Introduction

1Cet article est le fruit d’un colloque d’hommage à la pensée de Bernard Stiegler, qui s’est produit en juin 2022. Dans la langue anglaise, selon l’Oxford English Dictionnary, le mot « hommage » a trois connotations : respecter (to pay respect to), être fidèle (to be faithful to) et se soumettre (to submit to). Rendre hommage à une pensée, en anglais, revient, d’une part, à la célébrer (to pay respect to) et, d’autre part, ce respect renvoie à l’attention qu’on y porte (to pay attention to). Mais, dans cette attention, il y a de la loyauté : celui qui porte attention à une pensée et celui qui y est fidèle. L’attention, en l’occurrence, ouvre un processus d’appropriation de la pensée stieglerienne, qui est aussi celui de désappropriation, qui demande un acte de déconstruction, notamment pour déconstruire sa pensée dans ce processus d’être fidèle à sa pensée.

2Or Stiegler a maintes fois souligné qu’une déconstruction de la déconstruction est nécessaire, ce qui revient à dire qu’être fidèle à sa pensée requiert une « déloyauté ». Rendre hommage à quelqu’un, toujours en anglais, c’est faire acte d’humilité ou de « soumission », comme s’il fallait, en l’occurrence, se soumettre à sa réflexion. C’est un processus d’accès herméneutique, une herméneutique d’affirmation et d’une découverte de sa pensée. C’est peut-être aussi une soumission aux défis que sa pensée pose et continue de poser, et cela dans et à travers nos interactions avec ses pensées. Bref, pour rendre hommage à Stiegler, il faut développer une « organologie » de son propre travail.

3C’est dans cet esprit que je voudrais retourner ici à une réflexion inachevée de Gilbert Simondon sur ce qu’il appelle « la techno-esthétique » et montrer pourquoi la conceptualisation du Néguanthropocène que Stiegler appelait de ses vœux dépend également de la capacité d’envisager de nouvelles formes d’organologie, notamment dans le domaine de l’esthétique. Je me pencherai sur un exemple contemporain de techno-esthétique que je trouve particulièrement difficile.

Simondon : Techno-Esthétique

4La question de la technique est, entre autres, liée dans l’œuvre de Stiegler à la conceptualisation philosophique du rapport entre techné et aisthesis. Une réflexion de Simondon sur la techno-esthétique permet de voir ce rapport depuis le contexte contemporain, à savoir celui du système computationnel planétaire où les enjeux d’ordre techno-esthétique sont d’une importance fondamentale pour le devenir (non-in)humain. C’est dans ce contexte et à partir du phénomène de glitch qu’il est possible de parler d’affections techno-esthétiques par rapport aux jeux en ligne et, plus particulièrement, par rapport au développement des techniques propres aux plateformes de distribution de jeux et de vidéo en ligne où il pourrait y avoir confusion entre l’expérience du joueur/spectateur et le jeu en ligne, une brèche entre l’expérience phénoménologique du jeu et le temps de jeu en lui-même.

8Comme on le sait, pour Simondon, tout processus d’individuation inclut à la fois l’individué et l’individuant. C’est par rapport à leur coïncidence qu’il est intéressant de s’interroger sur la dimension techno-esthétique du processus d’individuation humaine. Cette question est au cœur de ce que nous faisons dans le réseau d’études digitales (Digital Studies), à travers divers projets de recherche. Il est difficile d’imaginer ce que Simondon aurait pu dire à propos de notre contexte qui est celui du système de calcul planétaire où l’individuation de chacun est court-circuitée de manière très spécifique et où, par exemple, notre perception ou, plus précisément, notre aperception est prédéterminée par les technologies numériques. Cependant, la techno-esthétique comme « une axiologie intercatégorielle », qui est aussi une nouvelle manière d’appréhender l’aspect culturel de la technique et de ses usages, permet de voir de nouvelles formes d’organologie émerger dans ce contexte.

9Selon Simondon la relation qui relie l’esthétique à la technique est autant commune que spectrale.

• 5 Gilbert Simondon, Réflexions sur la techno-esthétique, p. 384-385.

C’est un spectre continu qui relie l’esthétique à la technique. Un simple boulon cadmié présente des irisations et des nuances qui font un peu songer aux teintes des objectifs fluorurés : couleurs gorge de pigeon, miroitement coloré. Il y a de l’esthétique contemplable dans le câblage d’un radar. Aucun objet ne laisse indifférent le besoin esthétique. Il n’est peut-être pas vrai que tout objet esthétique ait une valeur technique, mais tout objet technique a, sous un certain aspect, une teneur esthétique5.

10Si la technique et l’esthétique sont reliées l’une à l’autre par ce « spectre continu » il serait pour autant trop simpliste de dire que leur seul point commun est à chercher dans la matérialité de l’objet technique d’une part et objet esthétique d’autre part. Il y a, chez Simondon, une tendance à considérer l’expérience esthétique comme une manière de transformer la matière. En effet, selon lui :

L’esthétique, ce n’est pas seulement ni premièrement la sensation du « consommateur » d’œuvre d’art. C’est aussi, plus originellement encore, le faisceau sensoriel, plus ou moins riche, de l’artiste lui-même : un certain contact avec la matière en train de devenir ouvrée. On éprouve une affection esthétique en faisant soudure, en enfonçant un tirefond.

11Cependant, force est de constater que la compréhension de l’art par Simondon est limitée, tout d’abord parce qu’elle semble être trop dépendante du sensoriel, de l’artéfactuel et du musical, c’est-à-dire de l’idée de l’art comme production d’objets d’art dans le monde à travers une prise sensorielle, tel que le geste haptique ou physique du pinceau et le trait de la toile. En tout cas, c’est une impression qu’on peut avoir en lisant sa méditation sur la techno-esthétique où il fait référence à d’autres formes d’art, d’éclairage ou d’électricité. Or ces formes ne permettent-elles pas de croire que la production d’art pourrait être également immatérielle, dans la mesure où elle peut se passer de manifestation matérielle d’un « objet » ? Pensons à l’installation, à la performance ou aux pratiques immatérielles d’art contemporain qui peuvent être sans objets.

12Compte tenu de ces limites, il est pourtant nécessaire de relever le défi que Simondon fait à Derrida, pour prendre en compte les pratiques techno-esthétiques et envisager la techno-esthétique dans le contexte de ce que Stiegler appelle le Néguanthropocence. Il y a bien un changement conceptuel qui s’est produit dans l’œuvre de Stiegler qu’il ne faut pas perdre de vue si l’on veut comprendre comment la question de l’esthétique peut amener à celle du négaunthropocènce.

Stiegler : La poétique du possible

13La question de l’esthétique est au cœur du travail de Stiegler, des trois volumes de La Technique et le temps, en passant par La Misère symbolique et jusqu’à ses derniers travaux où il ébauche son projet de « néguanthropologie ». La figure du Néguanthropos peut être considérée comme figure esthétique, dans la mesure où l’esthétique fait partie du processus de l’extériorisation des savoirs dans des machines, ce processus étant appelé plus tard par Stiegler « exosomatisation » à l’instar d’Alfred Lotka. Selon Stiegler toute rétention tertiaire (inscriptions graphiques de l’écriture, inscriptions sonores des phonographes, bref tout ce qui est retenu dans une forme matérielle et peut prendre, à travers celle-ci, une forme symbolique transcendantale ou, plus précisément, exotranscendentale) appartient au processus de l’exosomatisation.

15Je dirais également que c’est à nous de concevoir et de mettre en œuvre des thérapeutiques possibles aujourd’hui, dans le contexte qui n’est pas le même que celui dans lequel La pharmacologie du Front National a été écrite. Cela fait partie du processus herméneutique de réinterprétation et d’appropriation. Pour Stiegler, l’Anthropocène a deux dimensions : une dimension « anthropique », qui est négative et qui correspond aux forçages anthropiques tels qu’ils ont été décrits dans les rapports de l’IPCC, et une dimension positive qu’il faut trouver dans la capacité qu’a l’Anthropos d’aller au-delà de l’Anthropocène, dans la possibilité d’imaginer les choses différemment, d’imaginer une poétique du possible. C’est pourquoi la force de l’imaginaire et le rôle de l’esthétique ne sont pas à sous-estimer.

17Pour aborder la problématique de la techno-esthétique de nos jours, il faut aussi montrer comment les processus de calcul automatisé sont eux-mêmes partis de l’idiomatique. Cela pour souligner que le processus de désidiomatisation comme conséquence de l’implémentation de l’approche computationnelle de la langue a ses limites et elle ne peut pas éliminer l’idiomatique en tant que poesis potentiel. Le développement des calculs massifs (Large Language Models) à partir de l’apprentissage automatique (machine learning) a des impacts importants sur l’expérience esthético-technique par laquelle la technique conduit à une nouvelle forme d’expérience esthétique. Des exemples sont nombreux, on pourrait penser à des formes poétiques computationnelles ou des formes musicales qui existent grâce à des samplers digitaux ou algorithmes d’improvisation. Malheureusement, il ne s’agit de rien d’autre, et souvent par conséquent, que de placer l’esthétique en opposition au technologique, la création poétique en opposition à la machine ou la forme musicale en opposition à la machine.

18Avec son ébauche de la techno-esthétique ou esthéto-technique, Simondon a montré qu’il s’agit d’une inter-catégorie où l’esthétique n’est pas en opposition avec la technique. Chaque esthétique peut donc avoir une teneur technique (avoir un rapport avec la technique au sens grec de ce terme) tandis que la technique n’a pas forcément de teneur esthétique. Pour Stiegler, par contre, la question est aussi de voir la structure irréductiblement pharmacologique des technologies pour pratiquer une pharmacologie positive : voir l’incalculable dans ce qui se soumet au calcul et de réinventer l’esthétique dans son potentiel thérapeutique.

La Technique et le Temps : les technologies contemporaines

20D’une certaine manière et dans le contexte du travail de Bernard Stiegler, je ne dis rien de nouveau ici. Depuis La Technique et le Temps 3, qui porte sur la relation entre le cinéma et le temps, compréhension du cinéma et du temps, on sait que la construction du temps se déroule dans et par le biais des objets techniques eux-mêmes. Néanmoins, il y a un parallèle intéressant avec Les Frères Lumière et deux lutteurs en train de lutter qui sont l’une des premières expériences cinématographiques et constituent une image rendue très célèbre de l’origine du cinéma. Cette expérience techno-esthétique a rendu une expérience perceptuelle sous forme cinématographique. L’impression de l’enregistrement en temps réel des deux lutteurs à l’écran fait bien sûr partie de ce que Bernard Stiegler a conceptualisé comme une rétention tertiaire et une ex-organologie des connaissances. La vitesse du film passant par le projecteur nous donne l’impression que le mouvement se déroule, d’où notre expérience esthétique est celle de la perception du mouvement dans le temps. Il existe une relation entre la rétention primaire, secondaire et tertiaire de l’image et l’expérience esthétique.

21Cependant, quand on reprend cet exemple dans le contexte de notre expérience avec les technologies contemporaines, on remarque que le rendu de l’image se produit avant la perception : c’est-à-dire une sorte d’aperception. Dans les jeux en ligne, l’instabilité du réseau informatique elle-même pose un défi, tout particulièrement dans les jeux qui sont très interactifs tels que les jeux de combat où les deux temps de réaction des joueurs font partie du processus même du jeu. L’exemple du jeu de combat a une résonance similaire avec l’origine du cinéma où les lutteurs se débattent à l’écran dans ce qui semble être l’enregistrement et la représentation du combat. Dans le monde des jeux contemporains, nous sommes également obligés de considérer que ce qui est rendu à l’écran comme « en temps réel ». Cependant, en raison de la nature des objets techniques, il y a des retards dans les systèmes où le paquet d’informations dépend de la vitesse de la connexion Internet et il peut y avoir un temps de retard accru si les serveurs sont placés dans diverses parties du globe. En plus, ce retard peut s’accumuler si les joueurs sont en Asie, en Amérique du Nord ou en Europe, ce qui peut donner des temps de retard différents. En termes d’expérience en temps réel, il y a donc un risque de temps de retard.

22Des technologies spécifiques ont été développées pour surmonter le temps de latence en utilisant un système de modélisation prédictif qui prédit le mouvement dans le jeu. En quelque sorte, une forme de futur antérieur, ce qui aura été. Si la prédiction est bonne, le jeu continue mais si la prédiction n’est pas juste, il y a un glitch de rattrapage. Le jeu aura été rattrapé, le temps de retard est surmonté afin que les joueurs puissent continuer, l’expérience est transparente. Les sociétés de jeux ont proposé deux solutions pour surmonter ces problèmes de latence ou de retard. L’un est appelé « Delay Netcode » : si le retard est, par exemple, de trois images, alors un retard à trois trames est fixé pour les deux joueurs. En raison de la vitesse du retard, la perception des joueurs ne peut remarquer le délai. Le retard est le même pour les deux joueurs et est imperceptible. La deuxième solution, plus complexe et très problématique, est appelée « Rollback Netcode ». Elle ne consiste pas à retarder le jeu mais, par le biais d’un algorithme prédicatif, elle prédit le mouvement des joueurs en fonction de leurs mouvements antérieurs. Cela veut dire que les joueurs ne jouent plus, mais ils réagissent, à des moments spécifiques, au mouvement prédicatif.

23Encore une fois, tout cela se produit avec une vitesse qui dépasse notre perception. Si la prédiction est correcte, les jeux continuent. Si la prédiction est incorrecte, le jeu recule et rejoue le mouvement en fonction de l’entrée réelle. Cela se produit à nouveau avec une grande vitesse au-delà de la perception ou, plus précisément, au-delà du temps de la perception. L’expérience techno-esthétique, en l’occurrence, est celle où la relation entre la rétention primaire, la rétention secondaire et la protention a été perturbée. Il s’agit donc d’une nouvelle relation au temps où l’algorithme prédicatif prédit le mouvement du joueur et le joueur réagit à l’écran. Ensuite l’algorithme interagit avec le mouvement réel que le joueur a fait. Il existe une technologie similaire utilisée pour Netflix qui est basée sur l’image, où l’aspect fond de l’image reste le même, mais l’aspect mobile de l’image peut différer selon l’endroit où vous êtes par rapport aux serveurs qui sont basés géographiquement. Cela ne devient évident que lorsqu’il y a un problème, où le décalage temporel du retard devient trop grand et l’image elle-même révèle les processus techno-esthétiques en place pour que l’image soit rendue. Cela a conduit au développement de l’art du glitch en tant que forme qui se déroule en révélant ce qui est normalement caché dans les processus de calcul de l’art numérique à l’écran. Cette nouvelle forme d’expérience techno-esthétique est visible lorsqu’il y a un problème dans le système : la technologie n’est plus transparente mais se révèle dans la rupture de l’image où le problème révèle l’appareil technologique. L’expérience techno-esthétique peut être vue à travers le problème, d’où le développement de ce qu’on appelle l’art du glitch.

Conclusion

24Pour conclure, la réflexion de Gilbert Simondon sur la techno-esthétique et son axiologie inter-catégorielle provisoire offre une nouvelle perspective sur la relation entre l’esthétique et la technique. De nouvelles expériences sont possibles grâce à la réalisation de cette interscience et de nouvelles conditions de possibilité s’entrevoient. Malgré la critique justifiée de Bernard Stiegler qui montre la lacune de Simondon en ce qui concerne l’aspect pharmacologique de l’objet techno-esthétique, force est de constater que l’expérience techno-esthétique a toujours besoin de nouveaux organes. Si l’on retient cette perspective pharmacologique de la techno-esthétique, la question est de savoir quelles thérapeutiques sont possibles pour minimiser la toxicité de ces organes. Dans le contexte du système computationnel tel qu’il fait partie de la technosphère, les nouveaux organes sont à la fois de nouveaux supports digitaux (plateformes de streaming, jeux en ligne) et de nouveaux algorithmes (Rollback NetCode). Il s’agit en effet du développement des nouvelles conditions de possibilités, de nouvelles expériences techno-esthétiques, de nouvelles thérapeutiques. Pour Bernard Stiegler, ces nouvelles conditions de possibilités sont des formes qui peuvent être néguanthropiques, c’est-à-dire aller à l’encontre de l’activité anthropique. Ces expériences techno-esthétiques permettent aussi le développement de nouvelles formes idiomatiques dans le contexte de nouvelles technologies numériques. Ces possibilités de nouvelles expériences techno-esthétiques doivent également être explorées dans le domaine des pratiques artistiques contemporaines grâce à des méthodologies de recherche artistique et contributive. Le glitch techno-esthétique nous donne la capacité d’explorer de nouvelles conditions de possibilité thérapeutiques.