1Ce numéro double du Portique est consacré à la mémoire de Bernard Stiegler, auquel nous rendons hommage par les textes que vous découvrirez ci-après. Chacun des ces articles est une contribution à sa pensée que nous souhaitions rendre accessible à un public plus large que celui présent lors du colloque qui s’est tenu du 20 au 22 juin 2022 à Paris : « De la philosophie à l’organologie, et au-delà ? Penser le devenir des savoirs dans l’exosomatisation numérique. » Ce volume se divise en six parties, dont cinq sont consacrées à la pensée de Bernard Stiegler et la dernière aux Marges et Controverses, qui viennent conclure ce numéro.

2La première partie comprend quatre articles écrits sur les enjeux philosophiques de la pensée de Stiegler, et notamment sur le thème du refoulement de la technique dans l’histoire de la philosophie. Jean-Hugues Barthélémy effectue un retour sur les différentes périodes de l’œuvre stieglerienne et s’attache à rendre compte du projet d’écologie de l’esprit, conçu par Stiegler comme, à la fois, celui de l’économie politique et celui de l’écologie politique. Puis, Paolo Vignola propose une lecture générale de la pensée de notre auteur. Il montre comment en critiquant la noologie de Deleuze et Guattari, Stiegler élabore une noopolitique capable de contrecarrer les effets toxiques des technologies néolibérales et du capitalisme de plateforme. Il s’agit de repenser l’image sociale de la pensée (noologie) comme une fonction techno-logique de soin pour l’intelligence : « panser », dans le but de recadrer les relations entre la noèse et la technique. Le troisième article est écrit par Michaël Crevoisier et porte sur l’aspect atranscendantal de la philosophie de Bernard Stiegler. Il montre comment, dans la pensée stieglerienne, se constitue une nouvelle articulation de l’empirique et du transcendantal comme du fait et du droit, selon une logique de l’après-coup. Il explique aussi en quoi une conception hétéronome de la raison implique de penser à nouveaux frais la croyance en sa nécessité. Cette première partie se conclut par le texte d’Anne Alombert qui approfondit la question de la pensée atranscendantale de Stiegler en montrant que le dépassement de l’alternative entre empirisme et transcendantalisme ouvre une voie nouvelle pour la philosophie. Il s’agit, pour Stiegler, de révéler les conditions techno-logiques de possibilité de l’expérience et de la connaissance ainsi que la constitutivité des supports techniques dans les structures de la conscience, ce qui suppose de renouveler en profondeur les projets de Kant comme de Husserl.

3La deuxième partie s’interroge sur les enjeux de l’organologie élaborée par Stiegler dans le champ des sciences de l’esprit et comporte trois articles. Dans le premier, Michal Krzykawski propose de penser et de panser le corps face aux nouvelles technologies grâce à l’organologie proposée par Bernard Stiegler, en interrogeant les relations entre le corps, la noèse et la technologie Il s’agit de montrer que la dénoétisation décrite par Stiegler va de pair avec la désincarnation. Dans l’article suivant, David Bates examine la question du cerveau dans l’œuvre de notre auteur. Le cerveau humain recèle une capacité de décision qui dément la tendance à produire des « autonomismes ». En passant par Carl Schmitt, cet article montre comment la crise produit une interruption qui doit être décidée par-delà les normes en vigueur, ce qui rend impossible la décision par des algorithmes qui ne peuvent se montrer prédictifs qu’à partir des normes passées. Enfin, pour conclure cette partie, Isabelle Alfandary tente de saisir la relation complexe que l’œuvre de Stiegler entretient avec la psychanalyse. Tout en soulignant l’oubli du rôle des supports technique dans la vie psychique, Bernard Stiegler réhabilite la psychanalyse dans le contexte actuel, en montrant qu’elle est capable d’un soin singulier et puissant qu’il est urgent de démocratiser. La psychanalyse permet de panser et de penser les maux contemporains.

4Dans la troisième partie, il est question des enjeux de l’organologie dans les sciences du vivant. Tout d’abord, Francesco Vitale revient sur la critique du « nihilisme anthropologique » de Levi-Strauss que propose Bernard Stiegler pour introduire le débat sur les questions d’entropie et de néguentropie. Alors que Lévi-Strauss s’appuie sur des spéculations scientifiques à propos de l’entropie, afin de soutenir une vision sombre de l’avenir de l’humanité, Vitale propose d’exorciser la fascination qu’exerce sur nous ce « nihilisme anthropologique » en s’appuyant sur les propositions « néguanthropologiques » de Stiegler. Puis, ce sera au tour de Giuseppe Longo d’explorer le transfert de concepts de la physique classique et de la thermodynamique dans le champ de l’économie et de la biologie. Après s’être interrogé sur les différentes mobilisations des concepts d’entropie et de néguentropie, il propose une réflexion sur le processus d’exosomatisation (d’extériorisation technique) qui a conduit aux technologies numériques actuelles. Dès lors, Giuseppe Longo soulignera les enjeux épistémologiques et politiques des nouvelles techniques mathématiques de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage profond. Enfin, Elise Lamy-Rested relit l’organologie générale de notre auteur à la lumière de la cosmologie d’Alfred North Whitehead. La « mémoire tertiaire » constitue le cœur de la pensée des techniques de Stiegler. C’est en posant les limites de cette conception qu’Elise Lamy-Rested tente de penser les enjeux qui sont les nôtres : l’Anthropocène et le développement des technologies numériques.

5La quatrième partie s’interroge sur les enjeux de l’organologie pour l’esthétique. Trois contributions explorent ce thème. La première est celle de Susanna Lindberg, qui examine la théorie stieglérienne de la conscience en tant que pouvoir de rêver, qui n'est pas fondée sur l'imagination cachée dans les profondeurs de l'inconscient (comme chez Freud), mais dans des images-objets techniques analysées comme « rétentions tertiaires ». C’est la question du cinéma de la conscience qui est alors posée. Pierre Cassou-Noguès s’intéresse quant à lui aux analyses que notre auteur consacre à la télévision, en reprenant le thème de la synchronisation des consciences pour montrer qu’Internet réalise une désynchnronisation tout en engendrant les mêmes effets d’uniformisation, et en augmentant même la production « de temps de cerveau disponible ». Ce « travail zombie » est ensuite discuté dans le contexte de l’automatisation de la société. Enfin, Noel Fitzpatrick nous propose de revisiter la techno-esthétique de Simondon en passant par les analyses de Stiegler, notamment par rapport à la manière dont celui-ci aborde la relation entre esthétique et technologie dans le contexte du Néguanthropocène. Il sera question du glitch en tant qu’il illustre l’impact des technologies computationnelles contemporaines sur l’expérience esthétique.

6La dernière section, consacrée aux enjeux de la pensée de Bernard Stiegler pour la politique et la culture, est composée de quatre articles. Daniel Ross ouvre la discussion en montrant qu’aujourd’hui, le droit entre en crise en raison de l’écart entre la vitesse du changement juridique et la vitesse d’évolution des technologies numériques. D’autre part, en sus des trois types de mémoire mis en lumière par notre auteur, est proposé dans cet article un quatrième type de mémoire : le système immunitaire. Cela permet de comprendre la crise de l’expérience contemporaine comme une réaction anaphylactique. Avec Pieter Lemmens, nous explorons les potentiels noétiques des psychédéliques en tant que pharmaka. Cet article aborde les dimensions libidinales, ontologiques et épistémologiques des pharmaka psychédéliques. Il défend l'idée que ces pharmaka peuvent contribuer de manière significative à un futur pluralisme noétique ou à une noodiversité. Ensuite, Hector Castaño examine l'impact persistant de la « pharmacologie de la différence culturelle » dans les analyses de Bernard Stiegler concernant la « grammatisation occidentale ». Il montre que l'écriture chinoise est également orthothétique, remettant en question la pertinence de la notion de « lettre » pour expliquer la spécificité de l’histoire occidentale et la différence supposée entre l'Orient et l'Occident. Pour conclure, Ludovic Duhem propose une étude de la figure d'Icare, cette figure de l'« idiotie » que la pensée de Stiegler aurait négligée ou oubliée. Il s’agit de penser ce « défaut » en regard de la figure centrale du « défaut qu'il faut », à savoir celle d'Épiméthée. C'est à travers une lecture du mythe d'Icare, rendue possible par l'analyse stieglerienne du mythe de Prométhée, qu'un tel défaut devient constitutif d'un prolongement à travers les enjeux écologiques, épistémologiques et politiques de la localité.

7Les Marges et Controverses concluant ce numéro double recueillent trois articles d’horizons très divers. Le premier, proposé par N’Dré Sam Beugré, porte sur l’analyse du point de vue phénoménologique de Jan Patočka de notions telles que la communauté, la guerre, l’histoire, la polémique et la solidarité : la vie politique n’est pas seulement caractérisée par l’antagonisme, mais aussi par la solidarité. Penser la solidarité politique nous permet de penser à la possibilité émancipatrice de l’action sociale, ainsi qu’aux obstacles à la réalisation de ces possibilités. Le texte suivant, de Loubna Abahani, discute la pensée d’Henri Bergson qui, dans La Pensée et le Mouvant, fait du changement la substance même de la réalité, cependant qu’il voit dans l’immobilité un leurre forgé par l’intelligence. Penser intuitivement la durée ou l’être mouvant est un acte immanent qui prend place dans la vie et en cette durée même. Pour clore ce volume, une contribution de Rachid Boutayeb à propos du discours de l'authenticité dans la pensée arabe contemporaine en tant que pathologie culturelle, ainsi que les concepts et idiomes idéologisés qui lui sont associés, tels que l'héritage, l'identité ou l'origine. L'exagération de l’usage de ce « Jargon de l'authenticité » et sa sacralisation correspondent à un processus d'aliénation de la réalité et de recul face aux défis de la modernité.

8En souhaitant, amis lecteurs, que vous trouviez dans ces pages de quoi alimenter votre réflexion.