif, le résultat de l’influence du marketing est basé sur la passivité réceptive d’un message auquel nous sommes amenés à répondre automatiquement, comme par réflexe.

30Le numérique est ici totalement clos sur lui-même. Il n’est même plus producteur de rapports de pouvoirs, mais seulement d’un état de fait : c’est comme ça. Et dans cet état de fait, le politique se dissout en pure puissance spéculative : ces énoncés n’ont plus aucun rapport au réel. Il n’y a plus écart entre le signe et la chose. Il n’y a plus de libre arbitre. Il n’y a plus de distance critique. Tout est dans les données. Fait et norme se confondent. Alors que l’état de fait doit être distinct de l’état de droit, afin que puisse émerger notre liberté d’action et de décision, afin que puisse s’exercer notre volonté. C’est cet écart qui n’existe plus dans la gouvernementalité algorithmique. Le droit, par l’écart qu’il instaure entre la norme et le fait, permet de garantir la possibilité d’une désobéissance – que l’on peut appeler émancipation. Alors que la confusion, ou l’identification de la norme et du fait interdit tout écart, toute distanciation, toute désobéissance, tout questionnement quant au bien-fondé de la norme. C’est un totalitarisme pur, un formalisme, un littéralisme.

31En se décalant vers le registre religieux, il est possible d’affirmer que c’est un fondamentalisme rigoriste, littéraliste. Il y a confusion, identification, entre la lettre du texte posé comme sacré et la vie réelle des individus, de la même manière qu’il y a confusion entre le résultat du calcul et la vie réelle des personnes dont les profils sont traités par les algorithmes (c’est la caractérisation du scientisme). Dans les deux cas, la liberté disparaît pour faire place à une obligation aliénante : il s’agit de se soumettre à ce qui est présenté comme la vérité. C’est, corrélativement, la fin du droit à la vie privée.

3.6. Perspective inquiétante

32C’est à cette situation que nous faisons face quand nous abordons la question des Big Data et des algorithmes qui en exploitent les données. En elles-mêmes, ces bases massives de données ne sont pas à proscrire, si ce n’est du point de vue environnemental, compte tenu de leur coût énergétique ; mais il faut impérativement qu’à l’issue du calcul il y ait une intervention humaine qui en décide la pertinence, afin de maintenir l’écart entre l’état de fait produit par le calcul et le droit ; pour que la norme ne soit pas produite par le calcul, mais que le résultat du calcul puisse éclairer la production de normes, en étant jugé par des humains.

33Le traitement automatique de nos données personnelles se fait sur le mode rationaliste des corrélations opérées par des algorithmes. Cela écarte l’entendement, cela écarte l’humain. Il faut, comme c’est enseigné dans les formations sérieuses de Data Scientists, que le technicien fournisse des données aux décideurs et qu’en aucun cas il n’oriente les décisions que les non-spécialistes doivent prendre à la lumière de son travail de statisticien. De plus, pour lutter contre l’automatisation aliénante, il faut affirmer une posture morale de type « le résultat du calcul n’est pas la vérité, n’est pas la réalité des humains qui en sont l’objet ».

  • 6 C’est l’expression utilisée par Cambridge Analytica dans sa campagne promotionnelle :
    https://yewt (...)
  • 7 Ces deux manières de manipuler les usagers des réseaux sociaux font partie de ce qu’on nomme le nud (...)
  • 8 En février 2022, le procureur général du Texas, au nom de son Etat, a porté plainte contre Meta pou (...)

34Avec le numérique tel que décrit ci-dessus, dans la lignée de ce qu’a fait Cambridge Analytica, on ne suppose plus que les individus sont capables de faire des choix. Il s’agit d’exacerber des craintes et des inquiétudes pour créer en eux des réflexes. Cette approche est nommée Data driven behavior change6 (changement de comportement entraîné par les données : c’est une forme d’astroturfing plus ciblé7). Elle consiste, non pas à tenter d’influencer les masses d’internautes, mais à mettre en place un micro-ciblage basé sur les profils individuels, dans le but de mettre en relation des individus afin de permettre de créer des groupes de taille réduite, mais très actifs. Ce sont ces groupes très engagés qui sont en mesure de faire basculer une élection, comme cela a bien été montré au sujet des campagnes de Donald Trump et pour le Brexit. Parmi les victimes de ce système, ceux qui n’ont pas un niveau d’éducation leur permettant de prendre du recul sont les plus vulnérables, car le fonctionnement des réseaux dits sociaux, via les algorithmes calculant des corrélations entre des profils, tend à détruire la capacité d’analyse critique de leurs usagers. Au surplus, on peut craindre que la réalité virtuelle pour les masses (par exemple, le Métavers, proposé par Meta, la désormais société mère de Facebook) puisse être utilisée pour manipuler ses utilisateurs de façon plus efficace encore, en enregistrant, en sus des comportements sur internet, les expressions faciales – en situation et en temps réel – des porteurs de casques de réalité virtuelle8. La manipulation généralisée, hégémonique, reprend des forces en usant d’outils nouveaux. Avec le calcul algorithmique le réel tend à se gouverner lui-même. C’est la destruction de la politique. C’est la petite mort du capitalisme, qui ne peut rêver mieux.

4. Que faire ?

4.1. Solutions techniques

  • 9 Parmi les guides pour échapper aux contraintes qui nous sont imposées, il y a celui du site « Hygiè (...)
  • 10 Sur le fonctionnent de Chrome dans l’écosystème Google, on peut lire avec profit la bande dessinée (...)

35Il y a de nombreuses solutions techniques permettant de limiter la toxicité des réseaux sociaux et des Big Tech9. Les guides que l’on peut trouver sur internet sont très complets et permettent de se familiariser avec des techniques d’évitement, de contournement ou de compartimentation, qui sont autant de mises en retrait de nos terminaux (ordinateurs et smartphones et autres objets connectés) des sociétés qui collectent nos données, les trient, les agencent dans le but de les monétiser10. Ces problèmes de collecte de données personnelles sont d’ailleurs désormais présents dans le champ automobile, les grandes marques collaborant avec les géants du numérique : Tesla capte toutes vos données de déplacement et d’usage de ses voitures ; Stellantis (Peugeot et Citroën) s’est associé quant à elle avec Amazon ; Renault est désormais partenaire de Google et le phénomène est présent chez tous les constructeurs importants. Une possibilité de nous protéger consiste à compartimenter nos activités sur internet en usant d’accès différents (qui sont également nommés profils) selon nos activités : un profil professionnel n’aura par exemple que l’usage de certains logiciels, alors qu’un profil par défaut pourra n’avoir accès qu’aux logiciels de la vie courante.

36Une autre option de défense est d’obliger les sociétés du numérique à rendre public, au moins en partie, leurs algorithmes, afin qu’ils puissent être audités et évalués par le public, ou ses représentants, dotés des capacités nécessaires à la compréhension de la programmation des algorithmes, comme le propose Olivier Ertzscheid. La transparence algorithmique est une des conditions de notre émancipation éclairée de leur influence (c’est en partie le cas en France, en ce qui concerne les algorithmes publics). Mais les entreprises qui les développent et les exploitent doivent également rendre des comptes, tant sur le respect des règles juridiques et éthiques que sur la nécessité de rendre intelligible la logique qui sous-tend le traitement des données.

  • 11 Cf., Internet Information Service Algorithmic Recommendation Management Provisions, traduction angl (...)

37C’est en Chine que la régulation des algorithmes des entreprises privées est en avance sur l’Occident. En effet, le gouvernement chinois ne souhaite pas laisser les entreprises privées prendre le pas sur l’Etat. Dans le modèle chinois, l’Etat impose le contrôle le plus étroit sur l’économie de marché et les incitations (nudge) adressées à sa population. C’est pourquoi, il ne laisse pas faire et régule l’usage des algorithmes par le secteur privé. Dans une série de 35 règles promulguées au 1er mars 2022, la Chine impose cette régulation à son secteur privé11. Entre autres mesures, il y est question de l’obligation d’informer clairement les usagers des services de recommandation algorithmique proposés par les entreprises ; ainsi que de publier les principes, les objectifs, les motifs, les principaux mécanismes opérationnels des services algorithmiques proposés aux usagers.

38En Occident, le libéralisme nous entraine dans une voie opposée à celle de la Chine. Il est plutôt question en nos contrées de réduire l’envergure de l’État et de laisser le marché économique se réguler tout seul. Du moins, en théorie. Car la régulation est bien présente, dans tous les pays libéraux. La tendance n’en reste pas moins inverse à celle de la gouvernance chinoise. Il est peu probable que nous parvenions à obliger les grandes sociétés privées à rendre leurs algorithmes publics, ainsi que les principes qui les sous-tendent. C’est pourquoi les solutions permettant de se protéger sont utiles, et même nécessaires, du moment que l’on a pris conscience du problème qui se pose à nous. Elles demandent cependant des capacités techniques d’analyse et d’intervention de la part des usagers. Il n’est pas aisé de prêter attention à l’usage que l’on a de son ordinateur ou de son téléphone portable. De nombreux logiciels propriétaires sont gratuits et ergonomiques. Pourquoi devrait-on s’en passer, puisqu’ils sont pratiques et fiables (gmail, facebook, google search, google nav, gotomeeting, zoom, skype, discord, etc) ? Tous ces logiciels pratiques et gratuits fonctionnent sur le même modèle économique : la captation de vos données personnelles, leur traitement et la revente des informations de vos profils à des sociétés de marketing. Pour éviter cela, il faut être actif et prendre du recul par rapport à ces facilités qui rendent nos vies moins complexes en permettant des connexions aisées, fiables, rapides et sans nécessiter de savoir-faire, ou très limités. S’émanciper c’est donc un travail. Il s’agit de prendre du recul d’avec ce qui, pense-t-on, va de soi. Il s’agit de changer nos habitudes. Ce travail sur soi n’est pas aisé ni généralement perçu comme utile, encore moins nécessaire. Comme dans d’autres domaines d’activité, tant que l’on n’a pas pris conscience des dangers que font peser sur nous la vidéo-surveillance et la captation de nos données personnelles, il ne peut être question de souhaiter s’en affranchir.

39En fait, la situation dans laquelle nous nous trouvons tous, membres de la « société de consommation », est comparable à la situation que vit une personne ou une communauté religieuse certaine de ses convictions. C’est cette certitude d’être et de vivre dans la vérité, de « n’avoir rien à cacher » ni à Dieu ni à Google, qui nous démunit de notre capacité d’analyse critique. La foi aveugle que nous vouons à Google, à Amazon, à Facebook, est comparable à la foi aveugle que certains d’entre nous éprouvent envers Dieu, Bouddha, Shiva, etc. Elle reste non interrogée et l’intérêt de la questionner reste généralement inaperçu, voire impensable. Sans recul critique, aucune possibilité de comparer avec objectivité – même si elle est relative – ce que l’on vit à ce que d’autres vivent. Afin de parvenir à poser un regard interrogateur sur nos pratiques, il faut s’en détacher au moins un peu. Et pour opérer cela, il faut utiliser un outil bien connu et dont il a été question précédemment : la sécularisation. Il s’agit de séculariser notre rapport aux Big Tech, afin de comprendre ce que ces usages nous font. Et s’il est important de changer nos habitudes, cela doit se faire par étapes, afin d’éviter tout changement brusque et par là même violent. Il convient de s’approprier de nouvelles pratiques sans pour autant tout abandonner des anciennes. Le tri que nous devons effectuer est rendu possible par cet écart séculier qui permet la pensée critique.

4.2. Sécularisation du numérique

  • 12 Sur ce sujet, on peut se rapporter à La querelle de la sécularisation de J.C. Monod et à l’Essai su (...)

40Ainsi, les techniques de protection ou d’évitement que l’on peut déployer ont une expression philosophique. Il est possible de mobiliser la notion de sécularisation pour en rendre compte de manière plus globale, ou générique. La sécularisation est un processus historique qui peut nous aider à comprendre ce qu’il s’agit d’accomplir. Elle se déroule sur le temps long et peut se résumer à la perte de consistance de la représentation religieuse du monde au profit d’une approche plus pragmatique : la signification de la vie humaine devient pratique, orientée par l’ici-bas, plutôt que spirituelle. Cela touche tout autant la croyance religieuse que la croyance idéologique. Historiquement, la sécularisation a opéré une séparation entre la religion et l’Etat, ou plus précisément, entre l’Etat-Eglise naissant et l’Etat romain finissant. Séparation qui s’est réaffirmée avec la naissance des Etats modernes en Europe. Cette séparation s’est faite à petits pas. Elle ne s’est d’ailleurs pas terminée et est en fait toujours en travail. L’écart, quant à lui, a évolué. La séparation a été plus ou moins profonde, voire conflictuelle, selon les époques et les lieux12. La sécularisation est nécessaire à l’émergence de l’esprit critique, car elle ouvre un espace inédit à partir duquel il est possible d’interroger nos croyances. Il n’est pas possible de questionner une croyance si l’on est tout entier pris par elle. Quand « parce que c’est ainsi » est la seule réponse à la question « pourquoi ? », il n’y a pas d’écart entre moi et ma croyance, ou entre moi et la pratique qui découle de cette croyance.

41Qu’en est-il de la sécularisation pour notre sujet ? Il s’agit de poser ou d’accentuer l’écart entre l’affirmation présentée comme vérité sur un réseau et la vie quotidienne hors de ce réseau. La sécularisation vient éroder la force de l’affirmation de ce qui se présente comme vérité. Elle permet une approche séculière de la parole « vraie », c’est-à-dire qu’elle la désacralise du point de vue de l’agent qui met en œuvre cette sécularisation. Cette pratique produit un espace où la critique devient possible, où la capacité d’analyse critique redevient une option à portée de l’usager d’un réseau. Dans cet espace de pensée et d’échange, le questionnement quant au sens de mon activité peut émerger. C’est la possibilité de réactiver l’entendement. Ainsi, un réseau séculier serait un réseau où l’automatisation permettant de cibler des usagers avec des messages les affectant au niveau préconscient et cherchant à manipuler lesdits usagers ne serait pas fonctionnelle, ou moins efficace. Cela semble être une utopie. Plus qu’une utopie, c’est un objectif idéal dont il s’agit de se rapprocher.

42Si nous parvenons, en effet, à désamorcer ou à atténuer l’action émotive que ces messages ont sur nos cerveaux, nous ne serons plus les victimes de leurs manipulations. Cependant, cela n’est pas qu’une affaire de volonté, puisque précisément, ces messages nous affectent sans que notre volonté puisse s’exercer. Nous touchons apparemment à un problème fondamental. Comment se prémunir de ce qui fait réagir de façon réflexe ? Cela semble impossible, sauf à éliminer la cause du réflexe en quittant les réseaux. De fait, la méthode la plus évidente consiste à rompre avec ces nouvelles technologies en refusant de les utiliser. Elles sont toutefois si bien mêlées à nos vies que cela paraît très difficile à mettre en pratique. En sus, se priver entièrement du numérique serait se mettre à l’écart de la société elle-même. Or, la vie dans les marges, même si elle est possible, n’est peut-être pas souhaitable pour tout un chacun.

43La seule institution qui a pu opérer une sécularisation importante fut l’Etat moderne qui, en naissant des décombres de l’empire carolingien, s’est érigé comme un autre de l’Eglise. Et même si les liens entre les deux institutions furent nombreux et parfois presque consanguins, il n’en demeure pas moins que l’Etat moderne n’est pas l’Eglise. Quelle institution alors pour nous séparer de nos automatismes, de nos habitudes ? Il s’agit sans doute de tout ce qui peut permettre l’éducation des utilisateurs du numérique. Une éducation aux « bons » usages, aux usages pharmakologiquement positifs (Bernard Stiegler), puisqu’il est question de savoir-faire et donc de techniques. Aidons ceux qui en ont besoin à développer leur capacité d’analyse critique, afin qu’ils et elles puissent comprendre dans quels mécanismes aliénants ils sont pris à leur insu.

Concluons

44Si, comme le dit Sandra Lucbert, « un ordre social est machinal » c’est qu’il déploie les techniques dont il est constitué pour nous agir. Ces techniques sont morales, légales, manipulatoires et machiniques, c’est-à-dire que le numérique n’en est qu’un aspect. Toutefois, cet aspect a pris une part importante dans l’ensemble de ces techniques machinales. Ceux qui en usent ne jouent plus à en découvrir les points forts. Elles sont bien maîtrisées et s’appuient sur les neurosciences et les sciences du comportement pour, précisément, nous machiner. Pour leur échapper il faut d’une part avoir la possibilité de prendre du recul d’avec le milieu qu’elles saturent de leurs machinations, il s’agit de séculariser le numérique en lequel nous croyons collectivement trop ; et d’autres part, il faut les connaître afin d’être en capacité de mettre au point des stratégies d’évitement.

45Deux notions fortes se dégagent donc de la question de notre émancipation des Big Tech et des Etats qui usent des mêmes techniques : sécularisation de la croyance en l’absolu bénéfice que ces outils numériques nous apportent et capacitation des usagers.

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Bibliographie

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Zuboff, Shoshana, L’Age du capitalisme de surveillance, Paris, Editions Zulma, 2020.

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Notes

1 L’inspiration chinoise est importée des USA, où le système de crédit est basé sur une notation des clients des banques qui les classent en fonction de leurs revenus, des éventuelles fraudes passées, de leurs capacités à rembourser une dette. Le gouvernement chinois va prendre ce modèle et l’étendre aux habitudes et comportements des consommateurs, mais aussi aux comportements des entreprises privées : le crédit devient social. Il devient un élément important du système de gouvernance sociale et du système d’économie de marché socialiste. L’objectif est de réduire la fraude en incitant à des comportements vertueux (d’achat, de vente ou dans l’espace public), par un système de notes, de récompenses et de sanctions.
Cf., Rogier Creemers :
https://chinacopyrightandmedia.wordpress.com/2014/06/14/planning-outline-for-the-construction-of-a-social-credit-system-2014-2020/

2 Cette pratique a pris le nom d’astroturfing (nom d’une marque américaine de gazon synthétique) et consiste à coordonner des comportements inauthentiques dans le but de désinformer ou de provoquer des émotions de rejet ou d’adhésion. Cette technique est utilisée par le marketing, qu’il soit économique ou politique, qu’il soit le fait d’entreprises, de groupes militants ou d’Etats.
Les mèmes sont des images ou des gif animés ou de courtes vidéos qui peuvent être personnalisés et sont partagés massivement sur les réseaux dits sociaux. D’un mème partagé massivement, on dit qu’il est viral.

3 Cf., « Comment les GAFAM ont créé de toutes pièces un faux mouvement citoyen », Courrier international, n° 1635, 3 mars 2022 :
https://www.courrierinternational.com/article/enquete-comment-les-gafam-ont-cree-de-toutes-pieces-un-faux-mouvement-citoyen

4 Appelées habituellement GAFAM, pour Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, les changements de noms de Google en Alphabet et Facebook en Meta nous font préférer l’expression de Big Tech pour les désigner ; d’autant plus que ces entreprises, en tête historiquement, sont en partie rattrapées par les géants chinois, les BATX : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi ; mais aussi par certains États (l’exemple du stockage massif de données personnelles par la NSA est éclairant à ce titre).

5 La vidéo surveillance algorithmique ou automatisée (VSA) – et nous comprenons que les deux qualificatifs sont parfaitement synonymes, puisque la mise en place d’algorithmes pour analyser un système de données permet son automatisation et qu’inversement il n’y a que les algorithmes pour permettre l’automatisation un système de ce type – est déployée en France depuis plusieurs années. Elle doit permettre un traitement plus efficace de ces masses données que sont les images prises par les caméras ; et ainsi, mieux informer les services de police ou de l’Etat. Elle est, bien entendu, déployée par des sociétés privées qui ont accès à ces données (ne serait-ce que pour la maintenance des bases de données, c’est-à-dire des enregistrements vidéos et des informations attenantes). L’utilisation de ces technologies numériques automatiques amenuise les espaces de libertés dans les rues et sur les places des villes où elles sont déployées.
https://www.laquadrature.net/2022/03/23/quest-ce-que-la-videosurveillance-algorithmique/

6 C’est l’expression utilisée par Cambridge Analytica dans sa campagne promotionnelle :
https://yewtu.be/watch?v=zjvy9fFQsEw

7 Ces deux manières de manipuler les usagers des réseaux sociaux font partie de ce qu’on nomme le nudge. Il s’agit d’incitations visant à orienter les choix des usagers. Le nudge, catégorie générale dans laquelle se trouvent d’autres modes d’incitations, mensongers ou manipulateurs, est issu de l’économie comportementale. C’est un dressage, une forme dégradée d’éducation enfermant l’individu dans le fatalisme social. Il s’agit d’adapter les êtres humains à un ordre qui les dépasse, en utilisant l’individu pour le mettre au service du système (Pablo Jensen). L’objectif étant de mener à bien l’achèvement d’une tâche commune nommée « consommation ». Par exemple, inviter à choisir des salades plutôt que des burgers dans une cantine, en plaçant les salades au premier plan, est censé inciter à manger plus équilibré. C’est ainsi, également, qu’Emmanuel Macron prononce des discours visés par des cabinets de conseil en nudge, comme BVA Group.

8 En février 2022, le procureur général du Texas, au nom de son Etat, a porté plainte contre Meta pour la collecte d’informations biométriques de ses usagers et leur transmission à des entreprises tierces contre des avantages commerciaux. Facebook est accusé d’avoir, durant plus de dix ans, capturé, divulgué, conservé illégalement et exploité secrètement les informations biométriques extraites des photos et vidéos postées par les usagers Texans :
https://www.developpez.com/actu/331454/La-plainte-du-procureur-general-du-Texas-contre-Meta-au-sujet-de-la-collecte-des-donnees-de-reconnaissance-faciale-secrete-peut-ruiner-le-geant-des-medias-sociaux-et-entrainer-sa-faillite/

9 Parmi les guides pour échapper aux contraintes qui nous sont imposées, il y a celui du site « Hygiène numérique » : https://www.hygiene-numerique.com/
Ou bien le blog de Booteille : https://blog.dreads-unlock.fr/
Ou encore, plus abordable pour le néophyte, « Protège-moi sur internet » : https://protege-moi-sur-internet.com/

10 Sur le fonctionnent de Chrome dans l’écosystème Google, on peut lire avec profit la bande dessinée Contra Chrome (il est possible d’installer Chrome sur un ordinateur personnel, mais il est surtout installé par défaut sur tous les smartphones Androïd) : https://contrachrome.com/comic/699/

11 Cf., Internet Information Service Algorithmic Recommendation Management Provisions, traduction anglaise des règles promulguée au 1er mars 2022 :
https://digichina.stanford.edu/work/translation-internet-information-service-algorithmic-recommendation-management-provisions-effective-march-1-2022/

12 Sur ce sujet, on peut se rapporter à La querelle de la sécularisation de J.C. Monod et à l’Essai sur la laïcité de L. Maronneau.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Maronneau, « S’émanciper aujourd’hui : une visée de moins en moins discernable »Le Portique, Cahiers du Portique n°20 | 2022, 85-115.

Référence électronique

Laurent Maronneau, « S’émanciper aujourd’hui : une visée de moins en moins discernable »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°20 | 2022, document 5, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 28 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/leportique/4203 ; DOI : https://doi.org/10.4000/leportique.4203

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Auteur

Laurent Maronneau

Laurent Maronneau est docteur en philosophie de l’Université de Lorraine (Metz). Sa recherche porte, dans les domaines de la philosophie politique et de la philosophie sociale, sur la laïcité en tant que concept et comme dispositif émancipateur, ainsi que sur la théorie critique comme moyen d'interpréter la société contemporaine. Il a publié un Essai sur la laïcité - Condition de possibilité de l'émancipation (l'Harmattan, 2017).

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